Et c’est alors que supposément blessé par le commun des mortels,
qu’en habit pourpre et net,
de mes cendres fiction,
pour l’encore inconnu,
attendu,
je résérecte encore et encore,
pour toi,
je résérecte encore et encore
Etienne Daho, Résérection
The artist formerly known as Milano
Dans la famille « quand ça veut pas, ça veut pas », après la mère « On se fait chourer une pré-série qui finit dans un étang », je demande le fils « On n’évalue pas correctement les répercussions du nom qu’on a choisi, et on se vautre sous les regards plus amusés qu’empathiques du public mondial ». L’Italie semble vouloir faire honneur aux valeurs traditionnelles de l’artisanat, enchainant les lancements approximatifs, le marketing joyeusement foireux, la commercialisation menée en total amateurisme, comme s’il s’agissait de masquer, par un scandale énorme et artificiel les griefs plus essentiels qu’on pourrait faire à la nouvelle proposition turinoise. Ainsi, Milano est rebaptisé avant même d’avoir été touché par l’eau bénite, et sur son acte de naissance, cette première appellation est raturée, remplacée par ce nouveau prénom : Junior. Ironie de l’histoire, les sites un peu lents qui n’avaient pas encore chroniqué ce nouveau modèle pourront faire les malins : on va publier un des rares articles à avoir prénommé correctement Junior1, qui reprend l’appellation d’un ancien modèle dont le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’a strictement aucun rapport avec celui qu’on découvre ces jours ci : à la façon dont chez Opel on semble prêt à coller le nom Manta sur un bon gros SUV, Alfa Romeo cède à la tentation de galvauder un nom jadis associé à la sveltitude sportive, passant Milano par pertes et profits pour privilégier Junior, à demi patrimonial puisque, ironie de l’histoire, un concept de Corsa porta aussi ce nom chez Opel, avant de servir de nom de code à celle qui devint, plus tard, l’Opel Adam.
D’entre les morts
Pâques, c’est la saison où les morts ressuscitent. Lancia, R5 tout d’abord qui reviennent d’outre-tombe, puis Alfa Romeo, qui se décide enfin à sortir quelque chose qui ne soit pas totalement inaccessible à cette classe tellement vague qu’on la nomme « moyenne », cette clientèle ancienne que la marque turinoise avait décidé de snober se fantasmant comme une espèce de BMW transalpine, faisant clairement comprendre à ses anciens clients qu’ils n’étaient plus assez bien pour elle. On a déjà dit ici à quel point on trouvait la 33 Stradale réussie, sans être pour autant ce qu’on attend d’Alfa Romeo, comme si la marque réussissait brillamment un devoir totalement hors-sujet, manifestant un savoir-faire évident tout en faisant preuve d’un manque total de lucidité. Peu à peu, les modèles accessibles ont déserté la gamme et les concessions. Tout juste la marque propose-t-elle un Tonale bien atone quel que soit l’angle sous lequel on le considère. Rien de passionnel, rien de passionnant, si ce n’est en rêve et, du coup, rien de réel. Mécaniquement, on peut trouver de l’excitation du côté du haut de gamme Giulia et Stelvio, mais à un niveau de prix stratosphérique qui place ces modèles sur une planète où on ne croise jamais le commun des mortels.
Dès lors, la perspective de voir Alfa se tourner de nouveau vers ce qu’on appelle « le peuple » avait provoqué tout d’abord une forme d’enthousiasme, avant que celui-ci soit rincé par les premières images espionnes révélant les formes générales du prochain venu, que tout le monde s’accordait à trouver très inquiétantes. On a beau être déjà souvent tombé dans le piège des déceptions anticipées, on s’est pris une fois encore à ce petit jeu de massacre en abordant la révélation du Milano dans la crainte du pire, les deux pieds sur la pédale de frein, les mains crispées sur le volant comme si on préférait, tout compte fait, ne pas savoir. Mais à s’attendre au pire on a au moins une chance de ne pas être déçu. Et c’est ce coup que tente le nouveau SUV Alfa : nous soulager de l’angoisse qu’il avait lui-même suscitée.
