Even in the quietest moments
I wish I knew what I had to do
And even though the sun is shining
Well I feel the rain, here it comes again, dear
And even when you showed me
My heart was out of tune
For there’s a shadow of doubt that’s not letting me find you too soon
Supertramp, Even in the quietest moments
Pas faits pour l’emploi
Il y a, malgré tout, un peu de vrai dans la mythologie qu’on nous sert à propos du travail : quelque chose dans l’univers du labeur grandit l’homme, ne serait-ce que dans la mesure où le boulot est la condition de vie de l’être humain : la nature n’offrant pas les conditions de notre survie, il faut bien qu’on l’assaisonne à nos besoins, à moins d’organiser collectivement notre propre disparition. En fait, on pourrait être d’accord avec ceux qui nous gouvernent s’ils n’entretenaient pas une confusion permanente entre les termes « emploi », et « travail ». Et sans doute cette confusion est-elle d’autant plus facile à entretenir dans nos esprits que, par chez nous, très peu de travailleurs œuvrent de façon indépendante : l’écrasante majorité d’entre nous est employée. D’où l’illusion selon laquelle travailler, c’est être employé.
Et comme l’employé est aussi un consommateur (c’est principalement pour cette raison qu’il accepte qu’on l’emploie), il est naturel que dans la publicité, on voit le consommateur comme employé. D’où les multiples plans dans lesquels on voit le jeune cadre dynamique sortir d’un immeuble de bureaux, passer des heures en réunion, pianoter sur le clavier de son ordinateur, livrer de la marchandise, entrer ou sortir du parking de son entreprise, distribuer des feuilles blanches à ses collègues, lors de réunions singées pour l’occasion. Très rares sont les représentations du travailleur/consommateur qui ne caractérisent pas le personnage principal comme un maillon parmi d’autres dans une chaine hiérarchique. Du coup, finalement, on voit peu le consommateur travailler réellement, on le voit plutôt donner des signes d’affairement, ce qui est sur le fond assez différent.
We can be working class heroes
Si on veut voir de véritables travailleurs travailler, il faut aller du côté des USA. Ce n’est pas que les employés n’y existent pas. C’est plutôt que ce qu’on y célèbre, c’est l’activité plutôt que le statut. Ainsi, le travailleur dans les commercials les plus épiques, est toujours un homme solitaire, plus rarement une femme seule, se fatiguant à la tâche comme s’il ou elle était isolé de tout réseau professionnel, indépendante de tout écosystème laborieux. Peu de collègues, beaucoup d’espace autour de soi, des relations avec les autres réduites au minimum et, si relations il y a, elles ne relèvent pas d’une hiérarchie d’entreprise : on peut travailler en commun, mais selon une coopération horizontale et égalitaire, parce que chacun se conçoit de façon autonome, presque autarcique.
Quel rapport avec l’automobile ? Ceci : aux USA, le travail est une culture, et peu importe le fait qu’il s’agisse en partie d’un mythe, ou d’un mensonge : la représentation qu’on donne du travail n’associe pas celui-ci au statut d’employé, mais à l’activité propre de celui qui travaille, fondant la valorisation du travailleur sur son action, son savoir-faire, la force qu’il développe, l’autonomie dont il fait preuve. Bref, son métier ou sa profession. Pas son titre. L’automobile appartient et participe à la culture, aux USA plus encore qu’ailleurs. Il est dès lors naturel qu’on trouve dans la culture de cette nation des liens entre les modèles proposés, tels qu’ils existent et tels qu’on les représente, et le monde des travailleurs. Parce qu’ici, le labeur n’est pas méprisé, le travailleur est valorisé en tant que tel, pour ce qu’il fait, et pas seulement pour ce qu’il rapporte.
