Puisqu’il y a un type qui a décidé d’incarner à lui seul le concept de problème, et puisque le gars occupe une certaine place dans l’industrie automobile actuelle, au point d’en avoir allègrement rebattu les cartes, attaquant sans somations les constructeurs confortablement installés sur leurs banquettes royales, les chopant à la gorge pour les vider de leur sang à même le sol, sans un regard ni un frémissement d’hésitation, puisqu’un patron a décidé de la jouer façon In cold Blood, réécrivant l’histoire passée pour mieux graver dans la pierre l’avenir, effaçant les vieilles images de chaines de montage peuplées d’ouvriers pour mieux installer l’idée d’usines vides de toute humanité, grouillant de robots affairés, n’ayant d’humaine que l’allure générale, détruisant consciencieusement le monde connu qui déjà ne nous rassurait qu’à moitié pour en imposer un nouveau tout droit sorti de son esprit passablement dérangé, carrément flippant pour tout être encore un peu humain et éveillé quant à ce qui se prépare ; puisque – et on sait bien que ce n’est pas là le caractère le plus inquiétant du personnage – il a pour idée fixe d’arracher le volant du tableau de bord des bagnoles pour ne plus proposer que des places passagers, il est peut-être temps de s’occuper du cas de ce personnage et de cerner d’un peu plus près ce qui l’anime, et ce qu’il compte faire de nous. Et quand je dis « nous », c’est vous, c’est moi. Nous qui n’avons que ce monde ci pour y vivre, que la rétribution de notre travail pour nous y faire une place. Et ne faites pas les malins : même les lecteurs qui ont un peu d’argent de côté font partie de ceux qui ont plus à perdre qu’à gagner à voir Elon Musk prendre plus de pouvoir encore sur ce monde qu’il a tout intérêt à voir périr pour mieux nous convaincre de lui offrir les moyens de le quitter.

Entrée en phase critique
Réglons tout de suite son compte à une objection qui pourrait m’être faite : je suis a priori assez fan des productions Musk. L’ingénierie de Tesla m’impressionne, la progression de la marque m’intéresse, j’ai tendance à ne rater aucun décollage d’un lanceur spaceX1 et même, on peut dire que je prends très très volontiers mon pied à regarder ces évènements et à apprécier la façon dont, autour d’Elon Musk, tout est un peu connecté : Tesla n’a pas besoin d’investir dans le sport automobile parce que les fusées SpaceX sont aux modèles de la marque automobile ce que la F1 ou un prototype d’endurance est à Mercedes ou Porsche : une vitrine mettant en évidence un savoir-faire rare, superlatif, sans équivalence à vrai dire, prenant aux tripes les spectateurs comme un Grand-Prix peut le faire. Quand on assiste à l’arrachement au sol d’un lanceur Falcon9 propulsant vers l’espace le vaisseau Crew Dragon et son équipage, quand on mesure le risque insensé de l’opération, les téraoctets de données traitées en live pour que l’anéantissement des lois de l’attraction terrestre se réalise conformément aux plans fixés, contrattaquant en direct des dizaines de milliers de micro-incidents dont chacun, joint aux dizaines de milliers d’autres, pourrait faire partir le matos et les humains dans le décor planétaire, quand on jette un coup d’œil sur le tachymètre sur l’écran, histoire de se faire une idée de la puissance cinétique de l’engin, son accélération folle vers des vitesses qui sont absolument sans commune mesure avec celles dont n’oseraient même pas rêver les meilleurs ingénieurs des équipes les plus couronnées de la F1, quand on admire, un filet de salive coulant de la commissure des lèvres vers le menton, le retour sur Terre des éléments réutilisables des lanceurs SpaceX, que ce soit pour exécuter à la perfection, et dans une chorégraphie digne d’Iron Man, un atterrissage conjoint sur le support intégré à la base de la structure, ou une captation en pleine chute contrôlée, par un bras se déployant pile poil au bon moment pour saisir en plein vol le tube gigantesque, on ne peut qu’être subjugué par tant de maîtrise, tant de puissance déployée pour batailler avec les lois de la physique, tant de maestria dans l’invention de solutions à des problèmes réputés insolubles, dans l’art du dépassement des limites dont on se rend compte qu’elles n’étaient en fait que théoriques.
