Cellule familiale

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De toutes les marques, Volvo est peut-être celle qui a le mieux compris qu’elle ne pourrait pas se mesurer à la Sainte Trinité allemande (Le père Benz, le fils BMW et le Saint-Esprit Audi) en chassant sur les mêmes terres, avec les mêmes armes. Le tripode du premium et de la Deutsche Qualität n’a aucune intention de laisser quelque marque que ce soit s’immiscer dans son Olympe mécanique, et ça fait belle lurette qu’elle a disséminé partout sur Terre, dans tous les secteurs du marché, dans les moindres niches de celui-ci, des demi-dieux sur-préparés à affronter les pauvres mortels qui oseraient défier les Dieux. Alors, il faut être malin, et adopter une stratégie un peu déviante. 

Mercedes, BMW, Audi sont puissants, mais ils sont un peu encombrés eux-mêmes par la force qu’ils incarnent. Ils le sont d’autant plus qu’au moment où le monde ne tourne plus de façon aussi nette autour de son axe masculin, les valeurs tutélaires de ces trois marques sont moins avouables, moins évidentes, et il sera difficile désormais de convaincre les foules que, si on a l’Audi on l’aura, la Femme. Une telle frontalité est délicate à manipuler désormais, et ces marques assez profondément testostéronnées doivent maintenant adopter un profil un poil plus modeste, plus ouvert à des formes d’affirmation de soi qui proposeraient des messages un peu plus subtils, si possible. D’où la descente en gamme, d’où cette façon en fait un peu méprisante et misogyne de proposer des petits modèles mignons bardés d’options cosmétiques permettant une soi-disant personnalisation, d’où une certaine tendance, particulièrement chez Mercedes, à donner dans le clinquant et le manque de distinction, et à inviter, carrément, Nicki Minaj, dont la distinction est, évidemment, mondialement reconnue, à venir poser son postérieur callipyge dans le baquet peut-être, du coup, un peu trop ajusté de la Classe A, pour venir participer vite fait à la publicité vantant les mérites de ce modèle. Problème : ce que nous dit la publicité, c’est que la Classe A n’est pas, avant tout, une voiture. Les mérites qu’on nous vend relèvent d’usages qui ne sont pas proprement automobiles. A strictement parler, on a l’impression que Mercedes essaie de nous vendre un assistant personnel auquel on aurait greffé des sièges et deux paires de roues. En somme, on téléporte l’image d’une femme qui n’existe pas dans une voiture qui n’en est plus tout à fait une. Il n’est pas certain que la stratégie soit à même de tracer, pour de bon, une place aux femmes dans le monde automobile. Et il n’est pas certain que cette façon de parler aux femmes soit vraiment féministe : regardez bien la tête que fait la conductrice à côté de Mme Minaj (mesure-t-on à quel point cette expression ne fonctionne pas ?) . Elle a tout de la bonne poire qu’on a bien baratiné, toute contente qu’on lui vende fin cher un service dont les petites lignes qui défilent à toute vitesse en bas de l’écran nous disent qu’en fait, c’est pas demain la veille qu’elle pourra l’utiliser.  J’allais conseiller de jeter un coup d’oeil, aussi, à la tête de Nicki Minaj, oubliant qu’en fait, comme tous les objets, elle n’en a pas. En fait, l’image qu’elle donne d’elle même dans la publicité Mercedes se passe, comme on dit, de commentaire. 

J’avais déjà écrit ici que Citroën fait partie des marques qui réussissent à parler de façon égale des hommes et des femmes. Les mecs n’y font pas les malins, mais ils n’y sont pas non plus sacrifiés. A vrai dire, les chevrons sont déjà passés à un stade où la relation entre hommes et femmes n’est plus un problème. Et il faut admettre que ça fait maintenant très longtemps que la marque développe une stratégie consistant, par exemple, à promouvoir des femmes aux postes de vente en concession, ou à leur proposer d’être de véritables interlocutrices sur les stands des salons auto, évitant autant que possible de les mettre en scène comme potiches et faire-valoir des carrosseries. Mais, du coup, chez Citroën aussi, on décrit une sorte de monde neutre et sans véritable problème, comme un mythe qui se situerait dans un après de ce monde ci, une utopie en somme, où hommes et femmes vivraient de façon indifférente au fait qu’ils sont hommes, femmes, au point qu’on se dit qu’ils pourraient tout à fait n’être ni l’un ni l’autre. J’avais déjà développé cette observation en commentant le clip qui accompagnait la révélation du C5 Aircross, et en décrivant l’absence de rapport net entre les personnages qui montaient à bord de ce nouveau SUV. 

