I stand in front of you
I’ll take the force of the blow, protection
Massive Attack, Protection
Ironie de l’histoire, à peu près telle que la décrivait Marx : tout d’abord sous la forme d’une tragédie, puis sous la forme d’une farce. Certes, le rédacteur des réflexions sur Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte aurait du mal aujourd’hui à discerner lequel des moments est tragique, lequel est férocement ironique. Le crash d’Evgueni Prigojine : tragédie ou farce ? On devine quel serait son propre point de vue sur cet épisode de l’histoire, s’il était encore en état d’avoir un point de vue sur quoi que ce soit. Mais pour tous ceux qui ne sont pas Evgueni Prigojine (c’est à dire, depuis avant-hier, en gros et très exactement, tout le monde), il y a dans cette disparition quelque chose qui relève d’un très puissant humour noir.
Et que les têtes pensantes de Wagner se soient trouvées, ensemble, dans le même avion, alors qu’ils avaient réussi à foutre en rogne LE type qui, sur Terre, a non seulement la propension la plus démesurément énorme à développer des haines totalement dénuées de toute possibilité de pardon, mais aussi la capacité sans doute sans comparaison à transformer cette haine en acte de pure destruction, qu’ils n’aient pas eu l’idée de ne pas voyager ensemble, ou de recourir à un mode de déplacement un tout petit peu moins fragile que l’avion (quelque chose qui, par exemple, s’appuierait sur la terre ferme, et pas sur de l’air !), voire, de ne plus se déplacer du tout, de s’enterrer vivant préventivement pour échapper au pire en le provoquant soi-même histoire de garder un semblant de main-mise sur ce qui reste de l’existence quand rien au monde et, à vrai dire, personne, n’a réellement l’intention de vous sauver les fesses, tout ça en dit long sur le fait que cette fameuse organisation privée ait été, ne serait-ce qu’un peu, surcotée. Au point qu’on s’étonne que parmi les multi-milliardaires stars de cette planète, aucun n’ait entrepris de racheter la chose, histoire de tripatouiller un peu l’Histoire avec ses doigts magiques.
Quand on a chatouillé le mec qui, sur l’échelle de la vilainty, se trouve bien plus haut que les pires méchants des James Bond les plus inventifs en termes de méchanceté, quand ce vilain se trouve être à la tête d’un Etat intégralement mis à son service, quand cet Etat comporte des services secrets capables d’absolument tout en termes de moyens, quand ce vilain, quand bien même il participe au concert des nations, a depuis longtemps passé ce cap au-delà duquel on n’en a strictement plus rien à foutre d’une quelconque notion de réputation, puisqu’il a compris que plus le monde entier pense de lui le plus grand mal, plus son propre peuple le trouve incommensurablement désirable et qu’il a fait de sa capacité de nuisance un fonds de commerce, quand donc on s’est mis à dos l’être vivant le plus létal de la planète et que le l’univers est devenu une espèce d’immense stand de tir dans lequel on se déplace comme un ballon de baudruche ou une assiette d’argile propulsée en l’air juste pour qu’on lui tire dessus à la 22 long rifle peut-être, je dis bien peut-être parce que j’avoue ne pas être expert en protection des personnes, peut-être donc faut-il mettre un peu les moyens, sortir quelques valises de biftons du coffre, et s’offrir quelque chose qui soit un tant soit peu à l’épreuve de la haine cosmique qu’on a déclenchée envers soi-même. Et peut-être, puisqu’on est immensément riche, faut-il regarder un peu ce que le marché propose comme véhicules précisément conçus pour la personne un peu fragile qu’on est devenu.
Quand on est chauve au point de ressembler à un Oncle Fétide en mauvaise retombée de soirée chemsex, est-ce qu’on peut dire que ça s’est joué à un cheveu ? C’est pas sûr. Pourtant, pile poil au moment où la Faucheuse commençait à regarder comment on peut faire glisser la lame de son outil le long du fuselage d’un Embraer Legacy 600, histoire de voir comment ça vole, quand ça n’a plus d’ailes, BMW dévoilait la nouvelle déclinaison de son vaisseau amiral : la toute panzerienne i7 à laquelle la marque allemande a eu l’idée rudement ingénieuse d’ajouter aux 2,7 tonnes le poids supplémentaire d’un blindage, sans doute dans le projet non révélé de faire entrer la firme munichoise dans l’univers des constructeurs de poids lourds, des locomotives, ou des chars d’assaut.
La Vie forte
Du blindage, c’est pas con comme solution quand votre vie devient un remake de la Mort aux trousses.