Le risque, quand on est subjugué, c’est de perdre l’esprit critique dont on est censé être doté. Or, précisément, c’est précisément à cette aptitude que s’attaque celui qui a tendance, ces derniers temps, à s’introniser lui-même Maître des USA, ou du monde, ce qui revient au même tant les USA ont tendance, soudain, à nous rappeler en actes ce à quoi ça ressemble, le colonialisme ; et parmi les privilèges des colonisateurs, il y a celui-ci, qui n’est pas des moindres : on n’est pas critiquable. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le patron de Tesla, SpaceX, X & C° pourrait prêter le flanc à quelques critiques, et pourtant il faut lutter contre l’envoûtement qu’on ressent devant ses oeuvres pour parvenir à trouver à redire à son action. Et quand on reprend un peu ses esprits face aux miracles muskiens, on réalise que critiquer ce nouveau prophète est d’autant plus nécessaire que les réalisations de cet entrepreneur nous éblouissent ; et c’est parce qu’on est subjugué qu’on considère qu’il y a un devoir de décortiquer son mode de fonctionnement, ses projets et ses principes comme on examine les lignes de programmation d’un algorithme bien bien nébuleux, ou le jeu savamment orchestré des pièces d’une mécanique.
Pourquoi évoquer sur un site de culture automobile cette question politique ? D’abord, parce que la bagnole, c’est éminemment politique, ça instaure un certain rapport au territoire, ça permet aux uns de se déplacer, aux autres pas, ça met en rapport avec les autres, mais ça isole aussi. Et à vrai dire, on pense qu’Elon Musk a deux trois choses en tête dans sa façon de développer la gamme Tesla, et que ça a un rapport avec les raisons pour lesquelles nous devrions nous méfier un peu de lui.
Mais avant cela, il faut qu’on aborde d’un truc un peu délicat.
J’ai parlé jusque là de subjugation, puis d’éblouissement. En réalité, le juste mot serait plutôt : fascination. Elon Musk est fascinant, comme le sont les êtres hors-normes, les monstres dont la beauté vient du fait qu’ils sont très exactement ce qu’ils sont, et rien d’autre, tout juste assez semblables à nous-mêmes pour qu’on puisse trouver avec eux un point d’attache sans pour autant parvenir à discerner en eux les signes d’une appartenance commune. Alien est fascinant. Predator est fascinant, précisément parce que le peu de point commun qu’on peut leur trouver avec soi est balayé par tout ce qui diffère et horrifie. La fascination est ce qu’on ressent quand on est également attiré et effrayé par un être ou un événement qui nous dépasse et semble nous appeler néanmoins. Le Loup est fascinant pour le Petit Chaperon rouge. L’Ogre est fascinant pour le Petit Poucet. Smaug et l’or qu’il couve pour Thorin. Alien pour Ripley. Le serpent pour Eve. Musk pour nous tous.

Careful with that axe, Elon
Mais il y a une autre raison pour laquelle Elon est fascinant. Et comme toute forme d’hypnose, ça crève tellement les yeux qu’on ne le voit même pas. Car de fascination à fascisme, il n’y a que le pas de quelques lettres que le retour au latin permet d’effectuer sans effort, même pour celui ou celle dont les neurones n’ont pas vu la salle de sport depuis belle lurette. La passerelle, c’est un mot latin, fascia, qui désignait une bande de tissu, de cuir ou de fibres végétales qui servait à lier ensemble les branches d’un fagot (fascis), la gorge des femmes, à la manière d’un foulard bien serré, mais aussi les batons (fasces) qui, serrés ensemble de façon à être en même temps rigides et souples, constituaient le manche de la hache des licteurs, ces gardiens de l’ordre qui, sous l’empire romain, accompagnaient les magistrats, afin de les protéger et figurer le pouvoir qu’avaient ceux-ci de faire appliquer la loi, par la force s’il le fallait. Cette hache, on l’appelle en français le faisceau. Et c’était le symbole du fascisme mussolinien. Les fibres végétales qui, tissées ensemble, forment ce manche dressé vers la lame, on les appelle des verges. Le verbe qui permet de désigner l’acte par lequel on les serre ensemble pour leur donner leur rigidité, c’est le verbe bander.
Vous me voyez venir hein…
Parce qu’en fait, c’est gros comme le nez au milieu de la figure.
