Conduite, accompagnée

In A5, Advertising, Art, Audi
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En 1993, pour faire la promotion de sa familiale A6, la marque Audi diffusait sur toutes les antennes un spot publicitaire fort, qui restera dans les mémoires pour son message frontalement misogyne. Une femme y marchait devant une Audi roulant au pas, et une voix qu’on considérerait aujourd’hui comme ridicule énonçait des propos qui sembleraient ne l’être pas moins, sur le thème « Il a le pouvoir, il a l’argent, il a une Audi », pour conclure, « Il aura la femme ». 

Ambiance. 

Un genre de conducteur

Certes, c’était le XXème siècle. Certes les communicants ont souvent eu du mal à positionner correctement l’objet automobile par rapport aux femmes, en lesquelles on a longtemps vu des consommatrices potentielles plutôt que des conductrices. Mais déjà la publicité provoquait un certain malaise, parce que la femme y était cantonnée à la place passagère, faire-valoir d’un conducteur qui pouvait se permettre d’acheter sa présence, puisqu’il avait pouvoir sur elle comme sur le reste du monde. Avantage, cependant, de cette mise en scène : on passait par-dessus les critiques, en les assumant. Certes, il y a des voix qui s’élèvent pour critiquer ce discours, mais en réalité, au moins en partie si ce n’est majoritairement, il y a une clientèle qui n’est pas exclusivement masculine, qui est avide de ce genre de discours, et qui s’y reconnaît. En une poignée de dizaines de secondes, le portrait d’un client type de berline Audi était tracé, et ce portrait, il ne faut pas s’y tromper, est encore valide. Sur la scène mondiale, la misogynie n’est pas rare, et là où l’égalité a fait, petit à petit, son chemin, les objets de consommation demeurent une façon discrète et apparemment innocente de dire quelque chose de sa virilité, sans rien dire qui puisse choquer. Quand Volvo faisait d’Ibrahimovic sont ambassadeur publicitaire, quelque chose de cet ordre se jouait. On savait quelle était la teneur des propos habituels du fameux Zlatan à propos des femmes. On connaissait la façon bien particulière dont il affirmait une conception pas si personnelle que ça de la virilité. Chez Volvo, on ne pouvait pas ignorer ce sous-texte forcément lu par le public, et acheter un XC70 en 2014 ou un V90 en 2016, c’était poser une bonne grosse dose de testostérone sur le siège conducteur, tout en se donnant des airs de bon père de famille ouvert sur la modernité. Mais ce que fait Volvo en douce en achetant la virilité ibrahimovicienne, Audi n’a pas besoin de le faire, parce que depuis longtemps, c’est la marque du mâle Alpha, du dominateur social, de celui qui s’impose naturellement. 

Comme s’il avait fallu créer un contrepoint à cette identité incroyable que s’était forgée la marque en mettant au volant de ses coupés inscrits en groupe B, les fameuses Quattro Sport, une femme, Michèle Mouton, qui fut le visage de la marque dans les différentes manches du championnat du monde des rallyes, et donc dans les médias. Mais voila, il est probable que les amateurs de rallye ne soient pas nécessairement, pour leur majorité des clients potentiels d’Audi. Peut-être fallait-il tenir, pour la clientèle visée, un autre discours, qui corresponde davantage aux représentations traditionnelles des rôles des unes, et des autres. 