Puissance et gloire
Sur les réseaux sociaux, ça y ca fort. Evidemment ; c’est les réseaux sociaux. Alors qu’à vrai dire on échappe tout de même au pire. 0n va se le noter pour plus tard histoire de mieux oublier la leçon l’heure venue : il ne faut jamais se fier aux illustrations destinées aux brevets industriels, précisément parce qu’elles n’ont aucune vocation esthétique. Mais voila, il se trouve que l’entité Stellantis attire à elle suffisamment de sentiments hostiles pour qu’une mauvaise publicité de grande ampleur soit faite à chaque nouveau modèle. Autant dire que ce petit monde ne boude pas son plaisir quand un lancement est à ce point foiré.
Pourtant, si on oublie un peu le lancement lui-même, qui relève du marketing, et si on se concentre un peu sur ce qu’est réellement ce nouveau SUV, on doit pouvoir honnêtement trouver de quoi nuancer ce mécontentement.
Commençons par la plateforme. Le grand public sait, en gros, que Junior est fondé sur la même plateforme que le 2008. Les connaisseurs appellent cette plateforme par son petit nom, CMP, ceux qui ont un peu creusé la question savent que, électrisée, Junior est en réalité fondée sur e-CMP. Mais les mieux renseignés pourront préciser que le petit SUV Alfa hérite en réalité d’un dérivé sportif de cette plateforme coréalisé avec Abarth, et présenté sous le nom Perfo-eCMP. Cette évolution permet la montée en puissance du moulin électrique au-delà du plafond des 156 cv respecté jusque-là. Aux italiens donc, la primeur de cette augmentation : Ypsilon, 600 et, donc, Junior auront droit à 240cv. Ni 208, ni 2008 ne sont censés pouvoir y prétendre. Encore moins les modèles Citroën fondés eux aussi sur CMP. Voila qui, sur le fond, distingue tout de même les nouvelles venues transalpines de leurs cousines franco-allemandes : techniquement, 208, 2008, Corsa, Mokka et C4 semblent plus sages dans leurs prétentions, leur puissance est généreuse, mais elle n’est pas tonitruante. Avec 156 cv, on dispose d’une réserve confortable de puissance qui permet de s’incruster dans la circulation ambiante et y trouver sa place. Mais avec 240 cv, on passe à autre chose. Sur une Ypsilon HF, ça permet par exemple de tenir tête à une certaine Alpine A290. Evidemment, on se dit qu’une déclinaison de ce genre sur 208 aurait le mérite de relancer la bonne vieille compét’ entre le losange et le lion. Mais pour l’heure, c’est bien du côté italien qu’un tel privilège est distribué, laissant en France Renault et Alpine vaincre en l’absence d’adversité. Traitons une seconde le cas particulier que constitue DS : Dès la révélation de Junior QV, Thierry Metroz publiait sur son compte Instagram un visuel d’une DS3 arborant les couleurs de guerre de feue la DS3R, demandant dans son inimitable anglais : « Would you like one ? ». Autant dire qu’on sent bien la frustration chez DS, qui se demande naturellement si la marque est encore censée incarner le haut de gamme si on lui refuse l’accès aux définitions techniques les plus poussées, alors même que c’est précisément cela, l’élément récurrent de la critique de DS sur tous les forums qui s’intéressent à ce genre de sujet. On peut comprendre qu’une marque qui fait l’effort de faire au mieux son boulot avec les moyens qu’on lui donne l’ait mauvaise quand elle constate que d’autres constructeurs, au sein du même groupe, bénéficient de privilèges alors qu’ils sont à ce point convalescents que leur survie semble plus qu’incertaine.