Il y a un lien entre le faisceau romain, qui était le symbole de l’Imperium, c’est à dire du commandement suprême dont disposait l’empereur qui le déléguait à certains magistrats, et l’organe sexuel masculin au mieux de sa forme. Tous ceux qui ont visité Pompéi ont remarqué la présence, insistante, de symboles phalliques disséminés absolument partout dans la décoration des espaces publics et privés. Si les codes de la déco d’intérieur et de la mode de l’empire romain étaient propulsés jusqu’à nous, on irait bosser avec des t-shirts arborant de magnifiques services trois pièces immensément dressés sur la hauteur totale du vêtement, les mêmes qu’on arborerait sur les stickers couvrant nos ordinateurs portables, les posters géants au-dessus du canap’ dans le salon. Les robes de hautes coutures seraient brodées de motifs ithyphalliques tissés en fil d’or, on prendrait le café à la pause, au boulot, face à nos collègues, en posant nos lèvres sur un mug délicieusement orné d’une splendide et pachydermique paire de glaouis servant de soutien à un pylône manifestement traversé par des très très hautes tensions, notre n+1 nous félicitant pour ce bon goût apporté à l’ambiance de la boite, les uns et les autres nous demandant où nous avons pu trouver une telle merveille, information que nous garderions secrète, comme il se doit, parce qu’il en va des artistes capables de représenter un phallus de façon simultanément stylisée et réaliste comme des coins à champignons : ça ne se partage qu’avec les amis sûrs. Si nous vivions selon les critères esthétiques romains, une marque automobile au moins aurait comme logo une verge fièrement dressée vers le ciel, sa racine solidement plantée sur ses valseuses un peu aplaties par la masse qu’elles portent sur leurs épaules. Renversez le logo Tesla, et c’est à peu près de ça qu’il s’agit, et on sait la passion que son patron entretient pour l’Empire romain.
Or, détail qui n’en est évidemment pas un : le nom que donnaient les latins à ce symbole phallique, c’est fascinus.
La boucle est alors bouclée. Le fondement du fascisme, sa racine la plus… hmmm…. profonde, ce sur quoi il est littéralement assis, c’est une gigantesque bite dressée au beau milieu des fameuses terres qui ne mentent pas. Et on va être honnête trente secondes : ça n’a absolument rien d’étonnant. On sait la place que le fascisme réservait aux femmes. Certes, cette idéologie semblait les sacraliser mais c’était à la façon dont la mafia débarque dans votre restaurant tout neuf et vous lance « il est important pour vous ce restaurant hein ? Alors il faudrait qu’on en prenne soin car… il pourrait lui arriver des bricoles… ». C’est assez simple en fait : plus on sacralise la femme, plus on la contrôle. Dans leur façon de prendre The Handmaid’s Tale (la Servante écarlate en VF) pour un programme, et non une dystopie (Ivanka Trump, le jour de l’investiture de son père, portait carrément une tenue rendant hommage à la série), les conservateurs américains nous indiquent un peu où ils souhaitent embarquer le monde. Et, puisqu’on parle ici bagnoles, il n’est pas très étonnant que ce soit sur ce marché automobile là que les énormes bétaillères à marmaille aient tant de succès et que, malgré leur taille éléphantesque, elles soient si souvent conduites par des tradwives toutes contentes d’avoir une voiture dont la forme, le volume et la fonction rendent inutile tout bumper-sticker chantant les louanges de la maternité. Le Chevrolet Suburban est à la rhétorique automobile conservatrice ce que la Toyota Prius est à la propagande écologiste. A l’homme le pick-up (le travail en somme), à la femme le SUV (la famille), et aux enfants la muscle-car pour les garçons, la Jeep pour les filles (donc, la patrie).
Disons ça autrement : le fascinus enfante le fascisme, alors que l’uterus, lui, n’est censé donner lieu qu’à l’hystérie. Ou comment la culture occidentale privilégie, fondamentalement, le sexe masculin. Tout fascisme est un phallocentrisme, un machisme en paroles et en actes. Et ça, l’évolution d’Elon le montre on ne peut plus clairement. Le salut nazi n’est là que pour épater la galerie, mettre de son côté la frange la plus radicalement rétrograde de la population parce que c’est le genre de force qu’il vaut mieux avoir avec soi que contre soi ; ça permet de sur-exciter (pardon, d’hystériser) les adversaires et les faire monter tellement haut dans les tours qu’ils en viennent à émettre des critiques qu’on pourra aisément balayer au prétexte qu’elles sont excessives. « Je ne suis pas Adolf Hitler » affirmait Elon le lendemain de cette généreuse dispersion de son cœur d’un éloquent geste du bras. Et il faut reconnaître qu’en effet, a priori, il n’est pas Adolf Hitler.. Mais ce cirque ne simule le nazisme que pour mieux détourner l’attention loin de la vraie nature de son positionnement : il est, au sens propre, fasciste et son virilisme en est l’expression la plus spontanée et la plus directe.

