« La lampe du corps, c’est l’œil »
Matthieu 6:22-23
Quand on est gamin, la pureté de l’attraction ressentie pour les bagnoles se mesure à l’attention qu’on porte aussi aux engins de chantier. On leur voue alors un amour qui perdure encore à l’âge adulte. Pour leurs formes tout d’abord, presque entièrement dictées par leur fonction. Pour leur puissance aussi, qui se mesure moins en performances pures qu’en aptitudes, de franchissement, de soulèvement, de perforation, de chargement et de transport bien sûr. De même qu’un char d’assaut, un bulldozer peut être considéré comme l’expression d’une certaine forme de beauté pour peu qu’on veuille bien cesser de penser une seconde que le beau puisse se résumer à quelques accastillages et équipements qui font « premium ». Et s’il y a bien un pays qui célèbre régulièrement les travailleurs, leurs équipements et les engins qu’ils conduisent, c’est les Etats-Unis.
Si chez nous le monde ouvrier est globalement absent des représentations, aussi bien dans les séries et films que dans les publicités, aux USA en revanche, les fictions sont abondamment peuplées d’hommes du commun à l’ouvrage, habillés des pieds à la tête en travailleurs, portant les outils à la ceinture comme leurs ancêtres (et un bon nombre de leurs contemporains) y accrochaient leur flingue. Et avec les ouvriers viennent les engins qu’ils utilisent, pour déplacer leur matos et pour mener à bien leurs chantiers. Ceux-ci, rarement visibles chez nous, sont abondamment mis en scène sur le territoire Nord-Américain, au point d’appartenir au paysage et de faire, clairement, la fierté de ceux qui en prennent les commandes. Grutiers, pilotes d’engins, de locomotives, conducteurs de trucks en tous genres, sauveteurs, livreurs, c’est tout un monde d’hommes et de quelques femmes qui est mis à l’honneur par un pays qui, quoi qu’on en pense par ailleurs, sait reconnaître l’oeuvre et le labeur de ceux qui savent ce qu’ils font.

This is your Land
A chaque fois que les USA ont traversé des périodes de crise, l’honneur a été sauvé par ceux qui, au plus près du réel et loin des idéologies, travaillaient avec abnégation la terre, les métaux lourds, manipulant le matériel mis à disposition des humains pour s’installer, labourer la terre, entretenir les machines, forer, creuser, terrasser, monter les murs, gruter les charpentes, plaquer, couvrir, crépir, planter, arroser, sédentariser peu à peu ce petit monde et le faire vivre, tout simplement, au quotidien, à la sueur du front et aux forces jointes du poignet et de la machine-outil. Et si on peut reconnaître à cette partie du continent Nord-américain un certain art de l’égarement politique, il fau aussi saluer l’aptitude de ce peuple à bâtir, établir des communautés sur des territoires encore vierges, tracer des routes, former des réseaux orthonormés de rues et avenues, goudronner des parkings, bétonner des trottoirs, hisser des buildings au point de leur faire grater le ciel, conduisant les machines, les réparant le cas échéant, maîtrisant l’art des matériaux et des mises en oeuvre techniques pour permettre aux settlers de débarquer avec armes et bagages dans la benne du pickup, décharger le tout sous le perron d’une barraque tout juste livrée sur un semi-remorque et allumer un barbec’ histoire de pendre la crémaillère.
A la différence d’une Europe qui valorise volontiers les emplois qui se tiennent à distance respectable de la matière, les USA ont une façon toute particulière d’honorer les métiers de la mécanique, du bâtiment, de la logistique, et ce sans demander à la population de se mettre aux fenêtres à 20h pour taper dans des gamelles : l’exercice même de ces métiers constitue leur propre célébration ; à travers les tenues, dans le matos dont disposent les travailleurs, les boites à outils méticuleusement rangées après chaque usage à l’arrière des trucks, vans et pickups aux peintures laquées affichant fièrement le nom de l’employeur, repris sur les badges cousus sur les chemises, le sommet des casquettes, le dos des blousons ; la marque brandée, marquée au fer rouge, apposée partout où elle peut l’être comme s’il fallait dédier toute surface plane à la célébration des noms sacrés, l’entreprise constituant une nouvelle Eglise, un temple d’un genre inédit, une divinité supplémentaire à laquelle un culte serait voué, l’esprit d’entreprise remplaçant l’Esprit sain, nouvel étendard spirituel flottant dans le ciel des workers.
