L’inaccessible Etoile

In Concepts, Renault, Renault Filante Record 2025, Sandeep Bhambra
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C’est devenu une habitude chez Renault : on pioche dans les noms du passé et on les colle au cul de modèles qui, parfois, n’ont pas grand chose à voir avec ceux qui jadis les avaient portés. Laguna était à l’origine un concept de Spider à moteur arrière, puis on se servit de ce nom pour désigner une paisible familiale. Espace était un monospace dont l’intérieur permettait de multiples formes d’aménagement, puis la marque choisit de nommer ainsi un break un peu insipide, à la disposition intérieure désespérément figée, à la silhouette résolument bispace. Rebelotte avec le concept car1 qui préfigure un futur modèle de compét’, dont la forme futuriste est en fait un hommage au passé.

Quand les premiers titres annonçant ce démonstrateur ont paru, son nom, Filante Record 2025, évoquait tout de suite l’Etoile Filante de 1956, qui avait établi un record de vitesse dans la catégorie des véhicules pesant moins d’une tonne. Sur le lac salé de Bonneville, cette étoile établissait un record à 308 km/h et des poussières, avec une motorisation par turbine. Mais en découvrant le concept de 2025 on est alors surpris : physiquement, il ne doit rien à celle qui lui a donné son nom. L’Etoile Filante ressemblait au bolide décapotable de Penelope Pitstop dans les Fous du volant : toute en rondeurs et en courbes, gracile, frêle, légère, taillée pour fendre l’air en douceur, sans aucune forme d’agressivité. Une carrosserie faite pour épouser l’atmosphère et lui faire vivre sa nuit de noces sans passer par la phase des préliminaires. La Filante Record 2025 semble, au premier abord, bien moins fluide. Si ses roues sont elles aussi carénées, elle présente des trains roulants hors-bord, nichés dans des ailes rapportées qui constituent, aussi, autant de déflecteurs aérodynamiques guidant l’air sur les flancs, cintrant le flux vers l’arrière pour réduire la trainée. Rien de commun donc entre l’ancêtre et l’héritière. Mais Sylvia Dos Santos, qui est aux appellations commerciales, au sein de la direction du marketing de Renault2 ce que Maître Capelo était aux Jeux de 20 heures, nous explique qu’en réalité, c’est un double hommage que rend ce nom : Filante évoque bel et bien l’Etoile Filante. Mais Record est une référence aux déclinaisons sportives de la 40 cv qui avait battu toute une série de records d’endurance en 1925 et 1926. On devine donc que 2025, c’est l’occasion de fêter le centenaire des exploits de cet engin au look beaucoup plus brutaliste que l’Etoile Filante, auquel la Filante Record 2025 fait esthétiquement beaucoup plus clairement écho.



C’est qu’à vrai dire, ce demo-car (utilisons le bon mot…) tente d’être le digne héritier de ces deux ancêtres. De l’Etoile Filante, la Filante Record 2025 reprend le soin apporté aux matériaux utilisés afin de réduire le plus possible le poids de l’engin. Dans le même esprit, elle mise sur une forme de motorisation qui demeure encore un peu alternative, puisqu’elle est électrique, sa devancière misant, elle, sur une turbine Turbomeca qui n’eut pas de mise en application hors des lacs salés. Evidemment, le moteur électrique n’est pas en soi une nouveauté mais ce demo-car a pour but, comme tout ce qui se conçoit actuellement d’électrique, de peaufiner la balance entre poids, puissance, autonomie et performance, puisque c’est ce combo qui écrase jusque là l’automobile électrique et lui fait perdre une bonne partie du sens qu’elle peut avoir.

Mais justement : parce que le nouveau modèle est électrique, il lui serait difficile d’adopter une silhouette aussi basse et fuselée : il faut bien parvenir à mettre la couche de batteries quelque part. La Filante Record 2025 est dès lors nettement plus haute dans son attitude, exactement comme l’était la 40cv. Son esthétique brutale plonge ses racines dans ces engins qu’on créait dans les années 10 et 20 pour battre tous les records possibles de l’époque, au prix parfois de la vie de ceux qui osaient se mettre à leur volant. Les récits d’accidents tragiques ne manquent pas, culminant sans doute avec la décapitation, au volant, de John Parry-Thomas par l’une des chaines de transmission de sa Babs, cassée net dans l’effort sur la plage de Pendine Sands, en 1927. Pour le dire simplement, et la Renault 40cv ne fait pas exception : ces monstres puent la mort, et c’est ce qui fait toute leur beauté. Leur esthétique sans fioritures, leur allure n’admettant aucun compromis, leur total refus de faire dans le « joli », l’absence de sens de « beau » dont elles font preuve est précisément ce qui leur permet d’être authentiquement belles. Car la beauté est précisément ce qui se trouve sans s’être cherché, ce qui s’impose comme allant de soi sans correspondre à aucun critère préalable.

