Eh bien ! La guerre
Mesdames et Messieurs, et surtout Mesdames, les choses étant ce qu’elles sont du côté des USA, la question du genre sera sans doute un des grands champs de bataille des années à venir. On reparlera prochainement du cas Elon Musk, puisqu’il y a de plus en plus de choses à en redire mais, bien que le patron de Tesla auto-intronisé nouveau maître du monde semble bien parti pour pousser le bouchon carrément bien plus loin que tout ce qu’on avait jusque-là imaginé de pire, nous autres amateurs de bagnoles ne pouvons pas faire les malins : il faut avouer que l’univers automobile a souvent brillé par son conservatisme dans sa conception des rapports entre hommes et femmes, tant pour leur organisation dans le cadre professionnel que dans leur mise en scène publicitaire. Ainsi, au-delà de l’usage des femmes réduites à leur corps sur les stands des salons de l’auto, offertes en pâture aux pulsions de drague d’un public très très majoritairement masculin et aux astuces photographiques d’artistes amateurs tentant de faire le point sur le sol glacé pour espérer y distinguer l’obscur objet de leur désir, reflété en contre-plongée inversée sous des jupes suffisamment courtes pour permettre aux antres secrètes qu’elles font à peine semblant de dissimuler de, quand même, bien prendre la lumière, la publicité a longtemps utilisé les femmes comme faire-valoir ou métaphores de l’automobile, permettant aux marques de faire un montage parallèle entre l’attraction que les hommes hétérosexuels peuvent éprouver envers les femmes et l’attachement qu’ils manifestent à l’égard des bagnoles.
C’est extrêmement basique, c’est sans aucune finesse ni nuance, ça joue à mort sur la solution de facilité consistant à remplacer le produit qui n’attire que certains par la femme censée séduire tout le monde ; et au passage, ça objective donc joyeusement les femmes, ce qui permet d’oublier qu’on est en train de parler d’êtres humains, comme tout le monde. Mais paraît il, ça fait vendre, et on se doute qu’au sein des équipes de marketing il y a toujours une main pour se lever et déclarer aux autres, comme pour soulager tout le monde, qu’il faut bien être pragmatique, oubliant de préciser que l’idée forte du pragmatisme, c’est que ce qui est vrai, c’est ce qui est efficace, qu’il n’y a donc pas de vérité au-delà de la performance, qu’il n’y a donc pas de morale au-delà des chiffres de vente. C’est ce qui fait que depuis la victoire de Donald Trump, les marques les unes après les autres renoncent à leur politique d’intégration des minorités. Et non seulement elles y renoncent, mais en plus elles le font savoir. Parce que la vérité en ce domaine est fixée, « pragmatiquement », par les études de marché. Et peu importe que dans le fond ce revirement consiste à nier l’existence d’une ségrégation contre laquelle, quelques semaines plus tôt, on luttait encore : la vérité n’est plus constituée par les faits (et c’est pour ça que parallèlement on supprime toutes les instances de fact checking) ; la vérité, c’est ce qui marche, ce qui permet d’obtenir du succès.

Les autres des hommes
Etant données les intentions de l’Amérique profonde (c’est à dire désormais de l’Amérique tout court), les femmes doivent s’attendre à être désormais la cible de discours (ça, elles ont l’habitude), mais aussi de décisions tout à fait politiques (ça, elles y sont un peu moins accoutumées, du moins frontalement) ayant pour objectif de les remettre à « leur place »; on s’apprête à ne leur reconnaître le droit d’être maîtresses de leur vie qu’à la condition de mener celle-ci « comme il faut », d’être des « bonnes femmes », c’est à dire, selon les vues natalistes du maître à penser de Donald Trump, des mères, et ce de leur puberté à leur ménopause, laissant libre le champ des autres activités aux hommes. Quelque chose nous dit que si Tesla ne fait pas de publicité, c’est en partie pour ne pas dépenser des budgets jugés inutiles puisque la marque fait causer d’elle sans avoir à parler d’elle-même, mais aussi parce que la publicité impliquerait de tenir un propos, d’affirmer un certain nombre d’énoncés qui donneraient à Tesla une identité, et que Musk pour le moment préfère d’une part ne pas adopter l’imagerie très progressiste qu’imposait la publicité dans un monde qui était jusque là lui-même trop enclin à faire de la femme l’égale de l’homme, et d’autre part ne pas exprimer clairement ses vues sur les choses, du moins tant que le monde occidental n’est pas prêt à entendre et voir un certain nombre de choses. Mais justement, maintenant que le monde paraît plus favorable au retour à une tradition un peu fantasmée, on va voir si la marque demeure discrète dans sa promotion.