Mais adoptons trente secondes le point de vue des italiens, et soyons heureux pour eux : leur rétablissement est pris au sérieux et il semble qu’on veuille leur donner quelques moyens pour séduire la clientèle. Certes, ça ne correspond pas, pas du tout même, à une mécanique Alfa telle qu’on pourrait en rêver puisqu’on parle ici de 240 cv purement électriques. Mais on a passé l’âge de prendre nos désirs pour des réalités. Spinoza conseillait d’éviter de pleurer, de se retenir de rire, de ne pas nourrir en soi de colère : mieux vaut faire l’effort de comprendre. Et ici il est assez simple de comprendre ceci : si Alfa ne produit pas quelque chose qui correspond un tant soit peu aux attentes du marché, alors la marque ne peut avoir qu’un seul projet : disparaître en beauté. Parce que certes, Alfa Romeo a des fans. Mais on doute que tous fassent l’effort économique de s’acheter un des modèles actuellement disponibles en concession. Il en va des Alfa conformes à l’idée qu’on s’en fait comme des grandes Citroën : ceux qui attendent leur sortie n’ont aucune intention d’en être les clients. Or une marque n’a pas besoin de fans, elle vit de ses clients. Quelque chose nous dit que Junior, tout pétri de compromis qu’il soit, attirera à lui plus d’acheteurs que Giulia. Parce que les gens veulent des SUV. Pas des berlines. Je n’écris pas de nouveau le laïus sur le fait que Giulia trahit économiquement la clientèle classique d’Alfa. J’ai déjà écrit ça mille fois. Mais la loyauté qu’une marque peut avoir envers sa propre essence ne peut pas se résumer à un ensemble de caractéristiques techniques. Elle relève aussi de considérations économiques. Et ces dernières années, ce n’est pas du drift qu’Alfa pratique dans ce domaine. C’est de la pure et simple sortie de route. Et il y a quelque chose de morbide dans cette attitude consistant à applaudir une marque dont la stratégie consiste à se rendre inaccessible au pouvoir d’achat de sa propre clientèle.
L’Automobile à l’ère de sa reproductibilité technique
A un moment, faut être un peu sérieux : on ne peut pas parler de quelque chose sans définir un minimum cette chose. Or ça fait tout de même un bail que les Alfa Romeo sont produites en série, dans des usines, et vendues dans le monde à travers un réseau de distribution. On ne parle donc pas d’artisanat, mais bel et bien de production industrielle. Et il en va de l’industrie automobile comme de celle du cinéma : les blockbusters réclament des investissements qui imposent des compromis. On peut regretter de ne pas pouvoir contempler Spiderman sur grand écran sans devoir se coltiner l’univers Marvel qui va avec. Ce n’est pas que cet univers soit nul, c’est juste qu’on aimerait bien, aussi, pouvoir profiter de Peter Parker en autonomie, pour lui-même. Mais voila, quelles qu’en soient les raisons, économiques ou artistiques (et, dans l’art industriel, c’est en fait une seule et même raison), Sony pictures ne parvient pas à développer l’univers de ce personnage en autonomie si ce n’est sous la forme de films d’animation particulièrement réussis, mais que leur forme dessinée réserve à un public moins vaste que les longs métrage en live action. Donc, de deux choses l’une : soit on accepte de se mater les aventures de Peter Parker avec comme univers familial la clique des Avengers, soit on peut faire une croix sur l’homme araignée sur grand écran. C’est la même chose pour Junior : soit on accepte le fait que ce soit un produit industriel et on accepte ce qui va avec, c’est à dire le partage d’éléments structurants avec d’autres modèles, qui contraignent certes sa forme et sa définition profonde, mais permettent tout simplement à ce modèle d’exister, soit on refuse purement et simplement son existence. Parce que, comme Spiderman ne peut pas exister sur toile sans référence à Tony Stark, Junior ne peut pas exister dans les concessions et sur la route sans avoir dans les soubassements des gènes de 2008.
A vrai dire, à force, ce qu’on pourrait presque reprocher à Stellantis, c’est de ne pas l’admettre, de ne pas communiquer sur ce terrain, de ne pas jouer le jeu de l’équipe. Plutôt que faire comme si de rien n’était, on pourrait rêver, un jour au moins, d’une bonne grosse publicité associant tous les modèles construits sur la plateforme CMP, associés dans un univers super-héroïque. Les X-Men ont beau porter le même uniforme, ça n’enlève rien à l’individualité de chacun des membres de cette équipe. Junior peut parfaitement jouer dans la même équipe que l’Ypsilon sans pour autant abandonner dans cette collaboration sa propre personnalité.
Poussons un tout petit peu plus loin ce bouchon. Les bagnolards sont héritiers d’une loooooongue tradition qui plonge ses racines dans une époque où la seule partie véritablement industrielle d’une voiture était précisément sa plateforme : chassis, et moteur. Point barre. Les clients allaient chez Panhard ou chez Bugatti, chez qui ils se procuraient ces deux éléments fondamentaux, puis ils se rendaient chez un carrossier afin de faire réaliser tout le reste. Dès lors, des modèles formellement différents partageaient des dessous mécaniques communs. C’est après guerre, en gros, qu’avec l’apparition des premiers modèles de luxe produits en série et l’adoption dans le très haut de gamme du principe du chassis coque que cette tradition va peu à peu s’étioler, contraignant peu à peu les carrossiers à se convertir en bureaux de design, commercialisant leur talent esthétique et prêtant leur nom à une production en série à laquelle ils répugnaient jadis. Il suffit de regarder la façon dont Ghia devint un simple label « haut de gamme » pour la gamme Ford pour saisir la façon dont l’univers des carrossiers a été dévoré tout cru par la puissance de la production de masse.