Avec sa carrosserie dont l’habitacle est construit à partir de panneaux de simili cuir tendus sur une structure en bois (c’est le système de conception Weymann), ses lignes de démarcation nettes mettant en valeur son compartiment moteur réalisé, lui, en panneaux de métal sommairement ajustés, avec ses volumes insensés, totalement dédiés à la mécanique, manifestant on ne peut plus clairement à quel point ici c’est le moteur qui importe, dévorant l’espace, monopolisant le volume au point de repousser le conducteur loin en arrière (mais ça, c’est la norme à l’époque) et de ne ménager au dessus du capot qu’une meurtrière en guise de pare-brise.

Sur les modèles peints en bleu on voit nettement la démarcation entre les parties réalisées selon le principe Weymann, dont les surfaces sont mates, et les panneaux métalliques dont la peinture laquée luit sous la lumière, révélant leur irrégularité, et donc leur extrême finesse. Sur les photos de profil, on saisit bien le confort dans lequel est installé l’unique occupant, en devinant le volant émerger à travers la minuscule ouverture latérale, et atteindre presque le plafond. Sur le modèle 2025, cette différence de texture est reprise par cette astuce consistant à rendre tout l’habitacle transparent, y compris sous la ceinture de caisse. La partie basse, qui ici ne s’ouvre pas, dévoile le pilote en position sur son siège, et fait penser aux très anciens modèles de voiture qui n’étaient pourvus ni de flancs latéraux, ni de portes, ouvrant la totalité du cockpit sur l’extérieur.


C’est cette allure savamment disproportionnée que reprend le demo-car. Mais, parce que celui-ci est aussi héritier de l’Etoile filante, cet aspect très brutal est ici conjugué avec une volonté d’intégrer tout ce qui pourrait faire obstacle à l’air, tout ce qui pourrait empêcher son écoulement. D’où les roues carénées dans les ailes enveloppantes, d’où le pare-brise incliné et, de façon générale, le travail aérodynamique beaucoup plus abouti et les surfaces nettement plus fignolées, lissées, arquées de façon subtile et puissante à la fois. C’est cette qualité de finition qui constitue la plus grande différence avec la 40cv, et lie davantage ce nouveau bolide à l’Etoile Filante des années 50, comme s’il cherchait à croiser des chromosomes encore sauvages à une lignée plus cultivée, moins féroce dans son apparence et ses manières, plus susceptible, aussi, de ne pas servir de cercueil à son conducteur.

Ce qui demeure conforme à l’histoire, cependant, c’est l’audace consistant à ne pas chercher à tout prix à séduire le spectateur. De nombreux aspects de la Filante Record 2025 heurtent le regard par manque de fluidité ou d’équilibre. Les ailes en particulier, débordent un peu trop amplement de la carrosserie, qui perd son côté fuselé, son apparence étroite de cockpit d’avion de chasse. La façon dont elles s’achèvent de façon abrupte sur leur face arrière semble ne rien devoir à l’esthétique, choisissant même de surligner la coupe franche et verticale d’un empiècement noir qui en marque la bordure, comme pour assumer cet aspect tranchant, qui rompt avec la fluidité de l’ensemble. Cette verticalité, c’est un thème qu’on retrouve dans la physionomie de quelques voitures de sport contemporaines, la Ferrari F80 par exemple, utilise ce trait de caractère pour tracer doublement la transition entre son aile avant et son flanc latéral. On retrouve aussi la même recherche de style sur plusieurs sketches de Romain Saquet faisant un peu de prospective pour d’hypothétiques renouveaux de la SM, chez DS.