Your body, my choice
Le problème avec Elon, c’est que les indices s’accumulent au point de former… un faisceau de présomptions. Le logo Tesla regardé à l’endroit ressemble quand même fort à une double hache posée sur son manche, un faisceau de licteur romain dédoublé, comme on le représentait parfois. Et bien sûr, si on n’est pas complètement hystérique on peut aussi y voir le T majuscule de Tesla. Dans l’histoire, on en trouve pas mal de ces symboles phalliques fièrement tendus vers le firmament. Les obélisques, les colonnes célébrant les victoires militaires, les épées, canons d’armes à feu dressés vers le ciel, les missiles, les bagnoles même dont on regrette manifestement que les SUV leur ait fait perdre ce beau profil balistique qui signalait leur aptitude innée à la pénétration, dans l’air, évidemment. Mais bon, on ne va pas perdre ici l’occasion de remarquer que, de tout ce que l’humanité a construit, les fusées sont quand même ce qui, morphologiquement parlant, se rapproche le plus du fascinus latin. Et si le record du mimétisme a été atteint avec Blue Origin, au point que les aliens ont dû se demander à quel point de leur évolution les humains en étaient arrivés, pour envoyer des godes géants dans l’espace, les lanceurs SpaceX posés les uns à côté des autres ressemblent aussi, beaucoup beaucoup, à cette étrange page des catalogues de la Redoute et des 3 Suisses dans lesquelles, au milieu des fers à friser et des sèche-cheveux, des femmes caressaient énigmatiquement leur visage avec des cylindres vibrants dont n’importe quel enfant doté d’un néocortex en état de marche se disait qu’il faudrait, peut-être, poser deux trois questions au designer qui l’avait conçu parce que, tout de même, ça se voyait bien que ça ressemblait à… Non ? Aujourd’hui, il est difficile de ne pas se dire que la Falcon Heavy est évidemment la version TTBM de la fusée Falcon tout court, le Jeff Stryker du 7e ciel en somme, l’instrument dédié au massage en profondeur de la voûte étoilée2.


On peut s’amuser trente secondes de la multitude de symboles phalliques déployés par tous les machismes du monde. Mais à chaque fois que des mecs se montrent hyper soucieux de la pudeur dont seraient censées faire preuve les femmes, on peut observer les mêmes mecs prendre des poses édifiantes avec dans les mains ou à côté d’eux des symboles tout aussi évidents que les vibromasseurs des catalogues de notre enfance. Les talibans, sitôt les femmes enfermées à la maison, paradaient sur des pédalos, kalachnikov en mains, le canon joyeusement dressé vers les étoiles. Elon, dans le fond, n’a qu’une obsession : féconder l’univers. Et chaque lancement d’un de ses lanceurs n’est rien d’autre, pour lui, qu’un coup de rein supplémentaire dans l’espoir mi touchant mi pathétique de faire pleuvoir sa semence sur le sol martien. Derrière le décodage amusant des formes qui ne cachent même pas vraiment ce qu’elles symbolisent, il y a tout de même le sort très concret des femmes dont beaucoup d’entre elles, sur Terre, n’en sont plus vraiment à trouver ça mignon ou comique. Il y a tout de même derrière les projets d’Elon et de la mouvance idéologique dont il est l’épicentre, une conception de la femme qui, à terme, se concrétisera par des lois de plus en plus contraignantes pour elles, afin que s’accomplisse les projets suprématistes et expansionnistes de mecs manifestement un peu flippés de voir la virilité être parfois mieux incarnée, sur la planète, par des mecs qui ne sont ni riches, ni blancs. Et de fait, si on écoute bien ce que nous disait il y a quelques semaines Zuckerberg3, tout ça, c’est la faute des femmes.
Dès lors, il faut observer tout les projets d’Elon sous un angle politique. Tout simplement parce que son projet est politique, qu’on le veuille ou non : il concerne la façon dont on peut, ou pas, vivre tous ensemble et comment les uns peuvent, ou pas, asservir les autres. Or, de plus en plus, on peut considérer que le plan produit de Tesla dit quelque chose de ce projet politique. Et pour le commun des mortels, ça sent pas très bon4.

