Retrograde

In Land-Cruiser Station Wagon, Non classé
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Ce n’est si fréquent, qu’en entendant un morceau, on se dise qu’il pourrait nous accompagner à la mort, et nous réconcilier avec celle-ci. Ce n’est pas qu’on soit forcément fâché avec elle, mais comme on est tout de même pas mal attaché à la vie, on a par avance une forme de réticence à abandonner ce qui, tout compte fait, valait et vaut encore le coup d’être vécu. Retrograde, de James Blake, donnait cette impression, d’être ce compagnon le long du fil nécessaire de la vie, tant à ses débuts, qu’à sa fin. C’était en même temps de la musique sacrée, et une sacrée musique. Parce que c’est une histoire d’amour qui ne sait si elle débute ou si elle s’achève, parce que c’est un coup de foudre qui s’accompagne de la conscience de rembobiner l’existence à son début, comme si tout pouvait recommencer, et qu’une telle perspective ne pouvait pas s’envisager sans l’acceptation de la fin de ce qui, jusque là, avait constitué la trame de la vie. A la limite, peu importaient les paroles, le son se suffisait à lui-même : gospel apaisé, morceau porteur des traditions musicales les plus fermement ancrées, tout à la fois, dans le chant populaire et sacré, et pourtant, expérience nouvelle, le regard et les oreilles braqué vers l’avant, négligeant le rétroviseur, confiants dans ce qui va venir, pas du tout accroché au passé  pour se rassurer, capable donc de réinvestir ce qui a été dans ce qui sera. Et puis la voix de James Blake, simple, naturelle, confiante. Apaisée et habitée, volubile sans être bavarde, capable d’être purement voix, ondulante, quand les mots ne sont pas là, fredonnant librement comme si elle surfait sur quelques notes, précise quand elle s’associe aux mots, qu’on peut se permettre de ne pas comprendre. 

Je sais, vous vous dîtes qu’on est loin des bagnoles. 

Pourtant, non, pas tant que ça. Si au quotidien la voiture n’est qu’un moyen de déplacement, dès qu’elle intègre la fiction, qu’elle soit romanesque ou cinématographique, elle devient la métaphore d’autre chose, à quoi elle participe réellement sans pour autant en constituer l’essentiel : le mouvement même de la vie. Rouler plus longtemps ou plus loin, c’est gagner du temps et parcourir encore quelques kilomètres en repoussant la limite finale d’un parcours qu’on sait ne pouvoir être infini. S’arrêter, c’est prendre le risque de ne pas repartir, sauf si c’est pour faire le plein. Se croiser, c’est se coordonner sur le repère orthonormé de l’écran GPS, avant de faire étape chez l’un, ou chez l’autre et, si les trajectoire veulent bien coïncider, de faire route ensemble, au moins un moment. 

Il n’y avait pas de voiture dans le clip de Retrograde. Juste une moto sur une route de campagne, comme une machine à remonter le temps, à en confondre les repères, mêlant le présent et le passé, touchant de la paume de la main gantée une joue disparue, regardant une soirée à jamais perdue, figée dans le froid du souvenir. Dans le ciel, un astéroïde s’embrasait à son entrée dans l’atmosphère, comme un présage des catastrophes déjà advenues, une cicatrice céleste. La moto, le casque, la tenue de cuir, c’était un peu comme le cosmonaute et son scaphandre, un moyen de se rendre quelque part où on ne peut pas aller. Ça faisait penser à l’image fantastique du motard dans Under the skin, une trajectoire dans la nuit, une ligne tracée par un phare, un être enfermé dans sa tenue, sans visage, sans présence, une fonction mettant sa mission à exécution. Au-dessus, en dessous, partout autour, la voix de James Blake, et les strates synthétiques qui, telles les tuyères des grandes orgues, soudent l’en-deçà et l’au-delà et propulsent le morceau là où, jusque là, on n’aurait pu aller.

La chute de l’astre sur la surface terrestre est comme le présage de cette autre collision, automobile celle-ci, qui débute et clôt le nouveau clip de James Blake, pour un titre enregistré en compagnie de Rosalia Vila, Barefoot in the park. La jeune chanteuse de neo-flamenco s’y trouve au volant d’un bon vieux Toyota Land-Cruiser Station-Wagon, sur une route de campagne. Du regard, alors qu’elle croise James Blake conduisant sa berline honda, elle a comme un pressentiment, mais à l’envers, comme si l’accident à venir remontait du passé, comme si le prémonitoire se mélangeait avec le rétrospectif. Si c’était la moto, dans Retrograde, qui servait à aller vers les souvenirs enfouis, les voitures ici, dans le cataclysme de leur rencontre, sont les machines du retour à l’enfance, l’image du mouvement intime de l’existence, qui n’est pas une simple progression vers l’avenir, mais plutôt une façon d’aller et venir en avant, et vers les jours d’avant. 

Deux enfants, dont on verra l’enfance s’envoler, littéralement, comme emportée par une onde numérique venue faire frémir la surface de l’image, les effaçant peu à peu au regard pour laisser la place à celle et celui qu’ils deviendront, un jour; deux enfants se tiennent, face à face, à côté d’eux-mêmes, anéantis par leur propre rencontre au détour d’une route.

Une rencontre, c’est toujours un co-incident.


Rendons hommage aux réalisateurs, parce que la rencontre entre un musicien et un metteur en image est toujours un accident potentiel, un crash-test d’où émerge, comme ici, une forme nouvelle, et belle : 

Retrograde a été réalisé par Martin de Thurah. 

Barefoot in the park, par Diana Kunst. 

Des noms à ajouter à la liste de ceux dont il vaut la peine de suivre les mouvements. 

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