Let Us Now Praise Famous Men
On pourrait développer longuement le lien qu’il y a entre l’univers du travail et l’attrait que ce marché a pour les pickups. Mais à vrai dire, cette introduction avait pour but d’ancrer le nouveau micro-film de Matthew P. Rojas, réalisateur texan dont on aime suivre la carrière, dans l’univers qu’il ne cesse de célébrer : celui des hard-workers, de ceux dont la tête place, entre leurs mains, un savoir-faire particulier qu’ils ont à coeur d’entretenir et de parfaire dans des réalisations ne se réduisant, jamais, à la simple répétition d’un même geste, en mode mécanique. Derrière les gros bras et les mains robustes, derrière les tenues professionnelles et les manches retroussées il y a toujours, chez Matthew P. Rojas, l’intelligence en oeuvre, la pensée transformée en action, et un sens profond de la relation humaine, que celle-ci se déploie dans l’appartenance à la communauté, ou dans une forme plus personnelle d’attraction, de tension entre les êtres humains.
Et ce qui nous intéresse ici particulièrement, c’est que ces lignes de force, qu’on retrouve dans chacune de ses réalisations, passent entre autres par la mise en scène des bagnoles.
Quiet Moments mostly ne déroge pas à cette règle. Ce très court métrage d’à peine plus d’une minute pourrait bien être une publicité hyper discrète pour la marque Carhartt. Car oui, si le professionnalisme s’incarne, aux USA, dans l’automobile, il le fait aussi dans le vêtement. A vrai dire, il est difficile de dire si ce film est une publicité totalement envahie par l’art cinématographique de Matthew P. Rojas, ou si c’est un film de Matthew P. Rojas dans lequel il y aurait, très discrètement, du placement produit. Peu importe en fait : chez ce réalisateur, les films publicitaires portent la marque de leur auteur, et c’est sans doute ce qui contribue à leur honnêteté : ce sont des films sur les travailleurs, réalisé par un travailleur. Des artisans filmés par un artisan cinéaste, cinématographe même, comme l’aurait dit Robert Bresson, puisqu’il écrit avec du mouvement plutôt qu’avec des mots, puisqu’il met en scène des figures plutôt que des personnages, et encore moins des stars.
70’s
Et puis, il y a les bagnoles. Souvent présent dans le cinéma de Rojas, l’univers automobile apparaît comme un système d’objets, d’outils, mais aussi de signes, de témoignages d’une forme de vie, de choix d’existence, de trajectoires personnelles et collectives et de valeurs même. Ainsi, dans Quiet Moments mostly, la relation sinusoïdale entre une femme et un homme est marquée par la présence de deux bagnoles. Deux véhicules proposant à deux passagers, pas plus, de se déplacer sur les cahots d’une vie oscillant entre mouvement et repos, attraction et distance, sérénité et trouble. Deux vénérables engins. L’un typiquement ricain, un pickup Chevrolet Silverado des années 70, à moins que ce soit son frère jumeau, le GMC Sierra. L’autre tout droit venu de l’Empire qui, depuis le Texas, semble être celui du soleil couchant : un auguste Toyota Land Cruiser, conduite extérieure Stetson au vent sur l’herbe sèche et rase des plaines texanes. Portières sans vitrage en place, mais parebrise rabattu, comme si malgré les dangers autrement plus nombreux que les gages de sécurité, il fallait avancer sans protection vers l’aléa en saisissant ce qu’il y a insuffler d’air respirable, d’accalmie météorologique, de baisse provisoire de la tension. Alors, un tout-terrain archaïque peut faire l’affaire pour rouler ensemble, le temps qu’un tel transport amoureux dure ; c’est à dire provisoirement. Le pickup Chevy est là pour les temps plus sombres, les éloignements temporaires, les prises de distance censées aplanir les choses, calmer les nerfs, faire baisser la tension ambiante, faire cavalier seul un moment avant de pouvoir, de nouveau et malgré tout, tenter une approche dans la benne et parcourir le territoire, en tandem. Ici comme dans Interstellar, c’est en pickup qu’on se quitte. Et dans cette plaine à la sécheresse incendiaire, c’est en franchisseur de poche qu’on se retrouve.
