Spit Stop

In Art, Movies, Rosco 5, Taurus Wagon
Scroll this

 « Le tout-venant a été piraté par les mômes.
– Qu’est ce qu’on fait ?
– On se risque sur le… le bizarre ? »

Dans un voyage en absurdie, que je fais lorsque je m’ennuie, j’ai plongé dans l’univers pour le moins décalé de Gideon Beresford et Behnam Taheri, deux réalisateurs réunis sous le nom commun Rosco 5. Difficile à cataloguer, leur oeuvre cinématographique est faite de courts métrages qui suivent généralement un principe commun : mettre le doigt sur un détail du quotidien pour grossir celui-ci au point de le rendre tellement énorme qu’il en devient carrément monstrueux, et ainsi nous faire pénétrer en douce, mais résolument, dans leur psychisme, pour réaliser que cette singularité qui s’y trouve, on la partage en réalité un peu plus qu’on ne l’aurait tout d’abord cru. Tout ça pourrait basculer dans le grotesque, mais paradoxalement, quand leurs obsessions nous tendent la main sourire un peu crispé aux lèvres, au lieu de fuir on s’approche un peu pour regarder ce petit univers observé à la loupe d’encore plus près. Et à force de se pencher histoire de mieux discerner ce qu’on nous ne nous cache pas tant que ça, on finit par tomber pour de bon dans leurs petits pièges. Après un instant de panique au cours duquel on a franchement l’impression qu’on ne va pas pouvoir tenir le coup bien longtemps, parce que trop d’intime, trop de sensualité zarbi, de séduction barrée, de personnages déjantés, de fantasmes poussés tellement à bout que leur réalisation devient l’oeuvre d’une vie entière, on se rend compte qu’en réalité on est pas si mal que ça dans les visions de ces deux là et que pour un peu, on s’y sentirait presque comme chez soi.

Rosco 5 aime explorer l’imaginaire fantasmatique des métiers du quotidien. Ainsi, on a déjà croisé dans leur cinéma des laveurs de vitres mais aussi des dentistes, dont les gestes, et le contact, prennent ici des trajectoires un peu troubles et troublantes, au point que, dans l’univers coloré et joyeux de ce duo on trouve une puissance de fascination assez proche de celle que peut provoquer, de façon beaucoup plus sombre, Cronenberg dans Crash, par exemple. Dans Gargle Brothers, Rosco 5 aborde, pour la première fois à ma connaissance, l’univers automobile. Et puisque l’époque est aux bagnoles toutes neuves, toutes belles et donc, toutes propres, ça tombe bien : Gideon Beresford et Behnam Taheri jettent un oeil (le nôtre) dans un car-wash tout particulièrement artisanal, puisque comme l’indique l’enseigne des frères Gargle, ici, le lavage se fait à la main. Enfin, à vrai dire, il faut considérer ici le terme « manuel » en un sens très générique : disons plutôt qu’aucune machine n’est impliquée dans le nettoyage, ni de la carrosserie, ni de l’intérieur, ni même des organes mécaniques. Ce sont les employés qui, disons ça comme ça, donnent de leur personne.

Ca ne se décrit pas. Parce que pour le croire, il faut le voir :

Confiée à leurs bons services, un des symboles automobiles de la voiture lambda qui, à force de tout faire pour ne pas frimer, finit par être une icone de son propre genre : la bonne vieille Ford Taurus Wagon des années 80, un monument de normalité monstrueuse. Comme si la disgrâce se faisait belle pour sortir le soir, comme si la disproportion dictait sa loi et décidait que, désormais, ce serait ça, la proportion, toute en élongation de l’arrière, avec un porte-à-faux façon camping-car. Un mélange bizarroïde entre volumes mous et lignes droites sans fin. Des phares puisqu’il en faut bien, des pare-chocs parce qu’il faut bien qu’il y en ait, des portières qui pourraient être issues d’un autre modèle, rien qui soit suffisamment développé pour devenir spectaculaire (ce n’est pas une Buick Roadmaster), rien qui soit suffisamment maîtrisé pour paraître contenu. C’est, par excellence, la voiture dessinée à la vas-y comm’ j’te pousse, parce qu’après tout, c’est comme ça que sont les gens, aussi.

A priori, le physique d’une Ford Taurus Wagon est le contraire même des formes susceptibles de provoquer la moindre séduction. Mais c’est précisément là le talent de Rosco 5 : travailler le désir latent, cet élan dont la source se situe en-deçà du seuil reconnu par les radars des critères, ou de la bienséance, mettre en scène la banalité du beau, et les forces d’attraction dont on est traversé malgré soi, qu’on les provoque ou qu’on les subisse ; mettre en lumière en somme, ce qui nous met l’eau à la bouche, ce qui nous fait saliver. Qu’on le veuille ou pas.