Baby you can’t drive that car
En octobre 2024, Elon révélait dans une quasi indifférence l’abandon du projet de Model 2, une voiture plus petite que les modèles proposés jusque là par Tesla, censée permettre à des automobilistes plus modestes, ou n’ayant pas besoin d’une voiture familiale, d’entrer dans la modernité automobile. A la place, cette conférence intitulée Tesla, We Robots annonçait l’arrivée imminente d’une toute nouvelle proposition, le Cybercab, un robotaxi assumant pleinement de n’avoir pas besoin de conducteur puisqu’il est absolument dépourvu de toute interface permettant à un être humain d’en prendre les commandes. Le Cybercab se conduit tout seul, car il est tout à fait autonome.
Ca n’a l’air de rien, mais en réalité c’est peut-être plus important que ça n’en a l’air. Cette question d’autonomie est en effet peut-être l’un des éléments les plus profondément puissants des révolutions technologiques en cours. Au 18e siècle, dans un opuscule intitulé Qu’est-ce que les Lumières, Emmanuel Kant définissait dans un texte assez accessible au plus grand nombre, en longueur et en complexité, la façon dont il concevait ce qu’on appelle « autonomie » : c’est l’aptitude qu’a chacun à discerner par l’usage de sa propre raison la direction qu’il va suivre, les buts qu’il va se fixer, les règles qu’il va respecter pour se comporter conformément à sa propre volonté. Etre autonome, pour Kant, c’est être libre sans pour autant faire n’importe quoi, c’est se déterminer soi-même, et ne plus l’être par une autorité extérieure à soi-même, c’est être, en somme, majeur. Et c’est en gros le programme que l’occident s’est officiellement donné comme projet commun.
Pour le dire simplement, le Cybercab est une voiture autonome dont le passager lui, ne l’est pas. Et il l’est d’autant moins qu’il n’en est ni le conducteur, ni le propriétaire. Dès lors, rien dans l’usage de cette voiture n’est véritablement entre ses mains. Ni le déplacement lui-même, ni les destinations choisies ni, surtout, la disponibilité de cette voiture. Les explications de Tesla sur ce changement de stratégie sont un peu foireuses : officiellement, il s’agirait de s’adapter à un monde dans lequel la plupart des déplacements se font seul à bord, au mieux à deux. Pourquoi pas mais alors, on peut se demander pourquoi continuer à fabriquer et vendre des modèles manifestement destinés à accueillir des familles entières.

A vrai dire, on a une hypothèse. Et c’est pas tellement le genre d’annonce qu’on ferait en conférence de presse. Tesla pourrait fonctionner en mode « deux salles, deux ambiances ». Pour les familles, c’est open bar et buffet à volonté : tu es maître de ton véhicule, il t’appartient, il se tient là, fier et disponible n’attendant que ton geste pour ouvrir grand les portes à ta progéniture avant de te tendre le volant afin que tu t’en saisisses. Et pour ceux qui roulent seuls ou au mieux à deux, un engin automatique qui est là si un modèle traine dans les parages et s’avère être disponible. Le siège encore chaud de la présence il y a quelques minutes du passager précédent, le vide-poche encore encombré des déchets générés par les clients antécédents, contre-portes un peu moites, poignées légèrement poisseuses, odeur persistante faite d’un pot-pourri d’aftershave, de ce genre de déodorant qu’on utilise après la salle de sport quand on n’a pas encore osé franchir le cap des douches collectives, de tout ce que le commerce légal ou pas propose comme substances à fumer, quelques poils de chat, quelques cheveux égarés, tout ce qui te rappelle que l’engin n’est pas à toi, que la prochaine fois que tu l’utiliseras ce sera le même, mais pas celui-ci.
Associée à des algorithmes bien pensés, ça permettrait deux trois choses intéressantes : tu veux te rendre au meeting politique des démocrates ? Soudain, aucun Cybercab n’est disponible. Tu changes d’option et demande à te rendre à celui des républicains ? Trois Tesla se présentent illico presto en klaxonnant joyeusement l’Hymne américain. Algorithmiquement, c’est de la préférence nationale. T’as un plan Tinder qui se goupille bien comme il faut : pas trop loin, partenaire de même couleur, mais de sexe opposé, le Cybercab s’avance à toi et t’ouvre sa porte pour t’emmener vers la Terre promise avec musique qui va bien et petite vidéo pour que tu arrives à grande forme. Tu viens de recevoir une invitation sur Grindr pour un petit rapprochement entre les peuples, tu as besoin des services d’un Cybercab pour franchir les 8 kilomètres qui te séparent du suburb voisin mais, mystérieusement, tous les véhicules disponibles un instant plus tôt ont piscine ou dentiste. Vas-y avec tes pieds, gâcher ta précieuse semence avec le Grand Remplaçant. J’vais vous en écrire moi, des nouveaux épisodes de Black Mirror.
