Dans quelques jours, vous allez me trouver tellement incohérent que vous allez vous demander si je ne développe pas en douce une petite schizophrénie. Je vais fournir à mes étudiants, prochainement, une petite analyse critique d’une publicité bien foutue pour le Lamborghini Urus, qui est fondée sur l’idée que plus on en a, plus on peut en faire, et plus on libre et heureux. Et l’idée ce sera de démontrer qu’il n’y a là pas grand chose de véritablement libre, et qu’on peut fortement douter que ceci puisse contribuer à un quelconque bonheur. Au contraire.
Mais hier, Porsche a diffusé le spot accompagnant le dévoilement de la nouvelle 911 turbo S. Et c’est exactement le même discours. Et si j’étais cohérent, je pondrais un texte mi-ironique, mi-scandalisé, accusant Porsche de jouer le jeu de la surenchère permanente, d’alimenter la soif de performances toujours accrues, de la puissance toujours plus importante, de l’infini et de l’au-delà. Et on sait que cette quête d’identité est en fait un non sens, une errance absurde, un manque qui se creuse au fur et à mesure qu’on le satisfait, un tonneau des danaïdes, une plaie dont on gratte la croûte pour qu’elle ne cicatrise jamais. Asseyez vous dans le siège baquet, prenez le volant en main, pied sur le frein, bouton démarrage, donnez un coup de gaz au point mort, et rêvez déjà de faire la même chose dans sa remplaçante.
Mais non, ce n’est pas ce que je vais écrire, parce que ce qui est douteux, critiquable et outrancier pour le SUV Lamborghini, ne l’est pas pour la 911. Devant cette voiture, je suis comme désarmé, et soudain privé de tout esprit critique. C’est peut-être parce que la Lamborghini relève de l’envie : on la veut parce que d’autres la désignent comme devant être possédée, elle participe à l’univers de la comparaison. Si elle n’est pas « plus » que les autres, elle n’est rien. La Porsche étant d’emblée superlative, elle peut ne se préoccuper que d’elle-même. On ne la compare pas, elle se positionne uniquement vis à vis d’elle-même , à la verticale, de génération en génération, et à l’horizontale, selon ses multiples, et classiques déclinaisons. Sur la route, la reine mère, c’est la Turbo, et ce depuis que la Turbo existe. Elle roule, souveraine, avec sa cape flottant derrière elle. Autoritaire, elle trace fièrement sa trajectoire en file de gauche, le petit peuple automobile se rangeant sur le côté à son approche, et si une concurrente lui résiste, d’un coup de gaz à l’arrière des roues arrière, elle s’assoit un peu plus encore sur son essieu moteur ou du moins, sur celui des deux qui motrice le plus, et elle laisse les courtisanes sur place. Elles ne résistent pas. Elle savent. Il y a quelque chose du droit divin dans certaines hiérarchies, et il ne fait jamais bon déchaîner les foudres célestes. Si la Lamborghini excite l’envie, la Porsche, elle, relève du désir, et c’est pour cette raison qu’on plonge en elle comme dans un abîme infini : le désir est ce mouvement qui poursuit ce qui ne peut être atteint. Aller de génération en génération du coupé Porsche, c’est entretenir avec elle une quête asymptotique.
Campée sur ses fondations, la 911 se dépasse certes, mais chaque nouvelle version ne parvient pas à abolir les précédentes et n’essaie même pas, d’ailleurs, de les effacer. Les gènes fondamentaux sont toujours là, actifs, efficaces, offrant au coupé ses forces originelles intactes, quand bien même celles-ci sont désormais décuplées. Ainsi peut-on certes s’asseoir à son volant et rêver d’ores-et-déjà à sa prochaine génération. Mais tout l’art de la 911 est de permettre, aussi, de prendre la route à bord du dernier modèle, et de désirer profondément embarquer dans la toute première. En mode Ripley, se réincarnant d’épisode en épisode, la 911 se réplique, chaque fois nouvelle, toujours fidèle à elle-même. A son bord, c’est une éternelle première fois qui se rejoue, à l’infini.
Des photos en veux-tu en voilà. Plein. Porsche nous gâte. On sait qu’on n’en aura jamais une, parce qu’il faudrait changer trop de choses dans sa vie, et on n’y tient pas. Mais elle est là, on sait qu’à la différence d’autres modèles, on en croisera parfois, sur la route, roulant vraiment. On n’est pas de son monde, mais elle est un peu du nôtre. Heureusement, il reste possible en ce monde d’apprécier ce qu’on ne possède pas.