Troubles dans le genre

Dès lors, se souvenant de cet angle commercial, on peut d’autant plus savourer la façon dont Audi s’est mis en tête de saluer l’accession officielle des femmes d’Arabie Saoudite à la conduite automobile. Parce que la démarche est un peu compliquée : il s’agit de faire preuve d’une modernité féministe sans pour autant gâcher les acquis de décennies de discours phallocentrés. Cet enjeu, Audi n’est pas la seule marque à s’y confronter. A vrai dire, ça concerne toutes les marques qui, de près ou de loin, ont à voir avec la puissance, la performance, les responsabilités et une certaine forme de bourgeoisie. Forcément, Mini et Citroën sont moins assez libres dans ce domaine. En revanche, ça concerne BMW, qui choisit globalement de ne pas affronter le problème, en évitant soigneusement tout discours sur le genre dans ses publicités (ce qui signifie, en réalité, que la marque munichoise tient bel et bien un discours genré, puisque le présupposé qu’il n’est même pas nécessaire d’énoncer, c’est que la bagnole est un truc de mecs). Peugeot aussi, est concernée, et c’est une marque qui tente, de temps en temps, de ménager une place aux femmes, le plus souvent pour faire la promotion de petits modèles. Pourtant, dernièrement, la marque donnait à tout le monde une leçon de communication censée démonter les représentations de genre, replaçant « la femme » au coeur d’un véhicule haut de gamme et massif, le 5008.  Peugeot montrait dans le spot de présentation que la façon la plus simple de tenir un discours féministe sans remettre en question la place centrale des hommes, c’était de représenter les femmes comme si elles étaient des hommes :

Ainsi, le spot Share the inexpected fonctionne sur le principe de dissimulation déjà vu dans le clip de Prodigy, Smack my bitch up, la caméra subjective en moins : du début à la fin, on suppose que se trouve au volant quelqu’un d’autre que le véritable conducteur du 5008. Et le clip est censé déjouer nos présupposés de genre : puisque le conducteur prend plaisir à conduire, puisqu’il sort de la route qu’il doit suivre, mais surtout, puisqu’il conduit vite, prend les virages serrés, ne freine pas pour franchir les bosses, reprend la route sans aucune précaution, et se contrefout d’être attendu par ses pote, on présuppose spontanément que c’est un homme qui est au volant. Et bien entendu, on découvre au dernier moment que le 5008 a été confié à une conductrice. Surprise, surprise ! Mais si on démonte un peu le processus, on se rend compte qu’il ne s’agit, en fait, que de plaquer sur une femme des qualités supposées être celles d’un homme. En somme, ce sont toujours de prétendues valeurs masculines qui sont mises en avant. Disons-le autrement : si la femme, pour être l’égale de l’homme, doit adopter des attitudes masculines, c’est que la masculinité est toujours davantage valorisée que la féminité. On demeure donc, en réalité, et malgré les apparences, dans un propos misogyne, puisqu’il est frontalement philandrique. Il s’agit d’exprimer, nettement, une prévalence pour le masculin. 

C’est une façon habile de déjouer le piège du propos féministe : on fait mine de mettre en avant une femme en la montrant au volant, mais devant leur écran, ceux qui peuvent se reconnaître en elle, ce sont paradoxalement les hommes. Tout reste soigneusement à sa place, les fondamentaux ne sont pas remis en question. L’essence des uns et des autres, et leur soi-disant côté « naturel », est respectée, à la lettre. Ainsi, Peugeot peut, malgré ce spot apparemment engagé, continuer à plaire aux pères de familles « pour tous », et à leur femme, aussi, celle-ci n’ayant rien à voir avec l’être de fiction qui pilote ce 5008 le temps d’une pub’.

Be my guest

Alors, maintenant, on peut se demander si Audi, dans cette campagne censée saluer la venue des femmes au volant en Arabie Saoudite, brouille un peu les pistes en mettant en oeuvre, à son tour, ce qu’on appelle du gender-washing, c’est à dire une communication affichant un propos féministe pour mieux dissimuler des pratiques discriminatoires. Pour le savoir, il suffit de regarder ce spot, intitulé Doors