On peut voir Junior comme le résultat d’un travail de carrossier mené par le bureau de style Alfa, avec comme chef d’orchestre Alejandro Mesonero-Romanos. Ce n’est pas un hasard si maintenant, les designers sont plus connus que les ingénieurs : ces derniers s’occupent de ce qui est générique, ils ont dès lors du mal à se distinguer. Le design prend en charge la seule part de l’automobile qui peut faire preuve de singularité : c’est peu étonnant dès lors si c’est sur ce travail qu’on braque les projecteurs. Est-ce que cela joue sur la nature du rapport à l’automobile ? Bien sûr. Est-ce que ça le transforme tant que ça ? En réalité, non : ce n’est pas un phénomène nouveau. On parle de production de masse, et ça ne date pas vraiment d’hier. Si vous lisez cet article et que vous avez connu cet ancien temps, c’est qu’il y a parmi mes lecteurs, des morts. Dans ce domaine, les marques qui n’ont pas accepté cette règle ont fini, soit par disparaître, soit par s’y plier. Junior est le signe du retour d’Alfa Romeo à la conscience de sa propre définition.
Transfiguration
Reste cette question : est-ce que cette Alfa Romeo pour les masses est réussie ? Ce qui revient à poser cette question : est-ce bien une Alfa ?
Ca, c’est le genre de question dont on a tendance à chercher la réponse dans la face avant des nouveaux modèles. Et c’est peut-être l’aspect de ce modèle qui pourrait être un peu déconcertant. Parce que si on regardait les premières photos de Junior le matin, les yeux encore un peu embrouillés par le sommeil, la main droite sur la souris, la main gauche tâtonnant pour retrouver les lunettes de lecture, il était possible de ne pas reconnaître une Alfa. Quelque chose d’un peu étrange se joue sur le bouclier, dont le langage formel fait penser à Renault. On pense un peu à la Clio 4 telle qu’elle est apparue en 2012, avec sa large ouverture basse soulignée par une lèvre inférieure barrée par l’emplacement de la plaque d’immatriculation, et de part et d’autre, les plis d’expression, un peu comme sur une Zoé. Ajoutons l’empiècement du logo, classique chez Alfa, mais repris de façon très généreusement dimensionnée par Renault pour y poser le losange, enfin la signature lumineuse diurne, fractionnée en plusieurs éléments, à la façon dont les véhicules d’interventions, ou les voitures officielles, se distinguent par une signalétique lumineuse spécifique ajoutée comme un équipement supplémentaire.
Ce visage a beau surdimensionner le fameux biscione, ou signer l’ouverture centrale du nom de la marque, manuscrit obliquement comme jadis certains modèles le proposaient, il n’évoque pas immédiatement l’origine du modèle. Mais après tout, c’est ainsi que se passent les résurrections : sur la route d’Emmaüs, les disciples de Jésus eux-mêmes ne le reconnurent pas alors qu’il marchait avec eux. Tout retour à la vie est une transfiguration. Junior voit le jour à une époque où la face avant d’une voiture populaire est plus massive qu’e ce qu’elle ne l’était jadis. Il s’agit d’occuper la surface pour lui donner une allure moins pachydermique, d’où l’étagement des sources lumineuses, les jeux subtils entre les éléments, optiques, ouvertures, calandre, protections, créant des ambiguïtés afin d’occuper le regard et perturber un peu la lecture des volumes. Si au premier abord ce visage surprend, on s’y fait vite, exactement comme on accueille le minois du nouveau né en l’intégrant immédiatement dans la famille.