Et si vous pensez sérieusement que dans le cadre d’une activité commerciale Elon ne pourrait pas se permettre de favoriser les uns et priver les autres, ou de changer de comportement du jour au lendemain, vous pouvez observer la façon dont, en Ukraine, à propos des connexions sur son réseau Starlink, ce commercial conçoit la notion de continuité de service.
Dans l’Europe du 20e siècle, ni le fascisme ni le nazisme ne se sont imposés en promettant de bien bien faire chier le peuple. Au contraire, ces régimes ont toujours été aux petits soins pour ceux des citoyens auxquels ils promettaient a greater way of life again. Il y a toujours des « autres » à qui on peut faire payer les pots cassés. Si ce n’est plus le juif, ce sera le musulman, si ce n’est plus le gay, ce sera le ou la trans, si ce n’est plus le rital, ce sera le beur. Mais il faut toujours permettre au peuple de se sentir plus riche de quelque chose. Dans les années 30, ce furent consécutivement la Fiat 500 en 1936, commandée par le pouvoir fasciste, qui permit à tout un chacun d’accéder à la petite voiture, puis la Volkswagen type 1, voiture du peuple voulue par Hitler qui en résumait le concept en trois mots : Kraft durch Freude, la force dans la joie en VF, dont les commandes passées en 1938 furent honorées en… 1949, quelques raisons de force majeure ayant entre temps un peu retardé la production. Tout totalitarisme s’appuie au moins partiellement sur la conviction qu’a le peuple que le pouvoir lui donne ce dont il pense avoir besoin. Aujourd’hui, le peuple veut de l’intelligence pour penser et produire à sa place plutôt qu’une bagnole. Ca tombe bien, un Cybercab c’est exactement ça : un habitacle qui pense à ta place et te transporte là où tu veux, si il veut.

Mais cette bipartition entre les véhicules qu’on peut conduire et ceux qui se conduisent tout seuls fait penser à cette conférence donnée en 2019 par Laurent Alexandre, le principal lobbyste français travaillant pour le développement de l’Intelligence Artificielle, devant des étudiants de Polytechnique. Faisant mine de s’inquiéter du sort subi par les gilets jaunes, il faisait cette distinction édifiante : pour lui, les gilets jaunes (et par extension, tous ceux qui dans leur vie professionnelle ont pour mission d’exécuter des tâches), sont des substituables. Développons l’idée : ils sont trop nombreux, ils ne sont ni décisionnaires ni individuellement décisifs. Pour le dire clairement, chacun d’eux est inutile, l’important c’est de disposer d’une masse suffisamment importante de ces substituables pour pouvoir les menacer, dans tous les domaines de leur vie, d’être substitués. A strictement parler, les gilets jaunes sont la meilleure image qu’on puisse se faire des grands remplaçables. Et il les oppose à ceux qui constituent ce jour là son public : les futurs cadres et dirigeants de cette marée jaune. Les étudiants de Polytechnique sont les futurs gestionnaires de cette ressource humaine dont la valeur est de plus en plus faible à mesure qu’elle constitue une masse plus importante, elle-même de plus en plus concurrencée par des machines qui ont ceci d’immensément avantageux qu’on ne craint pas qu’elles se mettent en tête, du jour au lendemain, de faire griller des merguez sur les ronds-points de France et de Navarre. Ici aussi, deux salles, deux ambiances. Aux gilets jaunes il prédit un avenir où on les reconnaîtra comme une puissance incapable de se diriger elle-même, complètement dépassée par des intelligences humaines et techniques auxquelles elle ne comprendra rien du tout. Aux étudiants de Polytechnique il promet tout simplement un nouvel Âge d’or, exactement comme le fera en 2025 Donald Trump lors de son investiture.
Maintenant, si on se replonge en 2018 et qu’on imagine une seconde que les Berlingo et Kangoo, mais aussi la Seat Leon jaune d’Eric Drouet aient été remplacées par des Cybercab génériques, les algorithmes, s’ils avaient été bien conçus, aurait empêché qui que ce soit de se rendre sur les ronds points et les Champs. Et si les Fenwicks étaient autonomes, jamais ils n’auraient accepté d’être propulsé sur le portail d’un ministère. On devine à l’avance que le Cybercab sera très abordable, mais la contrepartie, ce sera de remettre nos vies entre ses mains numériques, d’accepter que celles-ci collectent des données et apprennent mieux à nous calculer, à prévoir nos comportements à l’avance et parer à toute contre-attaque de notre part : Quand on est une machine, on n’est jamais trop prudent. Et un jour, on entrera dans un Cybercab, on lui demandera de nous emmener chez le médecin, un jour où on devrait aller bosser, et d’une voix synthétique et ferme, il nous répondra : Non.