Il y a là une façon d’assumer l’épaisseur induite par la présence des batteries, surtout sur un modèle monoplace aussi étroit qui ménage finalement peu de surface pour le pack d’alimentation. Plutôt que camoufler le volume, il y a une forme d’intelligence et d’authenticité à l’assumer pour ne plus en faire un sujet de honte ou de dissimulation. Et ici, l’effet est d’autant plus intéressant qu’il permet de demeurer fidèle à l’effet de masse qui distinguait la 40cv, son inspiratrice.

Enfin, clin d’œil purement stylistique au passé, les phares ronds positionnés tout en bas de la calandre, rapprochés par la largeur réduite du corps poids plume de la 40cv sont réinterprétés ici, diamètre augmenté mais signature lumineuse réduite à sa plus simple expression : quatre segments dessinant le cercle, à la façon dont sur la R5 les « antibrouillards » sont circonscrits par quatre segments qui en tracent les angles. De face comme de plein arrière, le caractère spectaculaire de la machine est assuré par les immenses évidements à l’intérieur des ailes, au cœur desquels pulse le flux d’air engendré par le déplacement de l’ensemble, et le show est relayé à l’intérieur de ces tuyères par les éléments de suspension et de transmission qui lient les trains roulants au chassis. Précisons au passage que si on sait déjà que direction et freinage se feront sans liaison mécanique (il faut s’habituer à voir se développer, de plus en plus, les technologies « filaires » by-wire), le type de moteurs, leur positionnement et le mode de transmission demeurent inconnus. Or, précisément, puisqu’on sait que sur la R5 Turbo électrique les moteurs se situeront dans les roues, on peut se demander si ce démonstrateur technique va servir à développer ce type de technologie. La physionomie de l’engin pousse en tout cas à s’interroger sur ce point.

Reste qu’on pourrait trouver un peu regrettable que la structure Weymann en toile tendue n’ait pas été reprise sur ce nouveau modèle. BMW avait déjà tenté une démarche de ce genre avec une carrosserie « textile » sur le concept Gina. Ici, ce n’est pas cette solution qui a été choisie pour la carrosserie. En revanche, c’est à l’intérieur qu’on trouve un détail qui détourne cette technique, pour un autre usage. Car le siège est précisément structuré comme une simple toile tendue sur une structure rigide, qui vient enlacer le conducteur une fois qu’il est positionné dans le cockpit. A mi-chemin entre le hamac et la chaise longue, l’idée est de proposer quelque chose d’extrêmement léger, qui puisse néanmoins épouser au plus près le corps de celle ou de celui qui se met au volant.



Si l’extérieur peut diviser, l’intérieur est lui susceptible de recevoir tous les suffrages. Car si le demo-car est voué à vivre sa vie sur les lacs salés et les autodromes, son cockpit est tout particulièrement soigné. Le siège, comme on vient de le voir, fait preuve d’inventivité et c’est ce qui fait tout son style. Mais le morceau de bravoure de cette voiture, c’est son bloc d’instruments, tout entier fait de métal brut, au sein duquel commandes et systèmes d’information sont insérés, dans un espace réduit sans pour autant sembler engoncés. Les vues disponibles jusque là ne permettent pas de juger tout à fait de l’instrumentation dont dispose cette voiture de compétition. On l’imagine minimale et essentielle, et on comprend ou plutôt, on devine qu’elle prend place sur la surface convexe qui traverse le volant, lui-même réduit à sa plus simple expression, comme une commande d’aviation. On doute a priori de la transposition de telles commandes à la série. Mais on rêve, sans trop d’espoir d’être satisfait, qu’un jour un modèle puisse reprendre ce type de structure métallique, sans autre forme d’emballage, laissant s’exprimer la nature purement technique de l’engin dont on prend les commandes.


Cerise sur le gâteau, une vidéo dévoile ce raffinement supplémentaire : l’ensemble constitué par la structure de l’instrumentation et le volant est solidaire de la verrière, et bascule donc avec elle vers l’avant pour libérer l’accès au cockpit. Voici donc le genre d’aménagement que permet le steer-by-wire, dont on peut imaginer qu’on puisse en trouver des restes, à terme, dans l’intérieur de modèles commercialisés.