Trouble dans le genre
Ce qu’on constate surtout, c’est que si Junior s’apparente à un SUV, il ne se donne pourtant pas l’allure d’un franchisseur. A la façon dont Ferrari a sorti un Purosangue qui évoque plus la polyvalence que le crapahutage, Junior n’excite pas en nous l’amateur de chemins creux et de terrains accidentés. On s’imagine plutôt le menant au sommet d’un col, le long d’une route côtière, ou de château en château, dans le Médoc. Sur les départementales vosgiennes, un e-2008 de 153cv est loin d’être un veau. Alors la perspective de disposer d’une centaine de chevaux supplémentaires est, a priori, plutôt plaisante, dans une carrosserie qui inspire davantage le dynamisme que la praticité. Si on veut bien croire le discours de la marque, affirmant que l’ingénierie s’est mise au diapason de l’esthétique, promettant un plaisir de roulage conforme à ce qu’on peut en espérer, on se dit que l’expérience pourrait être agréable.
A vrai dire, ce n’est pas le 2008 que Junior semble avoir dans le colimateur. En interne, c’est plutôt le DS3 qu’il a en ligne de mire, ou le Mokka dans le vizor. Le profil n’est pas fin, mais il n’est pas non plus si massif que ça. Pas plus, justement, que celui de ces deux cousins stellantiens. Plutôt que du gras, son physique semble fait de muscle. Ce n’est pas le corps sec d’un marathonien, mais l’espèce de concentré de forces entassées dans le physique trapu d’un lutteur. Un centre nerveux, un muscle bandé qui ne demande qu’à ce qu’on le libère afin qu’il le décoche, cet uppercut. Les ondulations du profil, la façon dont les volumes sont sculptés en douceur, sans arrêtes saillantes, concentrant les seuls angles vifs sur l’arrière, comme si celui-ci avait été tronqué, cette manière de montrer les muscles sans en faire des tonnes, de simplement faire affleurer la force sous la surface, comme un corps athlétique dont la musculature est juste suffisamment développée pour occuper tout l’espace intérieur du t-shirt, tendant harmonieusement le tissu afin qu’il drape au plus près les biscottos et les pecs, le design de façon générale est loin d’être aussi raté que ce qu’on prévoyait. On craignait de découvrir un engin un peu pataud dans son allure, et on se trouve finalement devant un équilibre des masses qui rappelle l’impression de gros jouet qu’on pouvait ressentir devant le premier Nissan Juke.
Castrato
C’est sans doute le postérieur de l’animal qui, tout particulièrement, provoque cet effet. Dans les quelques interviews données dans la presse, Alejandro Mesonero-Romanos assume d’avoir cherché à ancrer le design de Junior dans l’histoire de la marque, allant jusqu’à évoquer L’Alfa Giullietta SZ de 1961, surnommée Coda Tronca en raison de son arrière littéralement coupé net comme si une immense lame aiguisée l’avait amputée de son profilage postérieur. On pourrait évoquer, aussi, le fameux Spider qui nait en 1966 en Coda Lunga, et renait en 1969 débarrassé de son appendice caudal pour poursuivre sa carrière en Coda Tronca. Mais en réalité, Junior peut difficilement réincarner l’esprit des coupés et cabriolets des années 60. En revanche, s’il semble émarger dans l’équipe des petits SUV, on peut aussi le voir comme un lointain descendant de la compacte2 vedette chez Alfa dans les années 70/80 : l’Alfasud. Si on ne retrouvait pas dans le profil de celle-ci la radicalité esthétique des modèles que nous venons d’évoquer, il y avait dans son allure quelque chose d’un peu singulier, qui lui permit tout autant que certaines de ses caractéristiques techniques, de se démarquer de la production de son temps. Pas tout à fait petite, mais pas vraiment grosse non plus, elle profitait de son moteur boxer pour afficher une calandre fine, une face avant basse, tandis que son profil deux volumes prenait le temps de s’allonger un peu sur l’arrière, façon fastback, s’achevant sur un pan coupé dont l’oblique était parallèle à l’ouverture de la porte arrière et au retour, façon Hofmeister kink, de la vitre de custode.