If you got someone

Volvo va plus loin que ça, en proposant des campagnes publicitaires fortes et douces à la fois, qui avancent des situations qui ne sont pas courantes dans la communication automobiles, et des discours qui ne le sont pas davantage. Et la marque a le talent de faire ça très calmement, comme si ça relevait d’une évidence telle qu’elle ne nécessiterait ni ironie ni emphase pour être exprimée. Dans une publicité Volvo, tout semble aller de soi. 

Du coup, pour faire la promotion du break V60, la marque peut se frotter à LA notion polémique et problématique par excellence : la famille. D’un côté, ça tombe sous le sens : le break est par définition un véhicule familial. Et à l’heure où les SUV ont envahi le marché automobile, on peut dire que le break est d’autant plus familial que son propriétaire a, justement, résisté aux sirènes des SUV, préférant ne pas se faire ce plaisir et privilégier ce qui sera, directement mis au service de sa petite famille. Que le V60 soit familial, donc, on peut se mettre d’accord là-dessus. Mais en fait, Volvo a décidé de ne pas parler de ça. Non, la marque s’attaque à LA question qui interdit tout accord global : mais au fait, c’est quoi, une famille ?

Suit alors une alternance de plans vraiment réussis, montrant la voiture souvent à l’arrêt, de nuit, abritant petites familles endormies sur le chemin du retour après le spectacle de fin d’année, couples ayant rabattu la banquette arrière pour s’y étendre sous les couvertures, à moins qu’ils aient simplement baissé le dossier des sièges avant pour partager un temps de pause, main dans la main, ou bien qu’ils soient simplement passés sur la banquette arrière pour ne plus être séparés par la console centrale, et pouvoir regarder la nuit, à l’extérieur, depuis la V60 devenu abri de fortune. Toute la première partie joue sur une sorte de dialectique entre ce qui pourrait inquiéter et ce qui protège. La fatigue et le repos, la nuit et la lumière, la grande ville vue de haut et l’intimité de la voiture devenue cabane, la pluie dehors et les lumières chaleureuses du tableau de bord, le bain de minuit dans la mer obscure, et la mère protectrice qui veille depuis la voiture vigie. Le symbole le plus fort du spot est, dès lors, sans doute le phare dont le faisceau balaie, de haut, la cellule habitable, tandis que deux hommes, sur la banquette arrière, partagent simplement un moment de présence l’un à l’autre; l’un contre l’autre. Est-ce leur maturité qui leur donne cette audace ? Ils ont garé leur break Volvo en travers de la jetée, au pied d’un lampadaire, à portée de faisceau du sémaphore. Au-delà de la digue, c’est l’océan et la nuit, avec tous les périls qui guettent, mais au sein du port, ils sont en sécurité, et la voiture est comme un second port dans le port, qui les protège des dangers terrestres. Ils sont gays, ils sont ensemble, ce n’est pas un plan cul, ni un lieu de drague. Ils ont l’âge de ceux qui ont dû lutter pour pouvoir, ainsi, se tenir ensemble, tranquillement, l’un contre l’autre à l’arrière de leur voiture, et la voix off se fait l’écho des dangers qu’ils ont dû traverser en définissant la famille comme « ce qui passe à travers tout », et on devine bien ce qu’il aura fallu traverser pour se reposer ainsi sur ce quai, ce soir là, dans leur Volvo.

Il y a un détail, au milieu du spot, qui est vraiment, à ma connaissance, un cas unique, quelque chose qui en dit long sur le sérieux avec lequel Volvo a décidé d’aborder le propos que la marque souhaitait développer autour de la V60 : parmi tous ces couples amoureux, il y en a un pour lequel, comme on dit, il y a de l’eau dans le gaz. Et cette configuration est abordée sans aucune ironie, frontalement, dans un réalisme étonnant, sans édulcorer la scène, et sans rien y ajouter pourtant : dans la nuit périurbaine, un homme et une femme se tiennent à l’avant de leur voiture arrêtée. Dehors, la ville en contrebas est un décor pour lequel ils n’ont aucun regard; deux skaters passent, seul mouvement dans cette scène figée. A l’intérieur, un homme et une femme. Ou plutôt : un homme. Une femme. Désunis, le regard dans le vide, pas en colère, pas séparés, juste distants. Parfois, la personne qui est assise sur le siège passager peut être, pour le conducteur, l’être le plus étranger du monde. Parfois, le passager peut avoir le sentiment d’être conduit par quelqu’un qui se situe à une distance telle qu’on pourrait croire que tout contact a été rompu, même celui des reproches ou de la haine. 