Mais si jamais l’électrisante marque américaine devait donner dans la communication sexiste, il faut lui reconnaître ceci : elle ne ferait que mettre ses roues dans des traces de pneus déjà copieusement tracées sur l’asphalte du sexisme. Ca fait longtemps que le marketing automobile fait, au mieux, semblant de valoriser les femmes, ne les prenant en considération qu’à la condition qu’on les confonde avec les hommes, comme le faisait Peugeot en 2017 pour faire la promotion du 5008) en les cantonnant à une conception d’elles-mêmes qui en faisaient, clairement, les subalternes des hommes. Simone de Beauvoir le diagnostiquait dès la fin des années 40 : ce sont les mecs qui demeurent la valeur de référence, le diapason humain, les femmes devant perpétuellement se positionner par rapport à ce repère, comme si elles n’avaient elles-mêmes aucune boussole pour trouver leur propre Nord. Les femmes sont considérées comme le deuxième sexe, celui qui arrive en seconde position.

En être, ou ne pas en être, telle est la question
Il faut reconnaître à Alfa Romeo une place de choix dans la lignée des marques qui, durablement, auront exploité et donc entretenu les stéréotypes les plus caricaturaux sur le genre féminin, mettant en scène un culte lourdaud dont le corps des femmes serait l’évanescente divinité, censé être sublimé par la forme des carrosseries et la dénomination de certains modèles. L’idée, c’était que le client masculin tombe passionnément amoureux des bagnoles, ou plutôt qu’on fasse comme si il allait le faire, étant entendu que bien sûr et heureusement, ça ne se passe jamais vraiment comme ça, qu’aucun mec n’a jamais dragué un coupé GTV, qu’aucun mâle en rut ne s’est jamais tapé une 164, qu’aucun coupé Brera n’a jamais véritablement rempli les corps caverneux de qui que ce soit. Le marketing, quand il est vraiment faiblard, ne produit rien d’autre que ce genre d’imaginaire que partagent des adolescents libidineux, le soir, dans la chambrée de la colonie de vacances, une fois qu’on a éteint les lumières et que la conversation s’égare au moins autant que les mains glissant en scred de la face supérieure de la couverture à ses mystérieux dessous. La communication Alfa a toujours développé un imaginaire pseudo-romantique, faussement excité, mimant la passion amoureuse juste pour user de ce bon vieux réflexe masculin : si un mâle, à côté de moi, a l’air émoustillé par une forme qu’il désigne comme féminine, alors il faut que je fasse un peu semblant de l’être aussi, histoire d’être bien bien sûr de ne pas être pris pour un PD.
En réalité, c’est comme dans certains lieux de culte où tout le monde en fait des tonnes parce qu’en réalité plus personne ne croit : tout est faux, rien n’est sincère, tout le monde fait semblant mais on sauve les apparences. La sensualité made in Alfa Romeo est un peu à l’automobile ce que l’élection de Miss France est à l’hétérosexualité : les candidates sont calibrées pour n’exciter personne, puisque le show doit rester familial et bon enfant. Mais les membres masculins du jury se doivent d’échanger des regards lourds de sous-entendus pour mimer une excitation d’autant plus pesante qu’elle est parfaitement inexistante. L’assimilation de l’automobile au féminin relève de la même mécanique : parce qu’elle repose sur du vide, il faut la surjouer. Et chez Alfa Romeo, on aime bien simuler l’orgasme.