Est-il nécessaire d’expliquer ce qui se passe dans ce spot…

Commençons par les contraintes commerciales. Audi fait partie de ce genre de marques qui plaisent bien sur ce genre de marché. Et on peut sans doute comprendre certains des choix stylistiques de la marque en ayant en tête les préférences des marchés moyen et extrême orientaux en matière automobile. Sans tomber dans la caricature, ce qu’on peut dire de l’Arabie Saoudite, c’est qu’il y règne une répartition disons traditionaliste des rôles dévolus aux hommes et aux femmes. Ce n’est pas faire insulte à cette culture que d’en faire la remarque, car ce n’est pas un caractère qui lui est exclusif. A bien des égards, selon notre tradition, ces rôles sont, aussi, considérés comme distincts. Et nombreux sont ceux qui, ici aussi, paieraient cher pour que cette tradition demeure, même si ce discours, chez nous, devient difficile à assumer, et qu’aucune marque ne se risquerait, aujourd’hui, à le prononcer explicitement. Mais notre marché, pour Audi, est moins crucial que celui des pays producteurs de pétrole. Dès lors, au moment d’accompagner médiatiquement une mesure aussi sensible, culturellement, que l’autorisation pour les femmes de conduire (car la question de l’autonomie des déplacements est cruciale en termes de libertés individuelles), il s’agit d’aborder la chose avec un peu de doigté. Parce que c’est bien beau de se donner des allures progressistes. Mais si votre clientèle, elle, ne l’est pas, vous risquez de plaire à ceux qui ne sont pas vos clients, et de déplaire à ceux qui pourraient débourser de bonnes grosses sommes de fric pour acheter vos modèles les plus huppés.

Doors est, dès lors, particulièrement bien maîtrisé. Pendant la majeure partie du spot, on nous habitue à voir dans le fait d’ouvrir des portes un geste essentiellement masculin. C’est le leitmotiv du clip : un homme et une femme sont sur le point de sortir. Monsieur est déjà porteur du shemagh, ce foulard aux motifs en damier porté par les hommes en Arabie Saoudite. Madame, elle, est montrée en amorce, tête nue, en train de revêtir son propre foulard. Ainsi, le fait de se couvrir la tête consiste pour elle à rejoindre le modèle de son mari. Dès qu’ils sont prêts, ils entament le déplacement qui, dans leur domicile, va les amener dans la cour où est garée leur Audi A5. Et il est plutôt grand, leur domicile. D’où le nombre de portes qu’ils vont devoir franchir.

A chacune d’entre elles, l’homme s’empresse pour accéder en premier à la poignée, qu’il tourne afin d’ouvrir la porte sur le pas de sa femme, qui passe donc devant lui. Attention, ici se trouve un élément crucial, qui est très bien mis en scène, et très bien joué par les acteurs : elle ne lui grille pas la priorité. Il la lui laisse. Et de porte en porte, on constate qu’il y a, entre eux un jeu dans lequel chacun joue son rôle. Et ces rôles sont simples : lui joue le rôle de l’homme, elle joue le rôle de la femme. Et comme par hasard, ces rôles correspondent à la façon dont, traditionnellement, on les caractérise. L’homme, en invitant sa femme à passer devant, lui indique ce qu’elle doit faire. Il la dirige. Il s’agit d’être prévenant, c’est-à-dire d’anticiper le moindre mouvement pour mieux l’accompagner. Autant dire que derrière l’apparence charmante du procédé, il y a en fait un comportement qui vise un contrôle de l’autre, et c’est un contrôle d’autant plus insidieux qu’il semble pouvoir échapper à toute critique.

Nous disposons de quatre portes pour comprendre ce jeu de rôle. Comme souvent chez Audi, qui aime bien pratiquer la répétition des motifs dans ses publicités, deux portes suffisent pour comprendre le principe, et la deuxième est celle qui montre clairement, par les mimiques des personnages, la nature du jeu auquel ils se livrent. La marque sait à quel public elle s’adresse, on ne prend donc pas le spectateur pour un con : les deux portes suivantes sont plus allusives, on comprend par soi-même que le couple continue à participer à sa propre mise en scène. Retenons l’essentiel : l’homme ouvre le chemin sur les pas de sa femme, et ce faisant, il la dirige. C’est ce qui le définit selon les mœurs qu’on nous montre.