Voila ce qui s’appelle être de son temps, avoir le sens de ce qui arrive, savoir surfer sur la vibe de l’époque : la vie est dangereuse pour ceux qui sont riches et puissant (l’argent n’est que puissance), pris en étau entre deux forces qui pourraient facilement les broyer, ou les écarteler, (tout dépend de l’angle selon on regarde ce spectacle) : d’un côté, la multitude de ceux qui sont moins riches qu’eux, et qui sont tout de même, pour certains, un peu envieux ; l’homme est ainsi fait. De l’autre ceux, nettement moins nombreux, qui sont encore plus riches et puissants, et comptent bien conserver leur place dans le classement de la richesse. Parce ce celle-ci n’a pas de valeur absolue : on est riche parce que les autres ne le sont pas. Dès lors, tout nouvel arrivant est, d’office, un concurrent. Et quand la concurrence vise les choses les plus précieuses dans la vie, c’est à dire ce qui permet de vivre cette vie ci et pas une autre, on ne parle plus de concurrent, mais d’ennemi.
On l’a déjà abordé : parmi les tendances observées dans le véhicule de très haut de gamme, une des orientations lourdement chargée de sens est le genre « balistique » consistant à proposer au client un engin porteur de qualités quasi militaires, comme si l’enjeu désormais consistait moins à promettre la vie douce, ou la vie rapide, mais à inviter à la vie forte, qu’il s’agisse d’agresser les autres (certaines voitures de sport, par leurs formes, mais aussi par leur finition, font penser à des armes d’attaque), ou de s’en protéger. La BMW i7 Protection fait partie de cette catégorie. C’est un blockhaus, ni plus ni moins. Un bunker avec des phares. Une forteresse montée sur roues.
La Guerre de tous contre tous
C’est un film mis en lumière par un directeur de la photographie souvent cité dans les bons films : Ekkehart Pollack. Il met en scène cette nouvelle arme créée pour ces guerres d’un nouveau format, ces conflits ambigus dans lesquels le danger vient de toute part parce qu’il ne s’agit même plus d’opposer tel Etat à tel autre Etat, mais de faire entrer en conflit larvé chacun avec chaque autre, d’être en permanence dans une atmosphère de guerre, dans un potentiel de violence, une crise virtuelle. Une ère nouvelle, où on ne peut plus se fier qu’à soi-même, où il faut donc être prêt à toute éventualité.
C’est le coeur de ce film de présentation, dont le style est inspiré des séries complotistes, généralement squattées par Kiefer Sutherland, construites sur une débauche de trahisons et, du coup, de légitime paranoïa. Ici, l’homme fort dispose de deux cartes maîtresses pour sauver sa peau, et tout ce que celle-ci contient (qui voudrait ne sauver que sa peau ?!) : sa BM, et son chauffeur. Pas le genre de chauffeur qui se la coule douce en se payant des plans Tinder sur la banquette arrière pendant que le patron fait son discours à l’ONU. Non, le genre de chauffeur qui veille au grain, surveille tout, valide le moindre bouton d’ascenseur et même, appuie dessus lui-même, des fois que ce soit une mine déguisée en bouton du 87è étage. La mise en scène s’appuie énormément sur des plans saisis au cœur du léger désordre que constitue la petite foule grouillant dans les antres du pouvoir, constituée d’autant de particules élémentaires dont chacune, à n’importe quel moment, pourrait dérailler hors de son orbite prévisible pour commettre l’irréparable, ce qui impose d’avoir le regard sur, absolument, tout. Dans la vue d’ensemble comme dans le moindre détail. Devenir Dieu : omnipotent parce qu’omniscient.
Chaque moment vécu en public est une scène de danger potentiel, comme une sortie en milieu radioactif : les autres sont une source virtuelle de nuisance. Les seuls instants de repos, et donc de sécurité, sont vécus une fois que la porte digne d’un coffre fort rend l’habitacle de la BM étanche au monde extérieur, dans le tête à tête par rétroviseur interposé entre le maître et son chevalier servant. Le film est très bien fait, dans sa façon d’opposer l’insécurité de la vie publique, et la quiétude de la vie recluse au sein de l’abri inébranlable qu’est cette voiture.
