Je ne sais pas si la planète entière attendait vraiment que Ferrari dévoile son SUV : ceux qui s’en foutaient, s’en foutent toujours. Quant aux autres, ils forment une communauté planétaire qui serrait les fesses jusqu’à ce, qu’avant-hier soir, deux premières vues soient partagées, mal saisies, pas bien éclairées, même pas cadrées, des photos volées en usine, comme les images d’une échographie révélant avant l’heure le sexe de l’enfant alors qu’on aurait préféré conserver encore un peu le suspens, garder une part de mystère, et espérer encore, un peu.
Depuis deux jours, donc, on sait que c’est mal barré. Oh ça ne fait que confirmer un doute à vrai dire. Mais on se disait que jusque là le style Ferrari réussissait toujours à se sortir des défis qu’il se lançait lui-même. Mais même cette bonne habitude a une fin : le design italien va peut-être se prendre le mur de la mondialisation, obligé de combiner des goûts contemporains à ses valeurs anciennes, de marier la carpe et le lapin pour voir ce que ça donne, quand ils font des petits.
On va se garder l’analyse du Purosangue pour plus tard, quand des photographies un peu plus maîtrisées nous l’auront révélé. Et on verra si sa face avant nous fait toujours penser à celui de la C5X ; ou pas.
En attendant, on va s’accrocher à des réalités plus tangibles, à des exercices d’ores et déjà réussis quand bien même ils osaient monter des modèles a priori pas faits pour ça sur leurs grands chevaux. Parce qu’à vrai dire c’était un peu de ça dont on avait envie dans nos rêves particulièrement irréalistes : que Ferrari se contente de grimper un peu haut sur ses suspensions quelque chose qui ressemblerait à un de ses modèles classiques. Un peu à la façon dont Khyzyl Saleem fait rouler tout ce que la planète compte de Supercars trente centimètres plus haut, sur des combinés ressorts/amortisseurs conçus pour des franchisseurs trois ou quatre fois plus lourds, capables de croisements de ponts hors normes. On imaginait un Purosangue un peu punk, carrément post-apocalyptique, quelque chose qui sentirait plus l’atelier de mécanique que l’étude de marché.
Du coup, tournons vers trois engins tout droit sortis des boites à outils et logiciels 3D de quelques esprits soudain pris de l’irrésistible envie de réaliser ce qui leur passait par la tête.
On commence par le moins sacrilège des trois. Quelque part dans les pays de l’Est, un certain Roman aime bricoler des modèles populaires, simples, des berlines comme on a pu en croiser tant sur les routes, telles que des pères de famille tout à fait responsables ont pu en acheter pour emmener leur famille en vacances. Et parmi celles-ci, une bonne vieille connaissance pour nous autres français : la Peugeot 505. La dernière production hexagonale de ce genre, simple, propulsée et non tractée, essentielle, évidente. Et ce certain Roman a dû bien bien fantasmer sur les déclinaisons surélevées conçues et produites chez Dangel, tout en regrettant que celles-ci ne soient proposées que sur les versions break de ce modèle, parce que ce regret, il l’a transformé en projet, en grimpant une berline de récupération sur des roues chaussées en pneus tout simplement gigantesques, bardant sa carrosserie d’équipements lui donnant l’allure d’un terrible engin destiné à l’attaque, pure et simple, des éléments. Un véhicule pas si pratique que ça, puisqu’il ne dispose d’aucune transmission intégrale, ni même d’un quelconque système permettant au train avant de tracter la masse sur les surfaces délicates. Il ne s’agit ici que de produire l’image d’un engin de franchissement hypothétique, capable toutefois de démarrer, d’enclencher la première et de rouler, très posément certes, sur des chemins pas vraiment viabilisés.
Et à vrai dire, en regardant cette self made bagnole évoluer, je me disais qu’elle entretenait davantage la passion automobile que pas mal de SUV de luxe vendus comme des petits pains sur la planète à des clients qui s’y connaissent mieux en réseaux sociaux qu’en mécanique. Et à défaut de Peugeot 505 Rally bricolée à l’Est, il me semble que, même en sachant que son embrayage est fait en carton, un bon vieux Scenic RX4 me collerait davantage le sourire aux abords d’une station de ski, qu’un Urus ou une Purosangue. Mais j’ai sans doute des mauvais goûts de pauvre.
