El Camino

In Art, Chevrolet, Clips, Constructeurs, El Camino
Scroll this

La tradition peut avoir du bon quand on peut trouver, en elle, un lieu ou demeurer. Et dans la longue tradition du rock, il y a un usage étrange, pour cette culture populaire censée être opposée à toute forme d’autorité, qui consiste à accepter, pourtant, de reconnaître comme « boss » celui qui, mieux que les autres, aura su imposer les formes dont il est l’auteur : le timbre d’une voix, un phrasé, une façon unique de faire résonner les thèmes anciens, une écriture, une gueule, un look, un imaginaire… un monde en somme, fait de réalité, de fidélité, et de création ; une oeuvre en somme. Alors, quand on annonce que Springsteen va sortir un nouvel album, c’est un peu comme si on nous disait, à la fois, qu’on va revenir à la maison, et qu’on prendre la route. 

Parce que si Bruce Springsteen fait depuis longtemps partie de la famille, s’il est une version agrandie à l’infini du rapport intime qu’on pouvait entretenir, gamins, avec ces braves types qui semblaient s’inviter, chaque samedi soir dans le salon via la télé, les Eddy Mitchell, les Johnny, pour lesquels il est un peu ce que Zeus pouvait être à Héphaïstos, sa musique, elle, n’est pas une musique de salon, elle est faite pour les grands espaces; et si on l’écoute au casque chez soi, il est impossible de ne pas fermer les yeux pour se laisser aller, en passager sur la banquette du pick-up, Bruce au volant, coude à la portière, cruisant à 55 mph sur un ruban tracé tout droit à travers une flopée d’Etats aux noms plus ruraux les uns que les autres. On s’assoupirait, hypnotisé par le défilement de la bande de séparation jaune, bercé par sa voix fredonnant « Pony boy, pony boy, won’t you be my pony boy, Giddy-up, giddy-up, giddy-up, whoa… My pony boy… ». Pour un peu, on se laisserait aller à caler la tête sur son épaule, après avoir évidemment décalé le stetson sur le côté. 

Bon, hum, bref. Springsteen sort le premier single de son album à venir, et c’est un peu comme si on donnait un coup de démarreur pour ébrouer un vieux V8. Hello Sunshine fait penser à plein de très bonnes choses. Au Everybody’s talking de Harry Nilsson en premier lieu, dont il reprend le style mélodique, la nonchalance attentive, comme s’il venait nous dire un truc important à l’oreille, un truc grave, mais pas un truc pesant. C’est purement amical et bienveillant, il n’y a pas de reproche, juste le constat d’un goût grandissant pour la solitude. Et si c’est son goût à lui, il nous le raconte en s’en excusant presque, et si c’est son goût à soi, pas d’souci, il comprend, il ne fait que passer. Et en envoyant un clin d’oeil vers Harry Nilsson, ça fait aussi penser à Macadam Cowboy, avec sa dose de rêve américain, et l’antidote qui évite de se laisser charmer, un film dont on retient, avant toute désillusion, le mouvement consistant à partir de chez soi, pour aller vers l’ailleurs, le renouveau, et à travers les autres, soi-même. La route quoi. 

On n’imagine pas Springsteen rester longtemps à la maison. En fait, on ne l’imagine même pas avoir une maison. On le voit plutôt crécher à l’arrière d’un Peterbilt, ou cruiser de motel en motel, indifférent à la qualité de l’accueil, désirant même qu’il n’y ait aucun accueil, juste se garer devant la porte de la chambre, attraper le sac de voyage dans la benne, le jeter sur le lit et s’y vautrer, santiags encore aux pieds. Sueur, poussière, musique. Une virée au distributeur de glace, histoire de rafraîchir tout ça, une petite nuit de sommeil sous l’éclairage intermittent des enseignes lumineuses, un coup de démarreur, et c’est reparti.