Romeo + Juliet
Le nom de ce constructeur est en réalité un bel exercice de contradiction : alors qu’en 1910 le A signifie Anonyme (Anonima Lombarda Fabbrica Automobili), le racheteur de l’entreprise, Nicola Romeo, y ajoute son nom de famille en 1918, et crée ainsi le nom d’une société anonyme qui ne l’est plus. Du coup, le nom de la marque n’a en réalité aucun rapport avec le fameux adolescent shakespearien, jusqu’à ce que dans les années 50/60 le marketing se mette en tête de créer un récit autour de ce prénom en le mettant en tension avec la dénomination donnée à deux modèles emblématiques. C’est alors qu’on associe Romeo à cet autre prénom, qui semblait l’attendre de toute éternité : Giulietta tout d’abord, en 1954, puis Giulia, en 62. Les oeuvres de l’onomastique sont parfois simples comme bonjour : Les amants séparés depuis la Renaissance étaient soudain réunis sous une forme nouvelle. Un peu comme si le couple archétypique, après avoir regardé Les Transformers diffusé en streaming dans l’au-delà, avait fomenté le projet de revenir sur Terre travestis en bagnoles.
Depuis, c’est à un colloque amoureux que la marque invite sa clientèle, chaque acheteur jouant son Romeo devant les courbes des carrosseries lascivement mises à sa disposition. Une Alfa Romeo, ce sont des hanches généreuses, des épaules finement dessinées, une chute de rein un peu cambrée par la monte pneumatique qui la grimpe subtilement sur les talons, juste ce qu’il faut, sans en faire des tonnes. Un p’tit cul aussi bien sûr, et des dessous soignés laissant entrevoir la mécanique sans l’exposer tout à fait, respectant les limites qui séparent l’érotisme de la pornographie ; un pont arrière, un élément de suspension, une ligne d’échappement… Mais comment ça marche, dans nos têtes, ce discours marketing ? Comment ça se fait qu’on joue le jeu quand bien même ça repose sur des stéréotypes remis en question depuis bien longtemps ?
Parce que ça rejoue en fait cette partition qui veut que les hommes soient rationnels, quand les femmes, elles, développeraient des émotions, de la sensibilité. Aux hommes l’esprit, aux femmes le corps. Et pourquoi ça pose problème ? Parce que ce qu’on présente aujourd’hui comme une qualité, c’est précisément ce pour quoi on condamnait jadis les femmes, ce à quoi on les artificiellement assignées. Et qu’en réalité, même si aujourd’hui on les applaudit pour cette sensibilité qui serait leur spécialité, c’est une démarche qui ressemble fort à ce discours raciste applaudissant les personnes noires pour leur magnifique aptitude à la danse, à la course et au saut en hauteur. La preuve, c’est que notre vocabulaire garde la trace de cette façon dont on condamnait autrefois les femmes en raison même du fait qu’elles ont ce corps plutôt qu’un autre : hystérie, en français, désigne le désordre comportemental d’une personne qui laisserait un peu trop parler en elle les mouvements intérieurs exprimés sous forme de sentiments, d’émotions, de passions même. Et ce mot ne vient pas de n’importe où, sa racine, c’est l’uterus, qui nommait déjà en latin ce qu’il désigne encore aujourd’hui : le tréfond du corps féminin, la racine de cette émotivité dont seraient dépourvus les hommes, pour leur plus grand bien.

Poker face
Vous vous êtes déjà demandé pourquoi la Joconde se trouve en France alors que son peintre était italien ? Ce n’est pas François 1er qui en avait passé commande. Léonard de Vinci est venu en France avec cette planche d’olivier sous le bras parce que le portrait de cette femme était trop vulgaire pour le remettre à la famille qui en avait passé commande. La cause ? Son sourire, pourtant seulement esquissé. Le sourire d’une femme est l’expression extérieure d’un mouvement intérieur. C’est quelque chose qu’une femme éduquée devait, et ce jusqu’à la fin du 19e siècle, réprimer ou dissimuler, déployant son éventail pour voiler son visage quand celui-ci ne suffisait pas à cacher sa vie intérieure. Encore aujourd’hui, sur les catwalks des défilés de mode des marques les plus onéreuses, il convient de ne laisser rien transparaître de sa vie intérieure.