Sur Junior, les proportions sont assez différentes : le capot est plutôt court, la porte avant empiétant carrément sur le passage de roue, comme sur une DS33. Mais à l’arrière, on retrouve cette façon pour le pan postérieur de faire écho au tracé de la porte. A vrai dire, plus on regarde le nouveau né, plus on se dit qu’il a bel et bien quelque chose de son ancêtre. Cette intuition, on peut la nourrir à une source encore plus nette, en regardant la façon dont sur certaines générations de l’Alfasud, a été traité le déflecteur aérodynamique caractérisant les versions Ti : le becquet noir situé au sommet du pan coupé postérieur encadrait celui-ci, redescendant le long des arêtes verticales, exactement comme le fait aujourd’hui la pièce noire qui intègre les feux de Junior. Et si on veut pousser encore un peu plus loin le petit jeu des comparaisons, on peut aussi trouver dans la découpe arrière du petit coupé Alfasud Sprint quelque chose qui évoque, aussi cette pièce ceinturant par le haut le même plan sur Junior :
Quadrifoglio verde
Voudrait-on davantage de référence aux spécificités du style Alfa, on jetterait un coup d’oeil aux jantes. A elles seules, elles sont un soulagement pour tous ceux qui s’inquiètent un peu de voir universalisées les formes tourmantantes et tourmentées développés ces temps-ci chez Peugeot et Renault. Cultivant les habitudes maison, les roues de Junior poussent le bouchon plus loin encore, vidant carrément les jantes de leur substance sur les versions haut de gamme, affinant les branches le plus possible, au point de les rendre squelettiques. Sans doute coûtent-elles quelques points de Cx, sans doute grèvent-elles l’espérance de roulage de quelques kilomètres, mais ne sacrifierait-on pas quelques kilomètres contre de tels trèfles à quatre feuilles ?
Le quadrifoglio verde, on le retrouve aussi dans un autre très gros clin d’oeil lancé à l’ancêtre Alfasud : les bouches d’aération latérales, qui reprennent le motif circulaire de l’ancêtre, et la tuyère barrée des quatre mêmes branches quadrillant à l’équerre les jantes. Evidemment, elles sont aujourd’hui plus évoluées, dotées d’un éclairage, décorées du serpent archétypique du blason Alfa, mais leur forme et leur positionnement tendent la main vers le passé pour y saisir ce qui de l’histoire de la marque peut encore être traduit au présent. C’est d’ailleurs à travers les emblèmes de la marque que cette survivance est entretenue. Ce serpent, on le retrouve un peu partout : dans le scudetto, sur le montant de custode, imprimé en grand format sur la sellerie de certaines finitions, dans les aérateurs. Clairement, ce modèle n’est pas fait pour ranimer la flamme dans le cœur des fans de la marque. Il a pour but de séduire ceux qui ne connaissent Alfa Romeo que de loin, ceux donc qui seront attirés par les signes extérieurs d’Alfaïté. Or, comme Junior ne singe pas un modèle du passé auquel le grand public pourrait se référer, il est nécessaire de plaquer sur ce modèle des signes maousse-costauds qui pourront l’apparenter, dans les esprits, à la famille qui l’accueille.
C’est sans doute pour cette raison qu’on ne trouvera rien de révolutionnaire dans cet intérieur. Pas d’interface homme/machine hyper sophistiquée, pas de mise en scène d’une IA au QI surdéveloppé supposée accompagner de façon inspirée chaque déplacement, aucune révolution dans l’agencement, pas d’écrans là où on ne s’attend pas à voir un écran, pas d’absence d’écran là où on s’attend à en trouver un, pas volant carré. Alfa fait les choses comme il faut, et comme on s’attend à ce que la marque les fasse. Ainsi, le combiné d’instruments, face au conducteur, reprend les deux fûts dans lesquels viennent se loger les informations, comme sur la majeure partie des Alfa Romeo depuis les années 60. L’ensemble est sombre comme l’intérieur d’une Alfa Romeo est censé l’être, les noirs sont profonds, les matériaux évitent l’ostentatoire sans pour autant faire pauvre, les sièges des versions sportives sont ce qu’on peut trouver de plus spectaculaire dans cet intérieur, mais c’est un spectacle déjà répertorié, qui satisfait plus qu’il ne surprend. Coté spectacle intérieur Cupra va beaucoup plus loin. Mais pour Alfa l’objectif justement, ce n’est pas d’aller le plus loin possible mais d’être pile là où la marque est censée se situer. C’est à dire là où une potentielle clientèle se trouve, déjà.
