On circule pas mal, dans les clips de James Blake. Dans Retrograde (Martin de Thurah, 2013), on arrive en moto près d’une maison posée au milieu des bois, chapelle funéraire abritant les souvenirs atomisés d’après la catastrophe ; et comme un nuage d’encens, ou une vibration doucement radioactive nappant les lieux, la mélopée de Blake qui résonne dans l’atmosphère vidée de toute présence. Dans If the car beside you moves ahead (Alexander Brown, 2018), c’est une Corvette qui trace sa trajectoire nocturne sous les éclairages urbains, roulant suffisamment vite pour que la lumière glisse sur sa peinture laquée, la Chevrolet constituant alternativement la toile sur laquelle les lumières de la ville viennent peindre leur oeuvre abstraite, le pinceau inscrivant sur la pellicule sa calligraphie en light-paint, l’œil qui regarde l’oeuvre : parebrise cristallin, conducteur rétine, corps conducteur centre nerveux. Inspiré des plans Miami Viciens contemplant méditativement le flux des city-lights sur les flancs de la Testarossa blanche de Crockett, le clip d’Alexander Brown était une quasi abstraction, un jeu formel provoquant, pourtant, des sensations tout à fait concrètes de translation dans la ville, de lignes droites parcourues tambour battant, d’intersections négociées à angle droit, d’éblouissements stroboscopiques flirtant avec la crise épileptique.
Mais dans Big Hammer (Oscar Hudson, 2023), si l’image est pur déplacement, c’est parce qu’elle ne cesse de confronter l’immobile au mobile, et que dans le même temps, ce qui est immobile à l’image, c’est précisément ce qui en réalité est en mouvement. Et c’est ainsi qu’il nous faut quelques secondes pour réaliser que la surface rouge qui surligne le bord inférieur du cadre est en réalité le capot d’une voiture qui va servir, tout au long du clip, de chariot de travelling, permettant au quatuor de personnages principaux d’aller de scène en scène, disparaissant du champ lors des translations, pour n’effectuer que de courtes et explosives apparitions dans le cadre pour faire peu à peu monter la tension à l’intérieur du film, tandis qu’eux-mêmes semblent impassibles malgré l’urgence dans laquelle se déroulent leurs aventures successives. Détente dans la tension, indifférence à ce qui n’a rien de commun, comme si l’inhabituel n’était qu’un point de vue, un angle d’attaque sur un réel beaucoup plus versatile que ce à quoi il nous accoutume, de sorte qu’on puisse être, pour peu qu’on dispose d’un point d’observation approprié, complètement blasé devant le singulier. Ou comment le capot rouge d’une Fiat 124 devient le témoin d’une balade sauvage menée par un quatuor punk au coeur des chapelles quotidiennes de la consommation que sont les boutiques. Eventrant une à une les devantures, la calandre intacte de ce char d’assaut en réduction pénètre chacun de ces petits temples pour y déverser son équipage, détruisant la marchandise et la vitrine avant de se glisser en marche arrière hors du lieu profané, pour se diriger vers une nouvelle cible, inlassablement. Monté en champ / contre-champ, le capot est tout d’abord l’axe sur lequel s’effectue l’inversion du regard. D’abord droit devant, pour pénétrer les magasins. Puis vers l’arrière, pour scruter les bandits dans leur habitacle. La pénétration pénétrée à son tour, et ce à l’infini à mesure que se multiplient les points de vue, saisis de l’extérieur par les caméras de surveillance, ou de l’intérieur par un observateur abstrait, jusqu’à ce que l’oeil se fasse pur fantasme, le capot moteur s’immisçant là où il n’a aucune place, pour mille raisons qui vont de l’impossibilité technique à la barrière morale, regardant ce qui ne peut être vu, témoin de ce qui devrait se vivre sans témoin. Repoussé, refoulé, le regard revient sans cesse, ne pouvant passer par la porte, il défonce le mur et s’encastre littéralement dans la scène dont il est exclu, parce qu’il faut voir, voir et voir encore, satisfaire la pulsion scopique ici comparée à la fièvre acheteuse.
La Fiat 124 donna naissance à la Lada 2101, une vraie bagnole punk observant depuis ce qui était encore l’empire soviétique, narquoisement, le monde commercial qui l’avait vue naître. Née de l’autre côté de ce mur réputé hermétique au commerce, cet « Est » qui l’avait accueillie pour la construire à son tour, elle traversait pourtant cette frontière infranchissable pour mieux vendre à l’Ouest quelque chose de radicalement nouveau : la marchandise qui veut éradiquer la marchandise. Agent provocateur mécanique, venu se vendre en Europe pour mieux acheter le client lui-même, prendre le monde capitaliste à son propre piège en proposant aux masses laborieuses un produit prenant à rebrousse-poil la logique du marché : moins, pour moins cher. Pas besoin de davantage, et du coup, pas obligé de proposer davantage à la vente. Même la Lada 2107, avec sa calandre chromée, était une parodie injurieuse de la bagnole de luxe occidentale. C’était l’équivalent automobile d’un Sid Vicious beuglant My Way devant un parterre de spectateurs ne sachant plus distinguer l’art du cochon. Un hommage en forme d’assassinat. Un meurtre déguisé en éloge funèbre. Ce que Georges Bush a fait à l’Irak, la Lada projetait de le faire sur le marché occidental : se ramener, foutre le bordel, puis se tirer. On pourrait considérer que le pari a été perdu : Lada est aujourd’hui davantage un nom dans les mémoires qu’une réalité commerciale. Pourtant, à voir à quel point les grands groupes prennent soin de cultiver en leur sein une gamme low-cost affichée comme telle, manifestant dans leur logique commerciale et leur design la volonté de demeurer modeste, accessible au plus grand monde, entretenant même une culture prolétarienne, organisant des pique-niques populaires, des rencontres entre clients de classe-moyenne, refusant l’embourgeoisement et l’inflation des équipements et, surtout, des prix, à observer comment cette catégorie est devenue indispensable dans le marché automobile, on peut se dire que Lada a, en fait remporté une forme de victoire. Et peu importe que ça ne soit pas une victoire commerciale. Ce qui compte, c’est que ce soit une victoire idéologique, que le ver soit dans le fruit, et qu’au cœur de la grosse pomme commerciale cette bombe à retardement mène en douce son travail de sape.
Ce que la Fiat 124 fait aux boutiques dans le clip de James Blake, la Lada 2101 et ses formes à peine évoluées l’ont fait subir au marché occidental : entrer par effraction, tout saccager à l’intérieur, et repartir dans la jouissance d’avoir détruit une fausse valeur. Retourner le sens du monde, le mettre sens dessus dessous, faire de la réalité une fiction, et vivre, pour de bon, le fantasme d’une jouissance sans fin, dans un monde sans faim.
Le clip d’Oscar Hudson, qui fait un peu, beaucoup même, penser aux meilleures réalisations de Michel Gondry, renverse la table, met en oeuvre visuellement cette espèce de philosophie qui se pratique à coups de marteau, défonçant les fausses valeurs en se gardant bien d’en instaurer de nouvelles, préférant laisser parler les corps, dont les échanges et les transports amoureux sont, en définitive, le seul véritable commerce. Et pour ce voyage, une Lada peut bien suffire.