En 1967, deux titres de presse s’intéressent au monde automobile, tous deux possédés par un couple de passionnés, Jacques Riquier et sa femme, Bronka Abramson. Deux titres parmi beaucoup d’autres, Le Commerce automobile belge, au titre, disons, peu inspiré, et Routes, qui donne a priori davantage envie, bien que je n’en aie encore vu aucun numéro. Passionnée, Bronka Abramson l’est aussi, de cinéma, ce qui la pousse à créer une boite de production, Elisabeth films, à Bruxelles.
Elle est d’origine polonaise, et a gardé des contacts avec les cinéphiles de son pays natal, auxquels elle demande de la mettre en contact avec un cinéaste local, avec qui elle pourrait travailler. Il se trouve qu’il y a, justement, deux jeunes cinéastes qui souhaitent venir travailler « à l’ouest ». L’un d’eux s’appelle Roman Polanski, l’autre Jerzy Skolimowski. C’est ce dernier qui la rencontre, et ils se trouvent des longueurs d’ondes semblables, partageant des goûts communs, en général pour les belles choses, et en particulier pour les belles images ; et les belles voitures. Surtout, il est gonflé, visuellement audacieux, nourri aux courants cinématographiques de son époque, grand amateur de la Nouvelle Vague, qui le lui rend bien, sans pour autant se plier à un quelconque dogme ; il est libre, et avant tout, c’est un cinéaste. Ce qui signifie que, quel que soit son sujet, quel que soit son scénario, il fait avant tout des images, il cadre, il saisit, il capte le mouvement pour, ensuite, le remonter.
Avec Bronka Abramson, un accord est vite trouvé : le film qu’elle produira pour lui sera peu coûteux, et il montrera des voitures. A partir de là, Skolimowski peut faire ce qu’il veut. Et ça tombe bien, parce que de la volonté, il n’en manque pas. Ou pour le dire plus précisément, il est mis en mouvement par ce que Nietzsche aurait appelé une profonde volonté de puissance, c’est à dire qu’il est porteur d’une énergie qui se doit de passer à l’acte pour ne pas se perdre en velléité, en intention stérile, en simple projet avorté .
Le film s’intitulera Le Départ. C’est à dire qu’il est un début, l’initiation d’un mouvement nouveau, une direction non encore explorée, et il est un achèvement, car un départ est aussi une rupture avec quelque chose qu’on quitte. Il y a évidemment là quelque chose qui se dit de Skolimowski lui-même, qui vient vers l’ouest pour y connaître un renouveau artistique. Et c’est peut-être le sens du plan d’ouverture, qui révèle Jean-Pierre Léaud émergeant d’un pull-over qui lui colle au corps comme une seconde peau.
Le synopsis est simple : Marc veut participer à une course automobile. Pour cela, il a besoin d’un bolide, qu’il va devoir voler car la 911 de son patron, qu’il comptait « emprunter », n’est pas disponible. Film urbain Le Départ est un prétexte permanent pour mettre en scène une multitude de motifs visuels. Les travellings , les panoramiques, les faux panoramiques suivant la 911 contournant un immense rond-point. Assez rapidement, on comprend que le propos est purement esthétique, la forme s’imposant toujours contre la cohérence du récit, ou la continuité des plans. Ainsi, lorsqu’il filme la Porsche dans sa première virée, lancée sur route ouverte dans un aimable duel avec une Mustang, il retire sur les plans serrés les longue-portée qui viendraient gâcher le plan en l’obstruant, alors qu’ils sont présents sur les plans larges. De même, on multiplie les faux raccords, au fil desquels on rompt avec la continuité temporelle, ou le placement des objets dans le décor, tout comme le son et les dialogues post-synchronisés, comme chez Godard, déréalisent tout, et empêchent d’adhérer à l’action, aux situations, contraignant à privilégier l’image, et rien d’autre. La cohérence, la continuité, le réalisme, peu importe, on s’en fout. L’important, ce sont les motifs. Et le motif automobile est, au départ, partout, comme le montre la scène de l’altercation avec le propriétaire d’un scooter, qui a lieu devant d’immenses publicités pour les Simca de l’époque, recouvrant un ensemble immobilier à vendre, laissé à l’abandon. Privilège du mouvement sur ce qui se tient immobile. Privilège, donc, au cinéma.