C’est donc de ce genre de matériaux que sont faits nos rêves : une bonne dose de mémoire, tellement lointaine qu’elle plonge dans un passé qu’on n’a même pas connu, une bonne rasade de projection vers le futur, une pincée de légèreté, une bonne grosse louche de puissance contenue. Du style, mais sans chercher à faire style. De la beauté, sans correspondre à des normes déjà reconnues (de la beauté en somme). On pourrait regretter qu’un tel engin n’existe pas. On se tromperait sans doute un peu : si nous n’irons jamais chercher le pain en Filante Record 2025, cette étoile filante existera bel et bien, et nous la verrons à l’oeuvre, traçant la trajectoire la plus longue et la plus rapide possible sur des surfaces infiniment planes avec comme perspective l’infini, et l’au-delà. On prendra plaisir à la voir fendre l’air et soulever de ses pneus minces comme des foils une fine couche de sel arrachée à la surface du Lac de Bonneville. Il y aura du bleu, et du blanc. Ca fait déjà les deux tiers d’une fierté nationale. Quand la signature arrière tracera sur le globe devenu plat un segment si long qu’on croira voir une droite rouge tracée sur la surface de la planète, le sang rejoindra le ciel et le sel pour compléter cette bannière. On aura alors devant nous l’image mouvant de ce qu’on appelle une exception culturelle.

Et comme il n’y a pas de culture sans auteurs, cette voiture comme toutes les oeuvres a son metteur en scène, son réalisateur, son artiste en somme. Il s’appelle Sandeep Bhambra, il est directeur du design avancé chez Renault et il fait partie de ceux que Gilles Vidal a emmenés dans ses bagages en passant du lion au losange. Il semble de plus en plus qu’il ait des choses à dire, et on est curieux de voir ce qu’il va nous offrir à l’avenir. Cette machine constitue en tout cas une belle oeuvre de jeunesse.

  1. Pardon, le marketing a décidé qu’il s’agit en réalité d’un demo-car. Soit… ↩︎
  2. Oh mais si c’est bien là son rôle, on a deux mots à lui dire à propos de l’utilisation commerciale des noms Espace, et Scenic, qui sont posés sur des modèles qui n’ont strictement rien à voir avec ce que furent leurs ancêtres ! ↩︎

1 Comment

  1. Magnifique concept car il faut bien avouer. Inattendu. Un peu rétro futuriste si on veut mais pas néo rétro, la 40 CV étant heureusement très différente et splendide également. C’est un bon choix plutôt que de s’être calé sur l’ Étoile filante, raie manta pour lac salé beaucoup moins attirante à mon sens. Et plus difficile à moderniser paradoxalement du fait de sa très grande simplicité.
    Beau vecteur d’image pour Renault, et même spectaculaire. Qui permet de s’interroger sur le curseur que la marque cherche à placer au mieux pour ses nouveaux modèles électriques, entre rappels plus ou moins appuyés au passé et calques néo rétro à éviter . Sans contrainte de production, la Filante Record 2025 est une réussite totale. La R5 me semble très bien aussi. La future Twingo sera tellement pimpante que ça fera passer que c’est un clone moderne de la 1ère. Perso je n’aime pas cette idée. Pour la R4, c’est étrange et là pour le coup ce côté frankenstein du résultat me laisse dubitatif…ces lignes reconnaissables dans un véhicule aux proportions si différentes et dans un segment très nettement plus haut de gamme, en forme de SuV urbain concurrent du Countryman, perturbent la perception du véhicule et de sa validité. Est ce que les acheteurs suivront en masse comme il est nécessaire pour ce constructeur ? Est ce que la sympathie naturelle de la R4 sera transposée sur cette version très empatée de l’ancêtre, comme cela s’est fait naturellement pour la R5 ? Le risque industriel n’est pas trop grand puisque bcp de choses sont identiques sur les 2 voitures , mais je trouve que Renault a déjà atteint les limites de sa démarche….n’aurait il pas fallu plutôt en faire une version frugale, légère ,dépouillée et moins chère de la R5 en s’inspirant des lignes de la R4, plutôt que d’en faire l’inverse en brouillant son image et son sens….bref , on.verra si sa côte d’amour (relative tout de même a l’époque, c’était plus un objet utile dans bien des achats provinciaux, bien que je la trouve en réalité formidable) se transférera sans trop de déperditions. Renault n’est tout de même pas redevenu par miracle une marque à la mode capable de tout vendre sans souci….j’ai donc un gros doute. Sans compter que l’autre axe visuel amené par Vidal , très complexe avec ses facettes aiguisées, ne semble pas non plus déplacer les foules .
    En tout cas bravo pour ce bel engin qui fait rêver. Puisse til donner de l’élan pour le futur de la marque !

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