C’est certes un modèle spécial, mais il ne fait que pousser plus loin une logique déjà en oeuvre dans les versions non blindées : une voiture de luxe est avant faite, comme l’argent qui permet de l’acheter, pour maintenir « les autres » à distance. C’est pour cette raison qu’elles sont conçues comme un ensemble de filtres mettant l’extérieur à distance. On a déjà analysé le rôle des custodes. Mais on pourrait disserter sur les vitres fumées, les ouvertures réduites, le double vitrage qui empêche d’être atteint par les sons extérieurs, les climatisations capables de faire respirer les passagers en vase clos. La multiplication des écrans participe à cette orientation : dédaigner la fenêtre, qui donne sur le monde, pour ne regarder que son écran, c’est mépriser l’e monde l’univers qu’on traverse pour lui en préférer un autre, loin d’ici. Le début de la guerre civile, c’est la dislocation du lien social. Tout dispositif visant à ne plus voir les autres, et à se dissimuler à leurs regards dans l’espace public, est une préparation d’une telle guerre, celle qui fera qu’on n’hésitera pas à sacrifier l’autre, pour la bonne et simple raison qu’on ne le connaît ni d’Eve, ni d’Adam.
On m’voit, on m’voit pas
La version Protection de l’i7 pousse donc ce genre de performances un peu plus loin encore. Ses fenêtres, elles mêmes constituées de multiples couches superposées de matériaux tous plus absorbants les uns que les autres afin de mettre le monde extérieur hors d’état de nuire, sont équipées pour parachever leur oeuvre d’un rideau d’occultation qui, une fois déployé, rend le monde extérieur totalement aveugle à ce qui se passe à l’intérieur de la voiture. Dans le film de présentation, le premier plan montrant ce dispositif est aussi celui qui permet d’entrevoir le précieux passager, calfeutré à l’arrière. Et on comprend le rôle de ce rideau : non seulement il empêche de voir, mais il se donne lui-même à voir comme ce qui empêche de voir. En somme, il dit clairement que ce personnage public, qui se trouve dans l’espace public, s’autorise grâce à l’argent dont il dispose, à privatiser sa propre présence au beau milieu du paysage, en rendant le public aveugle à sa propre présence. Ces rideaux sont, à la dimension d’une automobile, l’équivalent des lunettes fumées que portent les stars pour mieux mettre le monde à distance. Ce sont les mêmes, qui bardent le monde de caméras de surveillance, qui mettent tout en oeuvre pour échapper aux regards. Le film, d’ailleurs, montre clairement tous les équipements qui permettent de mettre la population sous surveillance, allant jusqu’à évoquer les logiciels de reconnaissance faciale, mais dans le même temps il fait l’éloge des équipements visant à la dissimulation des passagers de la BMW. C’est logique. Ce faisant, ce modèle creuse les raisons qui le rendent nécessaire : il amplifie les dangers contre lesquels il constitue une protection. Quand on est convaincu d’être la tête d’un corps, on se soucie finalement peu de voir celui-ci démembré. On s’équipe simplement des protections nécessaires pour que l’essentiel soit sauvé. Au volant, le bras droit. Lui, en dernier ressort, on peut s’en amputer. Il le sait d’ailleurs, il est payé pour ça. Sur la banquette arrière, l’auguste tête, précieux trésor à sauver envers et contre tout.
Le citoyen lambda, lui, est volontiers fasciné par les objets conçus pour sa propre domination. On applaudira le footballeur dont le pays d’accueil met à sa disposition un engin qui le protège de la menace que fait planer sur lui une planète entière qui l’envie autant qu’elle l’admire. On trouvera naturel que le chef du FMI en dispose comme voiture de fonction. On se demande pourquoi Prigogine ne se déplaçait pas dans une telle armure. Parce qu’une BMW i7 Protection est spectaculaire, elle nous en met suffisamment plein les yeux pour qu’on soit tenté d’être ébloui et subjugué par ses projecteurs stroboscopiques bleutés. Pour un peu, on y verrait ce genre de feu d’artifice que, dans Land of the Dead, Romero fait tirer par ceux qui pillent le monde, captivant les zombies le temps de venir se servir sur leur territoire. La BMW i7 ressemble finalement un peu au Dead Reckoning, le camion qui sert de refuge mobile aux mercenaires de ce monde d’après l’apocalypse. Dans cet univers dystopique à souhait, ceux qui ont tout à y gagner s’équipent d’autant plus pour la guerre à venir qu’ils en sont en réalité les auteurs, et les bénéficiaires. Nous autres, fascinés par une telle puissance nous les regardons faire et, sur leur passage, comme des majestés en carrosse nous les acclamons.
Vu de l’extérieur, le premier venu verrait dans cette scène ce genre de sale blague que sert l’histoire, sur son versant comique.