Même époque, même génie : William Shakespeare crée le personnage de Juliette, qui nous séduit aujourd’hui parce qu’elle exprime ses sentiments, dit son amour, vit cette passion qu’elle éprouve pour Romeo. Mais on oublie que les raisons pour lesquelles on aime aujourd’hui les classiques sont précisément celles pour lesquelles ils semblaient scandaleux à leur propre époque : selon les standards de la Renaissance, Juliette est juste inconvenante. Juliette est au 16e siècle ce qu’Aya Nakamura est au 20e. Toutes proportions gardées, évidemment. Si aujourd’hui de très nombreuses fictions ne sont que des réitérations par avance aimables de Romeo et Juliette (West Side Story, Titanic…), l’oeuvre qui en reprenait la trame, mais aussi le caractère scandaleux, c’était Brokeback Mountain. Deux êtres s’aiment malgré leur volonté de ne pas s’aimer. Leur rencontre n’était pas prévue, elle n’était pas annoncée et eux-mêmes en perçoivent le caractère interdit. Mais voila, c’est plus fort qu’eux. Et la qualité du film d’Ang Lee, c’est de nous mettre de nouveau en porte-à-faux, mettant en scène une beauté à laquelle nous ne sommes pas prêts, insufflant dans des archétypes de personnages masculins (qui de plus viril qu’un cowboy ?…) des mouvements intérieurs tels que certains aimeraient penser qu’ils sont une spécialité féminine.
La question, finalement, est celle-ci : peut-on encore colporter au 21e siècle les préjugés que Rousseau exprimait tout naturellement au 18e, quand il écrivait des méthodes d’éducation différentes pour les garçons et les filles, enseignant la raison aux hommes, quand il s’agissait de développer chez les femmes la délicatesse et la sensibilité ? Elon Musk et Mark Zuckerberg auraient manifestement tendance à approuver cette façon de faire. Mais on n’est pas obligé de les suivre. On nous a suffisamment bassinés avec cette question dont la réponse ne mange pas de pain : « qu’aurions-nous fait » si on était né en 17 à Leidenstadt ? Il est temps de de se demander « que faisons-nous ? » là, maintenant, face à une discrimination réelle, déjà advenue.

Whiplash
En douce, la campagne de promotion du petit SUV Alfa Romeo choisit son camp et emboite le pas au passéisme sexiste.
Au milieu d’un mur terne une ouverture donne sur un vaste espace plongé dans une obscurité qu’une poignée d’ouvertures haut perchée tentent de trahir. On dirait un lieu industriel désaffecté, les marketeux sont parfois dotés du mystérieux don de divination… C’est dans ce cadre un poil oppressant que se tient une session de formation à la force de vente, dirigée par un homme évidemment, pour un public très majoritairement masculin lui aussi. Zuckerberg peut être rassuré : dans les publicités Alfa, la masculinité a encore toute sa place. Un formateur, donc, met à l’épreuve des candidats. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que pour des raisons pédagogiques qui lui appartiennent, il installe une ambiance bien anxiogène, sans doute convaincu que mettre la pression aux troupes et ridiculiser les vendeurs devant leurs semblables les rendra meilleurs. Décor faussement minimaliste, comme si le séjour de team building était organisé dans une de ces anciens monastères désaffectés que tout le monde avait oubliés avant que des fans d’urbex les investissent pour en faire leur terrain de jeux. Murs bruts, limite moisis, lumières zénithales, fuseau horaire paradoxal : au rez de chaussée, il fait nuit, à l’étage, la lumière du jour perce les fenêtres. En