Dès lors, quand la femme accélère le pas pour atteindre la première la poignée de porte de l’Audi, en fait, elle ne se libère d’aucune domination masculine, puisque désormais, c’est elle qui l’incarne. Pour le dire en des termes plus simples : à ce moment précis, elle fait l’homme. Même principe, donc, que chez Peugeot : on fait mine d’accompagner une supposée libération de la femme, mais en réalité on ne fait que la perpétuer en la déguisant, et on perpétue cette idée que, pour accéder à la liberté avec les hommes, les femmes doivent, tout simplement, se comporter comme des hommes, en encadrant le déplacement physique de l’autre dans l’espace. La façon dont elle fait ce geste est d’ailleurs édifiante : non seulement elle double au dernier moment son mari, mais en plus, une fois la porte ouverte, elle lui intime l’ordre d’aller s’asseoir sur le siège passager, d’un simple geste du menton. C’est très malin, de faire exprimer, par elle et non par lui, le fait que cette ouverture de portes est en réalité un acte d’autorité. Parce que ça donne l’impression qu’elle prend le dessus. Au sein de leur couple, dans le cadre du récit, peut-être, mais en réalité ce n’est pas le cas : ce qui continue à dominer, c’est le masculin. Et les précédentes portes ouvertes étaient, elles aussi, autant de gestes autoritaires. Il n’y a donc, en réalité, aucun changement dans les rapports entre homme et femme : pour que la domination perdure sans en avoir l’air, il suffit que le comportement masculin ait le visage d’une femme. Mais c’est bel et bien montré comme un comportement masculin.

S’il suffisait d’un geste

En fait, il aurait été simple de montrer cette libération. C’est l’image qui nous vient spontanément à l’esprit, et la publicité ne nous la montrera pas : il aurait suffi de filmer cette femme roulant, seule, au volant de son Audi A5, pour que cette femme soit mise en scène comme égale de l’homme. Parce qu’en fait, pourquoi avoir si longtemps interdit aux femmes de conduire ? Afin qu’elles ne se déplacent jamais seules, et que pèse sans cesse sur elles le regard des témoins de leurs mouvements. Cette image, Audi se garde bien de nous la montrer. Au moins, la conductrice du 5008, dans le spot Peugeot, connait un moment d’autonomie automobile dans les chemins creux, elle s’autorise un itinéraire bis dont personne ne sera témoin. Chez Audi, la femme ne conduit pas seule. Elle demeure accompagnée par la présence de celui qui lui laisse sa place à condition qu’elle devienne, un instant, lui-même.

Cette femme n’est donc pas, en définitive, le personnage central de ce mini-métrage. Le titre et le slogan le disent : ce qui compte, c’est ce qui ne change pas. Or, quelle que soit la main qui l’ouvre, ce qui ne change pas dans l’ouverture d’une porte, c’est la porte. Il faut donc prendre au sérieux le slogan : Time to open new doors. Il ne s’agit pas de bouleverser l’ordre du monde. Il s’agit au contraire de le perpétuer et lui donner une solidité nouvelle. La publicité insiste sur ce qui ne change pas, parce qu’Audi a commercialement un besoin impérieux qu’un certain nombre de soi-disant structures essentielles de notre civilisation ne change pas, pour continuer à vendre des bagnoles aux mâles dominants. A l’heure où cette domination n’a plus bonne presse, il était alors tentant d’en proposer une mise en scène qui sache jouer sur les apparences pour mieux maintenir l’essentiel et ne pas brusquer la clientèle que la marque a su, habilement, se forger. Il suffisait, pour cela, que la masculinité ait des traits féminins.

En somme, tant qu’on ne verra pas la féminité valorisée pour elle-même dans la publicité automobile, et tant qu’on ne verra pas cette féminité incarnée par des corps masculins, et ce sans pour autant se moquer de cette incarnation, ou la ridiculiser, on demeurera dans une communication rétrograde qui entérine les dominations anciennes tout en faisant mine de les combattre. La publicité attend toujours sa première lonesome driveuse. 

 

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