American Gothic
Matthew P. Rojas utilise les éléments du vocabulaire classique du western, tout simplement parce que c’est manifestement sa culture. Pas seulement parce qu’il a manifestement été nourri par ce cinéma là, mais aussi parce que, tout simplement, cet univers visuel est aussi son cadre de vie, qu’il documente en le célébrant, qu’il célèbre en le documentant. Alternant les mouvements saisis par les moyens offerts par la technologie moderne, et les plans fixes qui sont autant de portraits reprenant les poses classiques du genre, devant des cieux parfois sereins comme un espace infiniment continu, parfois plus contrariés, il réinterprète à son tour les éléments de ce style pour en tirer une imagerie nouvelle et classique à la fois, provoquant un étrange effet de réalité distante et pourtant presque tactilement palpable, de très grande précision visuelle pourtant mise à distance par une espèce de flou, comme si un filtre de sentiments, certains d’une très grande sérénité, d’autres nettement plus violemment contrastés, tissaient leur toile entre le regard et ce qui est regardé, reproduisant entre le spectateur de son film et les personnages les barrières métalliques qui les unissent ou les séparent, selon la direction que prennent leur regard vers des horizons tantôt communs, tantôt antipodes.
Il y a, dans la manière dont l’homme et la femme américains se représentent, une aptitude à signifier le travail même quand ils ne font rien. Parce qu’à l’image ils s’installent là où on ne peut pas laisser les choses telles que la nature les a faites si on veut y vivre, parce qu’ils ne renient pas leur qualité de travailleur, s’habillent comme des travailleurs, marchent comme des travailleurs, demeurent dans l’environnement qui est aussi leur cadre professionnel. Il n’est pas étonnant dès lors que leurs bagnoles soient, aussi, témoins de leur activité. Si Grant Wood peignait aujourd’hui American Gothic, la fourche centrale serait remplacée par un pickup Chevrolet des années 70, et la fille de cet austère fermier s’imaginerait, dans les profondeurs les plus secrètes que ses rêveries mélancoliques pourraient contenir, traçant de longues diagonales à travers les surfaces poussiéreuses de ce Texas qui la vit naître, qui la regarde vivre, qui la verra mourir, au volant d’un Land Cruiser rouge vif, à l’air libre, comme si elle chevauchait bareback un quater horse rétif et complice à la fois, une puissance naturelle susceptible de lui transmettre quelques vibrations fondamentales.
Even in the quietest moments
Quiet Moments mostly s’ouvre sur une affirmation qui constitue, aussi, le programme de ce très court métrage : tout est une question de rythme, de balancement entre des opposés. Matthew P. Rojas joue des contrastes entre repos et mouvement, attraction et éloignement, douceur, tension, travail et repos. Il fallait à ces deux êtres deux engins motorisés, dont les trajectoires se croisent lors de leurs moments d’apaisement, avant de reprendre davantage de champ quand l’orage gronde au loin au point de résonner et fissurer l’ici, et le maintenant. Les plans oscillent entre l’enclos à bétail et les paysages ouverts sur l’open range, d’un côté à l’autre de la barrière qui sépare l’univers clos du couple et l’espace infini sur lequel peuvent s’ébrouer les tensions et le déchirements. Une autre dialectique se joue au cœur même des deux bagnoles. Chacune dispose d’un siège passager car personne, même le plus puriste des lonesome cowboys, ne roule en monoplace. Mais cette place passagère n’a de sens à être occupée que dans la mesure où elle constitue aussi, parfois, une place vide. La vie est structurée comme un rythme qui fait se succéder la fusion et l’espacement, la symbiose et la distance. Comme une respiration, le souffle repris après l’éreintement du labeur, la recherche d’une bouffée d’air frais au-delà des limites du confinement amoureux. Depuis le volant, la main droite posée alternativement, sur la cuisse aimée, ou sur le skaï râpé d’un siège vide ; le visage voisin dans le rétroviseur ou l’appui-tête avec en arrière plan, le paysage déserté qui défile. L’apaisement, et le soupir.