Post-automobile
De toute évidence, nous avons un problème avec Elon. Et c’est le genre de problème dont il va être difficile de parler pour deux raisons principales : une part de nous-mêmes n’y tient pas trop, précisément parce qu’on demeure fasciné par ce qu’il est capable de faire : ses productions sont spectaculairement efficaces, et il y a en nous un observateur malsain, celui qui regarde par la serrure des portes, et qui cherche à voir de façon détaillée les accidents de la route et, si possible, leurs victimes. Or Elon, sur la route de l’histoire, ressemble fort à un bon gros accident. Et surtout, la bande passante de la discussion mondiale est totalement saturée par l’objet du problème lui-même. C’est un peu comme si Elon se rendait avec ses géniteurs à la réunion parents-profs et que, pour empêcher son prof principal de faire le point, il couvrait sa voix en proférant à travers un mégaphone des propos tous plus choquants et contradictoires les uns que les autres.
Elon, c’est le bruit et la fureur H24, chaque jour, sans aucun répit. Métaphoriquement, c’est un peu comme si on avait le regard rivé sur l’écran d’un casque de VR où serait projetée, sans aucun répit, une boucle ininterrompue des intégrales croisées des Transformers et des Fast & Furious. Intelligents ou pas, il n’est pas certain que nos cerveaux soient capables d’encaisser une telle dose de sollicitation partiellement rationnelle, mais aussi pour une bonne part totalement conne. N’ayant pas le temps de faire du tri dans l’information, incapables de refaire le film mentalement pour en vérifier la cohérence, nous avons toutes nos chances d’être perpétuellement dépassés par les événements. Le Cybertruck nous a accoutumés à ce malaise qu’on éprouve devant les propositions dont on ne sait trop quoi penser : est-ce qu’on n’aime pas parce que c’est complètement débile ? Ou est-ce qu’on n’aime pas parce qu’on est complètement con ? Le doute persistera sur cette question, suffisamment pour qu’on tente de dépasser le niveau d’intelligence dont on pense être actuellement doté, histoire de voir si on ne pourrait pas penser les choses un peu différemment, et mieux. Si Homo erectus se tenait là, un peu vouté sans doute, la mâchoire inférieure un peu tombante, l’air égaré, devant nous autres, Homo sapiens sapiens, sans doute aurait-il l’impression confuse de ne pas très bien savoir où se situer sur une échelle de l’évolution dont il n’aurait même pas idée. C’est pile poil dans cette situation que nous nous trouvons : nous commençons à entrevoir ce qui pourrait prendre notre propre suite, et nous ne nous y reconnaissons pas vraiment. Mais la situation n’est pas tout à fait la même : Homo erectus ne pouvait rien contre l’arrivée de ses successeurs car celle-ci obéissait à une évolution qui n’était voulue par personne. En revanche, les changements que nous apercevons à l’horizon sont le fruit de visions et de projets qui sont très clairement identifiés dans l’esprit de quelques êtres humains qui n’ont aucune légitimité à décider et mettre en oeuvre quoi que ce soit au nom des autres.

Si c’est un homme
Elon Musk n’est rien de plus que n’importe quel autre être humain. Certes, vous et moi n’avons jamais été invités à apparaître dans un épisode d’Iron Man, mais avec le recul on se doute que John Favreau et une bonne partie de la production se mordent rétrospectivement les doigts d’avoir eu cette idée d’offrir à Tony Stark un alter ego dans le monde réel en la personne d’Elon. Stark et Musk connaissent des trajectoires diamétralement opposées : le premier est un égoïste qui découvre sur le tard les vertus de la philanthropie, se reconnaissant finalement homme parmi les humains. Le second suit un chemin qui l’éloigne d’une humanité dont il semble convaincu qu’il en est le plus fidèle représentant, les autres étant souvent trop éloignés du modèle originel pour être véritablement dignes d’intérêt. Ce faisant, soit il est humain et nous ne le sommes pas, soit nous le sommes et il ne l’est plus. Et dans cette seconde hypothèse, il peut se situer au-delà de l’humanité, comme s’il était le premier maillon de la chaine visant à nous remplacer, ou bien en-deçà, infra-humain précisément parce qu’il prétend être sur-humain.