Et cette première partie se referme sur cet extérieur nuit.

Un nouveau modèle familial

On sent que quelqu’un tient véritablement un propos quand il ne se contente pas de le prononcer une fois, comme on s’acquitterait d’une obligation, mais qu’il va jusqu’à réitérer le discours, et le répète. Et comme il n’y a pas de hasard, le couple gay revient une seconde fois dans le spot, sous une nouvelle forme : il fait jour maintenant, ce pourrait être le matin, l’antithèse de la première partie du film. On sort de chez soi, la journée commence et il faut bien aller là où elle va se dérouler, en déposant au passage les enfants. Les premièrs parents qu’on voit dans cette seconde partie sont des parentes : deux mères installent leur enfant dans son siège auto. L’image est parfaitement sereine, mais Volvo choisissant le réalisme, la voix off vient préciser un peu la situation : cette femme, et cette autre femme avec leur enfant, deviennent plus fortes. On devine en une image et une poignée de mots, que cette force est loin d’être de trop pour elles deux, que le chemin, pour en arriver là, a été long et difficile. Et on n’a pas besoin d’être imaginatif pour deviner quels obstacles elles ont dû franchir. Le talent des réalisateurs et concepteurs de ce spot, c’est qu’ils savent mettre l’accent sur le coeur de leur propos sans être contraignants et insistants, ce qui leur permet, après ces trois séquences fortes, de revenir vers des situations que, par habitude, on pourrait croire plus conventionnelles. En réalité, elles ne le sont pas. S’il fallait dégager un discours dans ce clip publicitaire, ce serait celui-ci : en matière de famille, il n’y a pas de convention. Et c’est assez étonnant, s’agissant d’une soi-disant valeur qui soulève souvent des mouvements populaires importants quand on en remet en question les définitions les plus traditionnelles. Mais, en multipliant les plans uniques sur des configurations de couples très différentes, le petit film parvient à mettre le spectateur devant cette évidence : en matière de famille, il n’y a pas de modèle. Et mine de rien, on est là sur une branche sacrément importante de la recherche sur le genre, aussi connues sous cet autre nom, en VO : les gender studies. 

Le break Volvo a-t-il encore une place au sein d’un discours aussi militant ? A vrai dire, on peut dire qu’il  a, en fait, toute sa place dans ce clip. Après tout, de quoi s’agit-il ? De mettre en valeur une nouvelle voiture familiale qui n’est ni une berline ni un monospace, et qui n’est pas non plus un SUV. Or le break, comme la berline, est une forme en perte de vitesse, considérée par beaucoup comme désuète, dépassée. Et le V60 ne sera pas celui qui viendra révolutionner cette part du marché. Elle se contentera de jouer une partition déjà connue, et de se singulariser en la jouant le mieux possible. Et elle y parvient : tout le conservatisme du break Volvo est rééquilibré par le renouveau de ceux qui vont le conduire et y être passagers. Et c’est parce qu’il se présente comme une institution immuable qu’il peut se permettre de mettre à l’abri ceux qui sont, eux, les formes nouvelles de propriétaires de ce type de voiture. 

C’est le moment d’emballer tout ça avec une formule simple. L’heure est venue de faire coïncider les mots avec les images, de synthétiser tout ça en une idée punchline, un conglomérat conceptuel efficace. Et le langage est ainsi fait que les pièces du puzzle finissent toujours par s’emboîter à la perfection. Franchement, pouvait-on trouver mieux que cette formule : « Le nouveau modèle familial » ? Ca fonctionne aussi bien en anglais qu’en français. On dirait que le vocabulaire avait été créé, depuis toujours, de façon à ce qu’on puisse en arriver, un jour, précisément là. On a presque envie de ne plus rien ajouter, tellement ça s’impose comme une évidence. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Dans la dialectique constante, dans le monde commercial, entre le maintien d’une tradition et la création de quelque chose qui ait au moins l’air d’être nouveau, Volvo trace ici une piste plus qu’intéressante : ce qui compte, finalement, ce n’est pas tant que le véhicule soit radicalement nouveau. Dans le fond, les automobiles ne se renouvellent pas tant que ça. Et si certaines marques, comme Citroën, peuvent faire preuve d’une certaine aptitude à la polymorphie, parvenant à se réincarner dans des concepts nouveaux, dans des formes radicalement renouvelées, Volvo ne peut pas se permettre de telles révolutions. Il a fallu des décennies pour que les angles droits de ses briques originelles s’assouplissent un peu pour dessiner les quelques courbes qu’on peut aujourd’hui contempler sur les modèles les plus récents. On ne peut pas en demander plus. Alors, malins, plutôt que révolutionner les voitures, ils font de leur constance quasi institutionnelle le lieu de vie de ceux qui, parce qu’ils sont les formes mutantes de l’humanité, ont besoin de sécurité et de constance pour pouvoir s’établir, se protéger et grandir. Finalement, le V60 est aux nouvelles formes familiales ce que l’école du Professeur Xavier est aux Xmen : le point d’appui, fixe et profondément fondé, sur lequel peuvent se développer des formes nouvelles, les gonds solides sur lesquels la porte peut s’ouvrir sur un nouveau monde, l’axe de rotation de la partie mobile de ce monde. 