Springsteen est lié à la route parce que parmi les récits les plus intenses qu’il ait livrés, il y a cette histoire de Highway patroman, ce flic qui doit arrêter son propre frères, pris en étau entre deux impératifs moraux, une vraie tragédie qui se jouerait sur les sièges en skaï de la Buick immatriculée dans l’Ohio de Jack, ce frère, et de la voiture de patrouille au volant de laquelle il va, malgré tout, le poursuivre. Il est lié à la route parce que tout l’album Nebraska semble avoir été enregistré au volant, ou dans la benne du pick-up. Il est lié à la route, par le boss est l’homme des tournées, et que les tournées, ça se passe en bus, sur le bitume, à aller de ville en ville, de chambre d’hôtel en chambre d’hôtel. Il est lié à la route parce que sur les pochettes de ses albums comme dans ses clips, il est souvent accompagné d’une bagnole : un cabriolet Cadillac Deville, pour Tunnel of love (photographié par Annie Leibovitz, soit dit en passant), une Corvette noire de 1958 sur Chapter and Verse, le capot d’une bagnole indéterminée, sur une route anonyme, sur la pochette de Nebraska. Et puis la T-Bird du clip de I’m on fire. Mieux encore, sa musique fait moins référence aux bagnoles elles-mêmes qu’à la route, parce que c’est ce qui importe évidemment le plus : le ruban de goudron, les bas-côtés, les villes traversées, les vies croisées, c’est là la matière première de ses récits, et le tissu de sa musique. 

Alors, quand sort ce nouveau titre, Hello Sunshine, premier extrait de l’album à venir, Western Stars, et que ce titre n’a pas vraiment de clip dédié, mais une vidéo projetant les paroles de la chanson sur les images d’une route parcourue à bord d’une Chevrolet El Camino SS, on se dit que l’heure de reprendre la route est venue. Tout est là. Les paysages en format scope, solarisés ; les couleurs écrasées par la lumière à laquelle rien de fait obstacle dans cet univers sans ombre, la route qui s’écoule comme l’eau d’un fleuve, la carrosserie lustrée sur laquelle se reflète le pays, comme sur grand écran. La bagnole, choisie avec soin. Un crossover avant l’heure, hybride de coupé et de pick-up. Un engin de chantier racé, un racer prêt à partir à l’aventure, le truc qui est, au choix, monstrueux ou génial, une bagnole de caractère en tout cas, autant capable de cruiser calmement, ou de piquer une pointe pour se débarrasser des emmerdeurs. Tout ce qu’il faut pour célébrer ce mariage avec le soleil, heureux élu au rôle de compagnon d’une vie. L’appellation SS peut sembler un peu incongrue, mais elle est l’ancêtre des finitions S, RS, ou GT, bref, elle était le prélude du premium, c’est à dire que le sigle entretenait la confusion, puisqu’il fut posé sur les ailes de modèles parfois réellement boostés mécaniquement, parfois seulement dotés des attributs esthétiques de telles performances. Et au quotidien, il faut bien admettre que l’allure de la performance suffit amplement. Reste que sur l’El Camino, l’exercice est esthétiquement réussi, parce que la ligne est splendidement tracée, la benne ne se laissant pas deviner de profil, celui-ci ressemblant à un fastback qu’on aurait étiré un peu au-delà du raisonnable, et que bien chaussée, et bien équipée, le pick-up perd toute son allure utilitaire pour devenir, simplement, un enfin capable de bien des choses, et c’est là, en toute simplicité, la définition de la puissance.  SS comme Super Sport. SS comme SunShine aussi, évidemment. 

Western Stars sortira donc en Juin. Ca laisse juste le temps d’aller faire la révision, parce que quelque chose nous dit qu’il va y avoir de la route à faire. Quelque chose comme, par exemple, le track-listing : 

Western Stars Track Listing
1. Hitch Hikin’
2. The Wayfarer
3. Tucson Train
4. Western Stars
5. Sleepy Joe’s Café
6. Drive Fast (The Stuntman)
7. Chasin’ Wild Horses
8. Sundown
9. Somewhere North of Nashville
10. Stones
11. There Goes My Miracle
12. Hello Sunshine
13. Moonlight Motel

La route, l’auto-stop, les rouleurs, les trains, la ruée vers l’Ouest, les bars sur le bord de la route, les cascadeurs, les perspectives, dans tous les sens, des alentours aux horizons, les bornes, tout ce qui va de l’avant, jusqu’au repos.

Tout un programme.

Comme un road-book. 

 

Submit a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Follow by Email
Facebook0
LinkedIn
LinkedIn
Share
Instagram