Say my name
Y a t-il désormais chez Alfa Romeo des tireurs d’élite ? Avec Junior, la marque fait-elle preuve d’un sens commercial digne d’une balistique commerciale à la précision chirurgicale ? Le tâtonnement autour du nom de ce modèle pourrait laisser penser que ce coup ci, encore, on y va au p’tit bonheur la chance. Pourtant, à regarder cette compacte on se dit que dans ses attitudes, dans ses proportions, dans son regard et dans sa disposition intérieure elle se situe à mi-chemin entre la modernité et le classicisme. Après tout, n’est-ce pas ce qu’on attend d’une Alfa Romeo ? Respecter suffisamment la tradition pour ne pas la reproduire telle quelle, résister à l’air du temps tout en insufflant dans les naseaux de la bête un air dont l’oxygène a été renouvelé, faire couler dans les veines raidies un carburant d’un nouveau genre susceptible d’ébranler de nouveau une machine qu’on croyait engourdie, cristallisée par le poids des ans ; donner un nouveau visage à une boite crânienne valant son pesant d’âge, dégourdir les jambes ankylosées à force de n’avoir pu parcourir le monde, réunir les fidèles autour d’un prophète transfiguré, inviter ces disciples à fouler de leurs pieds des routes anciennes nouvellement goudronnées, donner des signes de vie à l’intérieur même du caveau funéraire, pousser la porte de celui-ci pour laisser s’échapper dans le monde libre un esprit qu’on y croyait scellé pour toujours, regarder les fantômes du passé se ruer vers le soleil et prendre eux aussi la route, méconnaissables, incognito, nouvelles têtes, âmes anciennes, passer l’arme à droite, du trépas à une vie nouvelle, inespérée. Accepter la respiration artificielle d’un groupe industriel qui lui fait signer un contrat méphistophelesque, avoir du mal à se regarder dans le miroir tant on ne s’y reconnaît plus, si jeune devant une image si ancienne, renaître de ses propres cendres, sentir qu’on en a encore sous le capot et qu’un conducteur au volant se dit que, du coup, il en a sous le pied, entendre la portière se fermer, le clic de la ceinture, le bouton start qui s’enfonce sous l’index droit tendu, les écrans qui s’allument, l’œil qui scintille, le passage en drive et dans la foulée en mode sport, un coup de volant à gauche pour se sortir de l’emplacement, d’un coup de pied droit s’arracher à la mort et se la prendre une nouvelle fois, cette route d’Emmaüs ; repérer un fidèle égaré en file de droite et l’aborder d’un appel de phares, lui faire signe de se garer sur le bas côté. Bande d’urgence, réveiller en lui la flamme du désir, lui chatouiller les hormones et se rassurer en constatant que ça y est : il ne sait plus si ce qui l’attire tant est vieux au point de ne plus avoir d’âge, ou si ça respire la jeunesse à plein nez ; placer le pèlerin à l’exacte frontière entre deux perversions et l’amener à trouver ça diablement excitant, attendre patiemment qu’il se demande à qui il a affaire et lui répondre, comme si c’était une évidence : je suis l’Alfa. Je sais, je n’en ai pas l’air mais regarde les signes sur ma peau, jette un coup d’œil à l’intérieur. Tu me reconnaitras. Je ne suis pas tout à fait le souvenir que tu as de moi mais c’est normal : si tu veux que je vive aujourd’hui il faut accepter que je ne sois plus tout à fait ce que j’étais hier. C’est dans les corps caverneux que s’accumulent les forces de vie avant qu’elles ne se répandent dans le monde, regarde moi de nouveau et pousse la porte de ce tombeau, installe-toi au volant, cale-toi dans mon siège, pose tes mains sur mon volant ; tu trouves tes marques comme si ces surfaces portaient les stigmates de notre ancienne relation. Renoue avec moi, laisse-toi emporter dans notre mouvement commun. Tu as cru que Giulietta était une figure du passé. Tu as oublié qu’elle est en fait une héroïne de la Renaissance. Renais avec moi, cherche en toi les forces adolescentes, le souvenir de tes premières vibrations, de tes élans fondamentaux et ébranle-moi, mets moi en mouvement, électrochoque-moi, envoie dans mes circuits les 54 kWh que j’ai en stock et défibrille-moi le train avant. Un jour, je t’offrirai aussi l’essieu arrière. Tu ne me reconnais pas tout à fait hein, je ne te parlais pas comme ça jadis. Ce sont les mots nouveaux d’un discours vieux comme le monde. Giulietta, Romeo. Deux noms pour un seul et même être. A trop vouloir les unir il fallait bien qu’un jour surgisse leur successeur. Toute naissance est en fait la résurrection de ceux qui à qui il reste un peu de vie à transmettre et à propulser dans l’univers. Voici les amants réunis et fusionnés dans un seul et même nouvel être.