On repense alors à la façon dont les breaks Volvo ont, toujours, constitué l’abri de fortune de ceux qui avaient tout perdu, sauf leur voiture. La marque renouvelle ici ce thème, en jouant sur un nouveau type de précarité : la stigmatisation culturelle menée par ceux qui prétendent au titre de modèle unique. Quand on a atteint un niveau de sécurité tel que les dangers de la vie se trouvent moins sur la route que dans la relation avec les autres, l’automobile ne promet plus de protéger des collisions avec les platanes, mais des dérapages des plus réactionnaires à ceux qui, volontairement ou pas, font un pas en avant vers un monde nouveau.

Particularismes locaux

Evidemment, le lecteur français se dit que cet article est étrange, puisque la publicité qu’il voit sur les écrans, depuis des semaines, ne raconte pas tout à fait l’histoire que je viens d’évoquer.

C’est qu’en réalité, le slogan « Le nouveau modèle familial » n’est pas utilisé sur tous les marchés. Ici, la conclusion est plus vague et contenue, elle dit « pour ce qui compte ». Passons sur le fait que, dès lors, ce qui est mis en avant, en France, c’est la valeur de ce qui est protégé. Et sur ce point, ne nous mentons pas, il y a un problème politique derrière ce genre de slogan, quand les voitures censées protéger ce qui compte valent si cher. Le présupposé de ce slogan, c’est qu’en dessous d’un certain investissement, soit on ne protège pas correctement ce qui compte, et on est irresponsable, soit ce qui se tient sur les places passagers ne compte pas vraiment. Mais sur le discours familial, affirmer que la famille, c’est « ce qui compte », c’est en faire une valeur en soi, et se diriger dans la direction opposée à la version de la publicité qui parle de « nouveau modèle familial ». Ajoutons ceci, qui n’est pas anodin : en France, on a droit à l’image du couple d’hommes, typés « matures » et « bears », installés sur la banquette arrière de leur break, dans la nuit perforée par le phare, sur le port. En revanche, on ne verra pas le couple de femmes qui installent leur enfant à l’arrière de leur Volvo. Or, que les couples de même sexe existent, ça n’a rien de nouveau. Et les représenter sur un port, de nuit, c’est faire, un peu, écho aux visions de Fassbinder dans Querelle de Brest, son interprétation filmée du roman de Jean Genet. Ce n’est pas ici qu’on trouve un propos radicalement nouveau. Ce sont ces deux femmes qui portent en elles ce potentiel subversif, parce qu’elles ont un enfant. En France, cette image nous est refusée, et on devine bien pourquoi : que les gays existent, c’est entériné, qu’ils puissent vivre en couple, c’est admis. En revanche, l’idée qu’ils puissent être parents, c’est quelque chose qui, dans les esprits, est très loin d’avoir fait son chemin. Dès lors, l’idée que la famille puisse être conçue sous différentes formes, et qu’il en existe différents modèles, c’est aussi quelque chose qu’une marque ne peut pas assumer frontalement.

Finalement, en France, le discours de Volvo est bêtement bourgeois : seuls ceux qui en ont les moyens peuvent dignement protéger leur famille traditionnelle. Et un couple d’hommes gays, dans la force de l’âge, peut gagner suffisamment pour se protéger lui-même. Et le break Volvo demeurera, ici, un modèle familial classique pour une famille traditionnelle. Ce faisant, dans la confrontation avec Citroën, qui s’aventure souvent, en matière de communication, sur des territoires voisins, on voit qu’il reste encore à la marque française un créneau pour être, véritablement, en avance sur son temps. On mesure aussi, dans notre pays, quel risque cela impliquerait.

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