Du côté des bricoleurs, on n’a pas vraiment attendu que les marques de voitures de sport trouvent leur salut économique dans le commerce de modèles surélevés et lourds destinés à des clients qui avaient envie de rouler en Porsche ou en Lamborghini, mais n’avaient pas l’envie, ou la possibilité physique, de se baisser pour s’y glisser, et se disaient que, quand-même, quatre roues motrices et une garde au sol de Range Rover, ce serait plus prudent, hein, pour les feuilles mortes à l’automne, les bordures de trottoir, tout ça… Très tôt, des artisans ont récupéré des modèles un peu fatigués, des exemplaires qui ne craignaient plus rien pour les monter sur le pont et les doter de caractéristiques pas vraiment prévues dans le cahier des charges originel. Pour d’évidentes questions de coût et de sacralité, ça concernait rarement des modèles ultra exclusifs, et on trouve peu de réalisations de ce genre ayant pour base des sportives italiennes. En revanche, du côté de l’Allemagne, on a chez Porsche quelques modèles qui ont dangereusement dérivé vers le côté populaire du marché automobile, allant parfois jusqu’à proposer des 4 cylindres positionnés à l’avant, histoire de montrer qu’on pouvait, aussi, descendre du piédestal et se tourner vers les prolétaires pour les inviter à la fête. Quelques années plus tard, il y avait sur le marché de l’occasion des 924, des 944 mal aimées des puristes et désirées par ceux qui n’avaient pas les moyens d’être puristes, prêtes à être opérées par des chirurgiens esthétiques exerçant clairement du côté de la médecine non conventionnée.
Par exemple, cette 944, animée par un 4 cylindres de 2,5 l. développant 165 chevaux à la sortie de la chaine de montage, dont la beauté vient tout autant de cette ligne, qui réussissait à apporter de la virilité au dessin originel un peu plus gracile, léger et féminin de la 924 (on est conscient qu’on s’appuie là sur des présupposés antédiluviens concernant ce qui serait essentiellement masculin et archétypiquement féminin, mais c’est précisément parce qu’il y a des archétypes que chacun peut se positionner librement par rapport à eux, et parce qu’il y a des normes qu’on peut légitimement ne pas les respecter), que de l’audace qu’il y avait, pour les designers Porsche de l’époque, à créer des voitures ne se situant pas, toutes, dans le sillage de l’héritage de la 911. Les 944 font partie de ces Porsche dont beaucoup pensèrent qu’elles n’étaient pas de vraies Porsche. Elles n’ont pas, dès lors, ce caractère intouchable qui empêcherait de leur ajouter une rampe de projecteurs off-road sur le capot, des combinés de suspension les grimpant sur des échasses, des stickers à droite à gauche ou un immense levier de frein à main hydraulique. Roturière, populaire, presque prolétaire, cette Porsche est à hauteur d’homme, et il n’y a aucun sacrilège à la modifier, aucun blasphème à la faire sienne. Ce faisant, on ne manque pas de respect à la marque elle-même : on l’a montré plusieurs fois, là où l’Italie produit des divas inaccessibles, des divinités automobiles qu’on ose à peine regarder, qu’il ne s’agit même pas de conduire, des abstractions bagnolistiques se situant pour ainsi dire dans un au-delà mécanique et un outre-monde du design, l’Allemagne fait preuve d’un matérialisme qu’on dirait presque hérité de Marx : une 944 pourrait tout à fait être la bagnole qu’un Comité directeur du Parti déciderait, dans son plan quinquennal, de donner à chaque citoyen, laissant ensuite libre cours à l’initiative personnelle pour la personnaliser.