bas, aucune luminosité ne filtre à travers les volets fermés. On est à deux doigts d’appeler la Miviludes pour signaler la formation d’une nouvelle secte très, très étrange. Le gourou, sourire carnassier aux lèvres, rode dans le troupeau des commerciaux, flairant la brebis boiteuse pour mieux l’afficher devant tous les autres. Il entre dans la bergerie, il rode entre les chaises disposées en dépit du bon sens, chacun faisant comme il peut pour éviter de croiser son regard. Et il a du flair le salaud ; d’instinct, il se dirige vers sa première victime sacrificielle, et lui pose la question piège :
« Vendez moi cette voiture. »
Tous ceux qui ont vu Le Loup de Wall-street ont saisi la référence, puisqu’il s’agit de réinterpréter le fameux « Sell me this pen », défi lancé à plusieurs reprises par DiCaprio dans ce film de Scorsese. Au passage, c’est un peu étrange comme démarche marketing, que de faire une publicité mettant en scène la difficulté de vendre la voiture pour laquelle on fait précisément cette publicité. Mais passons… le commercial s’exécute, abat ses cartes, révèle ses atouts. L’engin qu’on n’a toujours pas vu aligne 280cv sous le capot. Mais ça, le N+1 de tout ce petit monde s’en fout. Sans même rien dire, sans expliquer sa déception, il reprend la clé qu’il avait tendue et s’en prend à une nouvelle proie, qu’il va laminer plus encore, sans avoir besoin de justifier cette attitude, se contentant de laisser l’expression spontanée de sa déception contaminer l’assistance, abandonnant le candidat dans la honte d’avoir bafouillé, d’avoir manqué d’assurance, d’avoir ce de petite faute de carre qui ne pardonne pas.
Décidément, cette voiture semble invendable.
Vous voyez Terrence Fletcher, le chef d’orchestre et professeur de musique du film Whiplash ? C’est exactement de ça qu’il s’agit : d’un type qui jouit publiquement du pouvoir qui est le sien en se choisissant une victime, et en la dépeçant devant tout le monde, trouvant l’approbation de son plaisir dans l’écho qu’il en perçoit chez les témoins de telles scènes : terreur et joie. Terreur d’être désigné, joie que le sort puisse s’acharner sur le voisin plutôt que sur soi-même. On a tendance à utiliser le mot fascisme à la première occasion et souvent de façon excessive, mais là, on est en plein dedans : fascination pour la maltraitance, soulagement de ne pas en être victime et pulsion de participer à la brutalité pour sauver ses fesses ; et pour justifier tout ça, la recherche d’une amélioration globale du genre humain… Surtout, ne pas être victime ; surtout, ne pas être une victime.
Ou quand une publicité fait du harcèlement une méthode de management.
Deux candidats, deux exécutions publiques, deux carrières pendues haut et court. Dans le monde de la vente, on ne fait ni prisonniers, ni cadeaux. Comme s’il allait se les aligner un à un devant les autres, le mâle alpha désigne une troisième victime. Am Stram Gram… Une femme cette fois-ci. Il lui tend la clé. Et elle s’absorbe un instant en elle, comme pour y trouver l’inspiration, ce qui semble un peu paradoxal puisque Stellantis impose exactement la même clé sur la plupart des autres modèles du groupe. Autant dire que si elle cherchait là une lumière, celle-ci lui ferait vendre une Astra, une DS3 ou un 3008 de façon strictement identique. Ici, pour des raisons que seule la publicité connaît, cette clé la guide par la main jusqu’à l’image de la Junior encore drapée. Et c’est là que l’idée de génie vient à cette femme.