Gargle Brothers fait penser au Windowlicker réalisé par Chris Cunningham pour Aphex Twin, au point que par moments on peut se demander si le duo ne le cite pas, un peu. Les contextes sont différents bien sûr, l’image aussi. Mais la façon dont l’étrangeté suinte et constitue l’atmosphère est comparable : comme chez Franju, il suffit d’un léger décalage, d’une forme un peu soulignée, d’un geste à peine plus prononcé, ou répété, pour que les choses ne soient plus tout à fait ce qu’elles sont censées avoir l’air d’être. Mais du coup, on les montre aussi telles qu’elles sont, derrière l’allure qu’elles se donnent d’habitude. Il s’en faut d’un cheveu pour que l’horreur devienne réalité.

Si, dans de nombreux autres films, les deux partenaires de Rosco 5 se mettent en scène eux-mêmes, flirtant de façon tout particulièrement réjouissante avec une certaine forme d’exhibitionnisme, et corporel et psychique, ici l’érotisme passe entièrement dans le détournement des codes habituels des vidéos de car-wash. D’abord parce que les officiants sont ce qu’ils sont, et ne correspondent absolument pas aux critères habituels du genre, mais aussi et surtout parce que tous les détournements des ressorts de ce genre sont poussés jusqu’à leur point de rupture, toutes les idées sont exploitées dans une logique totalement jusqu’au-boutiste, qui permet de donner au film un ciment de crédibilité, une cohérence interne qui constitue un petit monde qu’on accepte d’observer pendant quelques minutes, quand bien même il est tout à fait absurde.

Evidemment, c’est drôle, mais c’est une drôlerie qui nous ramène à nos propres obsessions, à nos pulsions tues, et à nos aversions, nos peurs ou nos dégoûts, dont on se rend compte qu’ils ne sont pas si éloignés que ça de nos désirs.

Toute honte bue, on est lavé de tout soupçon. Bienvenue dans une innocence inquiète faite de gestes d’autant plus fous qu’ils sont quotidiens. Dans l’univers au sein duquel ils se déploient, tout cela semble être parfaitement commun. Juste des petites manies qu’on laisse se développer, au point de devenir un nouvel ordre. Et si vous vous êtes toujours demandé ce qui se passe dans toutes ces boites noires desquelles ressort tout propre ce qu’on y met tout sale, des car-wash aux lave-vaisselle, désormais, vous savez.

4 Comments

  1. Dégoùtant, filandreux, suggestif, choquant, réjouissant mais avec la nausée….et la gamine « oubliée » par les prises de vue jusqu’à la fin , qui aurait donc assisté à tout ça sans vomir !
    Le break Taurus n’est pas mal, il y a une version de cette voiture bien plus questionnante, celle bio design avec de gros hublot qui aurait plu à Cardin pour aller à sa villa bulle du Sud! Lécher celle là aurait été peut être trop directement reconnaissable, moins absurde. C’est certainement un bon choix finalement.

    • C’est un tout petit peu visqueux en effet !

      J’adore comment ça joue sur des sensations vraiment désagréables et dégoutantes.

      Le truc de la gamine, c’est peut-être ce qui est moins réussi. L’idée est marrante, mais je pense qu’ils l’ont eue après coup, parce que si on regarde le film une deuxième fois, on voit bien que la voiture est totalement vide. S’ils avaient eu l’idée avant le tournage, je pense qu’ils l’auraient amenée autrement, de façon plus subtile.

  2. Le coup de la gamine est too much, mais dans cette avalanche de trucs euh….difficilement nommables, ça rajoute un ingrédient indigeste qui n’apparaît pas forcément comme une faute de goùt ! Ce manque de sobriété est inacceptable!
    Tu as du remarquer la chose hilarante du premier mec qui vient de se laver les dents, enfin on dirait, avant de commencer le lavage, comme un professionnel consciencieux: le léchage se fera d’une bouche propre!
    Evidemment le coup du klaxon est marrant. Lécher les tapis de sol est absurde comme pas possible!
    A la fin, comment vois tu ces flots de filets de bave? Ils sont trop consistants. Impossible à matérialiser sans cela, ou bien ou bien je n »ose l’écrire lol. ? En fait mais je ne vois pas trop pourquoi on dirait des filets de gel hydroalcoolique, ou alors qui sait leur idée a peut être germé de tous ces filamants qu’on essaie d’attraper et de retenir au supermarché ou ailleurs… Ils se seraient dit, c’est un peu dégoutant ce truc, essayons d’en faire quelque chose….et si on appliquait ça aux portiques de lavages, etc…

    • Tout est très délirant c’est sûr !

      J’adore moi aussi le détail du gars qui s’est rincé la bouche, il a un geste très « pro », un peu comme un artisan qui fait craquer ses doigts avant d’oeuvrer.

      Et le klaxon, c’est le signe d’une très bonne gestion du rythme !

      Moi aussi je me suis dit que cette salive était un peu trop consistante pour être honnête.

      Mais globalement, j’aime bien les gens qui vont au bout de leur idée !

Submit a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Follow by Email
Facebook0
LinkedIn
LinkedIn
Share
Instagram