A l’automne 2021, un modèle de ce genre était proposé sur le site de vente aux enchères Benzin. Gris métal avec ses traits noir mat tracés par les éléments en plastique, jantes assorties, et gros pneus. Irrespectueuse de l’état d’origine. Un peu Punk, un peu mal élevée, et pourtant parfaite dans sa façon de, justement, ne pas cocher toutes les cases et ne pas aligner toutes les qualités possibles. Entre l’ado rebelle qui a décidé de ne pas respecter les conventions familiales et la grand-mère qui n’en fera, décidément qu’à sa tête. Propriété de Matteo Lucatelli, skicrosseur de haut et manifestement amateur de tout ce qui se vit outdoors, ce modèle s’est retrouvé sous l’objectif de Shikijo Petroski, réalisateur grenoblois dont le nom (dont on soupçonne très vaguement qu’il soit un pseudonyme ; on sait pas hein, mais on suppute) mêlant les saveurs japonaises du drift originel en milieu montagnard et le goût particulier que cet art a acquis quand il a été assaisonné par la pratique populaire du touge dans les pays de l’Est (on a déjà évoqué ça ici). Et quand on dit « sous l’objectif », concernant ce réalisateur précis, c’est bien de vues en plongée dont on parle souvent parce que si Shikijo Petroski maîtrise, vraiment très bien, le vocabulaire des images en mouvement, il est aussi pilote de drone, et il fait partie des quelques pointures réussissant à embarquer le regard dans un véritable Grand 8, caméra lancée, depuis le ciel, à la poursuite de deux ou trois bagnoles se ruant de virages en épingles à cheveu dans une course sur le fil du rasoir le long, même si c’est souvent dans de très amples travers, des routes des Alpes. Ce micro-film est un portrait conjoint de la monture et de son rider, comme pour saisir le duo avant qu’il se sépare.
Etonnamment, quand il aborde cette Porsche un peu atypique, c’est avec un calme qu’on dirait Olympien qu’il le fait, comme si cette voiture précise invitait à une autre expérience, plus introspective, plus apaisée. Soudain, les mouvements de caméra se font plus amples, épousant les dimensions panoramiques des chaines alpines, l’objectif vise la Porsche et son conducteur à l’horizontale le plus souvent, parfois même en contre-plongée, comme si cet engin low-tech réclamait qu’on l’aborde avec respect, précisément parce que lui-même ne développait pas la dévotion habituelle qu’on peut avoir pour les monstres sacrés. Ce n’est pas tout à fait un hasard si ce petit film est dédié à la liberté : assez finement, le propos tenu en voice-over ne tient pas le propos habituel, et faux, selon lequel la liberté serait une absence de limite, ou l’abolition de toute forme de contrainte. Au contraire, ici, la liberté se conjugue avec l’auto-discipline, la concentration sur la situation présente, et les perspectives qui s’ouvrent. Et petit à petit, ce propos entre en phase avec la Porsche, qui semble incarner dans sa métamorphose, cette façon d’envisager la liberté comme l’art de se prendre en main, et de devenir ce qu’on n’est pas encore. Et d’un coup, on réalise qu’on va avoir une nouvelle raison de regarder les films de Shikijo Petroski : à la folie de ses anciennes réalisations s’ajoute une forme de sagesse dont on a envie de voir comment elle va se développer à l’avenir. Mais après tout, comme on l’avait déjà vu monter des plans de mountain bike sur du Mötley Crüe, et accompagner une course poursuite entre trois bolides lâchés sur les cols des Alpes par le Lacrimosa du Requiem de Mozart, on n’est pas plus surpris que ça de le voir faire preuve d’une profondeur dont on est curieux de voir jusqu’où elle peut s’étendre.