Alors, ne nous emballons pas : cette idée lumineuse est à peu près du niveau des légendes urbaines qui courent sur le bac de philo. Un jour, un candidat aurait répondu à la question « Qu’est-ce que le courage ? » en rendant sa copie presque blanche. Seule une phrase, tout en haut, affirmait : « Le courage, c’est ça ». Refus de l’autorité, pensée atypique, regard décalé, audace irrévérencieuse… tous les ingrédients de la pub Alfa sont déjà là, celle-ci n’a plus qu’à les récupérer pour les mettre à sa sauce. D’abord, changement de langue. On abandonne l’anglais commercial pour investir l’italien, qui permet d’exprimer la passion. Et pour la première fois de ce spot publicitaire, on sourit un peu. Et à vrai dire, c’est lui qui décoche le premier rictus, comme si la simple perspective de mettre une femme sur le grill de son petit jeu l’amusait par avance. Et là, la clé dans la main, quand bien même on regarde cette femme de trois-quarts arrière, on devine sur sa joue que l’exercice excite en elle, à son tour, le désir de jouer un peu, et d’inverser les rôles. Au lieu de lui parler de la voiture, la commerciale renvoie son supérieur à lui-même, et lui pose une question à laquelle il ne peut pas répondre. Trop d’intimité, trop d’aveu à se faire à soi-même pour pouvoir se permettre de les prononcer devant tout le monde, surtout quand on se comporte comme si on était le mâle dominant du groupe.
Le sourire réciproque sert de point de contact. Les hommes ont essayé de le capter par la raison, les données chiffrées, les perfs, la technique. L’habileté scénaristique consiste évidemment à citer ces arguments, sans en faire la fin de l’histoire. En termes d’éloquence, c’est pas si mal trouvé que ça, et ce d’autant plus qu’aujourd’hui, la première voiture électrique venue peut revendiquer des chiffres que n’auraient pas annoncés une véritable sportive 10 ans plus tôt. L’essentiel se trouve peut-être, en effet, ailleurs. Le problème n’est pas là.
Et le problème n’est pas non plus qu’après tout, cette vendeuse ait en réalité usé de sa raison pour trouver ce subterfuge, qui lui permet de répondre de façon inattendue au piège qui lui a été tendu : si elle a fait preuve d’intelligence, elle ne doit pas le montrer et c’est le visage du sentiment et, même, de la passion qu’elle affiche, tirant ainsi contre son camp, jouant le jeu, alors qu’elle pourrait remettre en question les règles, et les positions. Parce que, tout de même, un homme, debout, devant une femme qui ne peut lui répondre qu’en demeurant assise… Le positionnement est dominateur, et s’il est déjà gênant entre hommes, il l’est encore plus quand c’est une femme, une fois de plus, qui se trouve en position subalterne. Dans le monde de l’entreprise, DiCaprio adoptait la même posture pour demander aux employés de lui vendre un stylo. Mais entre potes, au restaurant, il s’assoit à hauteur d’homme et, comme par hasard, valorise celui qui va trouver, effectivement, le moyen de lui vendre ce stylo. Mais comme c’est un homme, il ne va pas jouer sur les sentiments, il va créer le besoin de stylo, en reprenant le dessus sur celui qui l’a mis au défi. Evidemment, la publicité Alfa Roméo ne suit pas ce modèle, préférant ne pas offrir à son héroïne cette opportunité :
Le problème, c’est plutôt que par manque de confiance dans le produit, le marketing Alfa met à l’image une femme dont on se dit qu’elle sera mieux à même que la voiture d’allumer la flamme du désir. Et qu’on le fait en remettant une pièce dans ce jukebox qui joue la mélodie de la nature émotionnelle des femmes, opposée au raisonnement qui serait typiquement masculin. Le bon vieil argument qui permet de ne jamais confier les postes décisionnels à la moitié féminine de l’humanité. Sur l’ensemble du spot, si la jeune vendeuse a droit à de multiples angles et valeurs de plan permettant de la détailler, de scruter ses réactions avant même que les projecteurs se braquent sur elle, la voiture vendue, elle, ne peut être approchée qu’encore voilée, et quand on la découvre entièrement, c’est pour la faire rouler dans l’obscurité d’un tunnel, ou dans un plan d’ensemble qui ne permet que de la deviner dans le paysage. Alors que sur Facebook les nouvelles règles communautaires permettent désormais de désigner les femmes comme des objets ménagers ou des propriétés, obtenant une victoire supplémentaire dans la guerre que les mâles WASP livrent désormais au monde en général et aux femmes en particulier, Alfa Romeo se place de côté ci du champ de bataille, déployant son identité de marque dans un univers fait de rapports de force, de domination des forts sur les faibles, et de relations avec le sexe opposé entièrement fondées sur des ambivalences, des sous-entendus et des méprises, pour ne pas parler de mépris.