Elon aimerait manifestement que toutes les routes le mènent à la Rome impériale. Mais sur la Terre comme au ciel, les choses sont un peu plus compliquées que ça. Qu’il le veuille ou non, et que nous-mêmes nous le voulions ou non, il forme avec nous autres, humains, une communauté. Quand bien même une armée de robots formerait autour de lui une garde prétorienne, il devrait se souvenir que ces soldats étaient, dans l’Empire romain, suffisamment bien programmés pour être capables de se retourner contre l’empereur, façon Hal 9000, si celui-ci commençait à prendre des écarts par rapport aux intérêts supérieurs de l’Empire. Tout est finalement réductible à cette question, simple : Qui prend le volant ? Qui est conduit ? L’erreur, comme toujours, serait de répondre en proposant un nom. Car en réalité, ce n’est pas avant tout une question de personne. Sur le site de la marque Tesla, la mise en scène des modèles respecte un principe qui, après la réflexion que nous avons partagée, peut nous inviter à quelques méditations supplémentaires : quand les voitures sont statiques, les photographies et vidéos mettent en scène des êtres humains. Mais quand elles sont en mouvement, l’univers visuel devient strictement automobile et, surtout, on ne distingue que très, très difficilement (sur une vidéo mettant en scène le Cybertruck) une silhouette dont on peut supposer qu’elle est humaine, à son volant. Il y a là une mise en image des enjeux politiques du monde à venir. Comme on vient de le dire, la question n’est pas vraiment de savoir quel être humain dirigera le monde de demain. La question est plutôt de savoir si ce qui le dirigera sera, ou non, humain. Et tous autant que nous sommes, nous voyons bien que déjà, nous ne sommes pas certains que ce soit encore pleinement le cas. Le jour où on constatera que le Cybercab dans lequel on a pris place a manifestement décidé de ne pas nous conduire à la destination qu’on lui avait donnée et qu’il refuse catégoriquement de nous indiquer le lieu où il nous emmène, en regardant dehors par la fenêtre, pourra-t-on encore trouver dans la rue un regard capable de comprendre pourquoi on panique, et à travers le vitrage fumé des autres véhicules une présence un tant soit peu complice avec laquelle on pourra partager l’effroi qui dont on sera saisi ? Avant que ce genre de choses nous arrive, il serait peut-être temps de se demander collectivement si le monde, demain, aura encore figure humaine.
PS : Hey, Grok, merci pour les illustrations ! Allez, sans rancune…
- Et non, non non, je ne les regarde pas dans la sombre attente de voir le bordel exploser en plein vol ou, mieux encore, se mettre d’équerre dès l’allumage et pointer tout droit vers la salle de contrôle où se tiennent tous les commentateurs patentés, idolâtres comme il se doit, les neurones depuis biiiiien longtemps en orbite basse, planant totalement dès lors qu’on prononce le nom de leur Dieu, pour lequel ils pourraient mourir s’il le fallait. ↩︎
- Les connaisseurs savent, parce qu’ils ont une culture générale solide dans ce domaine, le nom du studio de production américain pour lequel le fameux Jeff Stryker (qui est au côté obscur de la force ce que Rocco Siffredi est à son côté lumineux) tournait. Ceux qui ne savent pas, je vous laisse chercher puis, quand vous aurez trouvé, émettre les plus étranges hypothèses en mode « hasard ? Ou coïncidence ? » ↩︎
- Mark Zuckerberg qui aura donc atteint le summum de sa virilité personnelle le jour où, voyant son pire ennemi s’approcher du pouvoir au point d’en devenir inquiétant, décida de prendre courageusement la parole pour affirmer d’un bloc qu’il était absolument d’accord avec Elon, et qu’il lui vouait une éternelle allégeance, prenant ses couilles à son cou pour mieux affirmer que son entreprise, et le monde qui va autour, avaient besoin d’une dose supplémentaire de testostérone. Pour le restant des jours de cet univers, quand on aura besoin de se souvenir de ce à quoi ça ressemble, la lâcheté, on aura le visage de Zuckerberg, son indéfrisable et son t-shirt un poil trop XXL en tête, et cette image vaudra à elle seule tous les joints du monde. ↩︎
- Et arrêtons de penser que le commun des mortels c’est les autres, ou que ce sera les autres avant d’être soi-même : quiconque n’a rien de mieux à faire que lire cet article fait partie du commun des mortels, et il est visé par Elon. Ce n’est pas une affaire personnelle, car à ses yeux, nous ne sommes personne. ↩︎