Dernier enthousiasme pour un modèle permettant, tel un cowboy, de traverser le paysage à hauteur de cavalier, l’extraction d’une bête de course imaginée par Khyzyl Saleem à partir du nouveau Range Rover. Il n’y a, a priori, vraiment rien de sportif dans ce mastodonte qui a plutôt pour mission de rivaliser avec les poids lourds de cette catégorie pachydermique, à tout point de vue, constituée par le Rolls-Royce Cullinan et le Bentley Bentayaga. Pourtant, le jeune designer anglais dont tout le monde a plus ou moins, désormais, croisé quelques créations numériques. L’atelier de Khyzyl Saleem, c’est 3DS Max, son pont élévateur, c’est Corona Renderer et sa boite à outils est faite de textures, de lumières, de matières numérisées qui réussissent à être en même temps extrêmement réalistes, tout en ne laissant aucun doute sur leur nature fantasmée, demeurant clairement de l’autre côté de la frontière numérique, dans les territoires digitaux. Et c’est ainsi que l’aimable, confortable et même douillet Range Rover devient machine de guerre, véhicule de chantier dont les terrains d’intervention seraient des déserts entiers, dont il aurait comme seule mission d’en avaler l’espace, de part en part, déchirant le silence du vacarme de sa mécanique, ne laissant sur son passage que la poussière soulevée, et les impacts de la caillasse soulevée et propulsée comme par des millions de lance pierre manipulés par autant de géants, criblant le paysage d’impacts qu’on dirait générés par autant d’armes de gros calibre, en mode automatique. La force de Khyzyl Saleem, c’est d’introduire dans l’univers du design 3D cette substance que Star Wars avait amené dans l’univers de la science-fiction : le passage du temps. La carrosserie orangée de son Range Prerunner est déjà couverte de la poussière sableuse, des mains se sont déjà posées sur cette surface, et y ont déjà laissé de grandes traces sales. L’engin ne s’est pas encore frotté aux contingences du réel, mais il est déjà usé par son usage imaginaire. Les véhicules imaginaires de Khyzyl, tels le Faucon Millenium, se conjuguent à l’imparfait du futur, comme si on observait d’un futur plus lointain encore que l’avenir des objets échoués là par un temps révolu avant même d’avoir eu le temps d’exister; comme si on découvrait des souvenirs, après coup.
Les bonheurs n’arrivant parfois pas seuls, Hagerty, courtier en assurances spécialisé dans les voitures de collection et commanditaire de ce projet mené par le jeune designer a mis en ligne un making-of de cette déclinaison particulièrement sauvage du tout terrain britannique. Et c’est une façon d’entrer dans cet atelier un peu particulier, pour s’apercevoir que les créations de Khyzyl Saleem ne sont pas de simples surfaces texturées. Elles ont bel et bien des dessous mécaniques.
A la vue de ces images qu’on a l’impression de regarder dans un rétroviseur braqué sur l’avenir, on se dit que, finalement, ce n’est pas qu’on soit impatient de découvrir le Purosangue de Ferrari. Au contraire, on aimerait que ce dévoilement soit déjà pour nous du passé, on souhaiterait que le temps ait coulé depuis, que les années aient fait leur oeuvre, que les modèles vendus se soient usés à l’usage, qu’ils aient pris des coups, que les carrosseries portent les traces des outrages qu’elles auront subis. On aimerait que des révolutions soient passées par là, que les propriétaires des SUV Ferrari se soient fait dérober les clés et que des hordes d’anarchistes post-apocalyptiques aient osé customiser sauvagement cette insulte faite au mythe. On aimerait être déjà en 2050 en train de contempler les ruines du Purosangue, parce qu’il est probable que celles-ci soient plus belles que l’objet neuf et rutilant qu’on s’apprête à nous présenter. On a hâte, à vrai dire, que ce genre de produit, et le monde qui va avec, aient été soldés par l’histoire et que, comme des statues de dictateurs déboulonnées, on les ait arrachés à leur piédestal pour les abattre au sol, histoire de dire que ça va comme ça, histoire de rappeler aussi que le U qui trône au centre de SUV, désigne l’usage qu’on fait d’un objet, et que si Ferrari veut faire des véhicules de ce genre, alors tout ce qu’ils mériteront, c’est qu’on les utilise, comme on le fait de tout vulgaire outil.
Il se trouvera bien un artisan quelque part, qui montera un Purosangue rincé par les ans sur son pont élévateur, virera les roues, puis les trains roulants, pour remplacer tout ça par des liaisons au sol un peu plus dignes de ce qu’on est censé concevoir, du côté de Maranello. Parallèlement, d’autres mécanos continueront de hisser des bagnoles pas prévues pour ça à des altitudes spectaculaires. Comme des bucherons qui auraient fait un stage chez Andrea Pelone, telles des drag queens extravagantes, ces créatures fascinantes évolueront en platform-shoes et en talons aiguilles sur les sentiers de montagne et les déserts, dont elles seront les princesses inattendues, et nous, nous serons remués de l’intérieur en les regardant, comme si leurs pneus sculptés pour arpenter la terre glaise et la caillasse, nous labouraient les tripes.