Junior ; c’est son nom.
- La Junior ? Le Junior ? On va opter pour Junior, tout court. ↩︎
- Car c’en est une. ↩︎
- Les esprits les plus éclairés et les yeux les plus affutés du forum Worldscoop ont repéré que les Fiat 600 et le Jeep Avenger partagent exactement les mêmes portes avant que l’Alfa Romeo Junior. ↩︎
C’est plutôt une bonne idée d’avoir pensé à l’Alfasud qui était une bagnole formidable. Ce coda tronca finalement évoque presque plus cette voiture que les véritables coda tronca Alfa. Ah, si quelque chose du succès des anciennes compactes pouvait revivifier cette marque, quitte à ce que ce soit avec des petits et moyens SUV….
On voit tellement peu de Tonale, que c’est presque un plaisir d’en croiser un. Il a perdu une bonne part de l’élégance du concept, mais ça reste une proposition douce qui a son charme, un peu banale, comme beaucoup d’Alfa plus ou moins anciennes dont la robe était anonyme. L’essentiel étant ailleurs à certaines époques.
Alors ce Junior est un peu plus percutant gràce à son arrière tronqué donc. Perso j’aime beaucoup ça, avec sa ligne sinueuse. Comme le pincement à l’arrière du toit et de la remontée en pointe de l’aile est un gimmick international, cette coupe vient donner de la personnalité au véhicule, et que ce soit Alfa qui le fasse est bienvenu.
Pour la face avant, je suis bien plus dubitatif. J’espère que ça n’aura pas un effet norauto comme sur la Clio 4, mais bon je ne pense pas! Par contre je suis très très inquiet concernant la pièce d »orfèvrerie » qu’a souvent été le scudetto….Et là, ça se voit clairement sur les vues rapprochées et de 3/4 que tu as mises: comment renouveler cette pièce? D’abord ce n’est pas une forme ici, mais plutôt une non forme, disons un creux dans une forme comme dans un papier découpé. Ensuite le méplat du haut n’est pas bien séduisant. Et enfin et surtout, cette idée saugrenue d’en avoir fait une nouvelle découpe de l’emblème à l’intérieur, qui peut être avait son aspect novateur dans les sketchs et a été retenu, mais apparait en photo ici comme un élément technique qu’Alfa aurait oublié de cacher par un volet! En gros ça me fait l’effet d’une trappe électrique où la prise aurait eu la forme du serpent et si on regarde vite on pourrait croire que le S du serpent est un fil de retenue de la prise qui pend! Il manque le volet pour refermer et cacher cette trappe originale! Même la zone plate supérieure fait penser à ces bouts de plastique moche qu’on voit dans les trappes ouvertes….bref
Regardez, notre Junior est électrique, et on le signifie en transformant le scudetto en fausse trappe électrique ouverte et traitée de manière artistique! Clin d’oeil génial ou gros problème de design ? C’est pourtant un des 2 points marquants de ce véhicule. Si le client n’aime pas non plus l’entourage des feux arrière, ça risque d’être compliqué pour l’acte d’achat…
Dans la circulation, ça passera probablement comme une zone sombre de scudetto, ton sur ton et simple comme il y en a eu un certain nombre dans le passé sans entourage chromé. Ou bien en fonction de la lumière, ça pourra faire penser à ce que je décris. Ne pas rouler en Junior au soleil en Italie mais dans un pays où le temps est souvent gris et si possible brumeux!
Ca ne semble pas du tout t’avoir interpelé.
J’aime bien l’image et l’expression « style Norauto », ça dit exactement ce que ça veut dire. Moi aussi j’ai un doute sur le haut de la calandre, que je préfère pourtant dans l’exécution plus contemporaine. Je n’avais pas du tout vu une prise électrique dans cet avant, mais maintenant que tu l’as dit, ça peut me traverser l’esprit en la regardant de nouveau. Je suis curieux de voir l’effet que produit l’ensemble dans la vraie vie, et en mouvement.