Il ne s’agit pas d’accabler le réalisateur, Sebastien Grousset. Le spot est réalisé avec soin. L’enchainement des plans fonctionne, la liaison vestimentaire même, via les cols roulés, entre le formateur et celle qui déjoue son petit jeu, tout ça est bien foutu. Le casting comprenant Pedro Alonso, plus connu sous le nom de Berlin dans La Casa de Papel, est une bonne idée : l’acteur incarne évidemment ce rôle de façon tout à fait efficace mais surtout ça permet au marketing d’Alfa de faire parler de sa publicité, comme il l’avait fait en 2011 en invitant Uma Thurman à incarner Giulietta, recourant déjà à cette facilité consistant à utiliser une femme comme métaphore de la voiture, la voiture parlant elle-même directement à la première personne, à travers la voix de la femme. Rien de tout ça, évidemment, quand c’est Kimi Raikonnen qui est en charge de participer à la promotion du Stelvio : aucune identification, au contraire, puisqu’il y joue le rôle de l’homme désirant l’objet, mais ne parvenant pas à y accéder.
Comme souvent, ce n’est pas la technique qui pose problème, c’est l’usage qu’on en fait. Ca va être le grand enjeu des années à venir. Sans en maîtriser très clairement les raisons, Elon Musk et Donald Trump ont raison d’en faire un enjeu culturel, civilisationnel. Il y a des positions à prendre, des discours à tenir, des choses à faire quant à la place que prennent les femmes dans le monde commun. Ca passe évidemment par la façon dont on les représente. De fait, une bonne partie de la planète observe et critique l’Europe en raison des libertés qu’elle donne aux femmes, en raison de la place qu’on leur accorde. Et cette critique intervient alors même que cette place est encore loin d’être égale à celles des hommes.
On verra les positions que tiendront des marques comme Citroën, Volvo, ou Renault. Parce qu’elles sont européennes, elles ont leur mot à dire dans cette guerre des genres qui s’annonce. Politiquement, il n’est pas tout à fait insensé qu’Alfa Romeo, marque qui s’exprime depuis un pays dirigé par une mouvance politique qui a toujours regardé les femmes sous l’angle de l’utilisation qu’on peut en faire et non des choix qu’elles peuvent faire, tienne une position différente. La question est simple : faisons nous écho à ce discours, l’accréditons nous et lui donnons nous de la force ? L’applaudimètre du marché, ce sont les ventes. Toute la question est donc de savoir si une communication qui s’appuie sur l’objectivation des femmes, sur leur réduction à la part émotionnelle dont fait preuve, en réalité, tout être humain, permet encore de vendre des voitures à des familles, ou si les femmes qui participent au choix, et les hommes qui regardent les femmes comme des êtres humains à part entière, sont à ce point révulsés par ce genre de représentation qu’ils refuseraient de franchir la porte d’un concessionnaire Alfa Romeo, préférant se tourner vers d’autres marques, au marketing plus respectueux.
C’est une guerre ; le client comme les industries qui lui font des offres, choisit nécessairement un camp, qu’il le sache ou pas.
Soyez… un peu excessive…
Finissons par une note plus positive concernant l’industrie automobile et le marketing qui fait la promotion de ses produits : d’autres secteurs industriels font bien pire encore. Un exemple, qu’on peut regarder avec les outils conceptuels qu’on a utilisés pour parler du spot mettant en scène l’Alfa Romeo Junior : voici la façon dont SFR met en scène les hommes et les femmes dans sa propre publicité.
Inutile d’en dire plus. Aucune publicité pour l’automobile n’irait, à ce jour, aussi loin dans la répartition des rôles entre hommes et femmes pour faire la promotion d’un nouveau modèle. C’est au moins cette bataille que le sexisme ne gagne pas tout à fait.
Reste à savoir quelle sera l’issue de cette guerre.