Le Départ fonctionne à l’énergie pure. Celle de Léaud, évidemment, constamment imprévisible, passant d’un état à l’autre, tantôt séducteur, tantôt violent, tantôt raffiné, tantôt brutal, capable aussi bien de maîtrise et de douceur que d’un manque total de contrôle de ses gestes, et de ses sentiments. Marc est un adolescent, un être qui passe d’un état à un autre, à moitié dans le monde adulte, à moitié dans l’enfance. A moitié autonome, à moitié dépendant, riche et fauché, responsable et inconséquent. D’un côté, il joue aux petites voitures, imite Buster Keaton dans le bon vieux gag du suicide au tramway raté, de l’autre, il rencontre une femme en compagnie de laquelle le mouvement se fait poétique, contemplatif, quand bien même il se fait à mobylette.
Les plans saisis au beau milieu du salon de l’auto de Bruxelles, sans prévenir les visiteurs, en disent long sur la don de Skolimowski pour transformer tout en cinéma, mêlant la fiction au réel, au point qu’on ne sait plus lequel nourrit l’autre. Quasi documentaire lorsqu’il capte les regards, les gestes de ceux qui bâchent les voitures au moment de la fermeture, fictionnel quand il s’agit de les filmer, lui et elle, partageant un début de soirée dans le coffre d’une berline, en planque, lieu de complicité et de tension, comme si aucune situation ne pouvait s’installer durablement. Et c’est pourquoi on passe du monde clos du coffre de la berline à l’univers infini de l’Austin coupée en deux, réunissant les deux amants en se reconstituant, avant de les retrouver, à l’air libre, dans un portrait en plan rapproché magnifique.
L’énergie, c’est aussi celle de Krysztof Komeda, dont la musique irrigue le film exactement à la manière dont Léaud est constamment versatile, épousant la volubilité et les capacités d’adaptation de la caméra de Skolimowski, comme s’il s’agissait, à tout point de vue, tant dans l’image, le jeu, que la mise en son, d’expérimenter et documenter toutes les possibilités du mouvement, et de l’association entre les différents régimes de déplacement, des êtres, des objets mobiles, et évidemment du regard. Cette vie, cette énergie créatrice est, de bout en bout, sensible plus encore qu’elle n’est visible, parfois mise en évidence par sa mise en danger, comme dans ce plan si simple, et si intense, où Léaud se plante, négligemment, une énorme épingle à nourrice dans le bras; en punk. On glisse et on saute de plan en plan, de scène en scène. Les motifs sont repris, sous des interprétations nouvelles, le même rond-point est parcouru de nouveau, au volant d’une Mercedes cette fois-ci. Une 280 SL, une « pagode », qui le déçoit un peu, parce que, avec une Porsche, ça va…. beaucoup plus… beaucoup…
… Il y a, dans Le Départ, un plan de pure jouissance au volant dont on n’a pas idée. Une jouissance qui fait penser à celle de Michel, le héros de Pickpocket, filmée en plan fixe sur un visage. Une jouissance qui est en même temps comme une première fois, et comme un dernier avant la route. Un plaisir immédiat, qu’on ne voit pas venir, qu’on devine plus qu’on ne le voit, un moment de bascule, qui est le prélude d’une renonciation qui est, aussi, un choix. Celui d’une femme, plutôt qu’une voiture. Parce qu’un chien est un chien, parce qu’une voiture est une voiture ; parce qu’une femme est une femme. Arrive le moment où il faut distinguer ce qui est important, où il faut accorder à l’autre l’attention qu’elle mérite, et c’est un effort de concentration qui n’est pas facile. On peut sans cesse dévier les regards, papillonner, tourner autour du pot comme autour d’un rond-point. On peut faire le gamin, indéfiniment.
Skolimowski ne se prive pas de jouir de cette infinie possibilité du mouvement, qui est le potentiel propre à l’adolescence. Il prend, souvent, son film à la légère, il filme à la volée, à l’instinct et à l’improviste. Mais arrive, dans une chambre d’hôtel pourrie, le moment où une vie de jeune femme se raconte en une succession de plans fixes, où tout se ressaisit soudainement, où le réalisateur négocie son virage dans une parfaite maîtrise, en contre-braquage, les bras bien tendus, pour résister à la force centrifuge, et demeurer sur son propre mouvement. C’est à ce moment que le film prend corps, que le regard prend le pas sur tout le reste, qu’un choix est fait, que les choses deviennent, enfin, pure lumière ; cinématographiques.
Et pour ceux que ça intéresse vraiment, et qui ont envie de plonger dans la totalité du casting automobile du Départ, voici le détail du paddock :
https://www.imcdb.org/movie_61605-Le-depart.html