La Vie intégrale
Les USA proposent à leurs citoyens une vie intégrale. Là où nous séparons les pouvoirs et les dimensions de nos existences, eux font monter la température du creuset pour y faire fondre toutes les perspectives en une seule et même direction suivie tous en chœur pour le meilleur et pour le pire. La séparation des Eglises et de l’Etat, sacrée par chez nous, serait considérée comme une hérésie : rien n’est séparé du reste, tout est dans tout, chaque maillon de la vie privée est lié aux chainons de la vie publique, visible aux yeux de tous dans le grand Palais de cristal de la production/consommation en chaine. Ainsi, l’ouvrier demeure un travailleur même au plus intime de sa vie privée. Et c’est pour ça que chez Romero, les morts-vivants sont encore reconnaissables à leur emploi passé. Big Daddy, le chef des living-deads dans Land of the dead est pompiste. C’est son essence. Au point que peu importe son vrai prénom : son first name, c’est le surnom que lui donnent les clients, brodé sur sa combinaison pour l’éternité, puisque le sort veut que sa mort soit une vie sans fin, tout comme sa vie était auparavant une mort interminable.
Chez nous, on a quoi comme image du travailleur ? Il est loin le temps où la pub Manpower glorifiait en l’idéalisant l’ouvrier du bâtiment travaillant torse nu, simplement vêtu d’un pantalon aussi brillant que l’acier sous la lumière rasant les surfaces lisses et glacées d’un plancher de verre, sauvant à eux seuls un chantier laissé en plan en apportant le dernier morceau d’une chaine géante dont ils constituaient le maillon ultime. On pouvait difficilement faire un portrait plus abstrait de l’ouvrier. Depuis on a en tête, en gros, le gars de chez Carglass, qui nous parle comme si on était complètement débiles et nous explique qu’il ne faut pas l’oublier, le point fr. Le reste, c’est une poignée de spots pour des utilitaires, un peu trop focalisés sur l’ambition qu’ont ces modèles de se poser en concurrents des automobiles sur leur propre terrain : le confort, la sécurité, la vignette Critair qui va bien, la consommation même, au point de délaisser l’aptitude à être rudoyés sur les chantiers, malmenés sous des chargements trop lourds, les accès non viabilisés, les employés trop peu délicats. Parce qu’on a privilégié une vision de la société concentrée sur les services et les productions immatérielles, les plans produit sont aussi méprisants envers tout ce qui touche aux métiers physiques que le sont les choix d’orientation scolaire dans ce pays.
L’Amérique, elle, sait d’où vient son confort quotidien. Evidemment, elle ne va pas jusqu’à glorifier l’ouvrier chinois qui produit à la chaine et pour un prix compatible avec ses exigences en matière de pouvoir d’achat, tous les biens qu’elle surconsomme pour se donner l’impression d’être si riche. Mais elle sait au moins rendre hommage à ceux qui remuent ciel et terre pour offrir le gite et le transport à une population qui en a bien besoin. Il n’est donc pas étonnant que la publicité se fasse l’écho d’une telle reconnaissance. Il y a quelques réalisateurs à savoir filmer ce genre de métiers, et les femmes et les hommes qui les exercent. Matthew P. Rojas est, parmi eux, celui qu’on aura le plus souvent évoqué. Et son spot le plus récent, réalisé pour l’entreprise Asco, le montre on ne peut plus clairement. Asco est un peu au Texas, au nouveau Mexique et à l’Oklahoma ce que Kiloutou est à la France, à ceci près que là, on loue du lourd. Plutôt qu’une tondeuse, une pelleteuse, plutôt qu’une perceuse à percussion, un tunnelier, plutôt qu’un chariot, un Fenwick. Ici, on achète et on loue du Caterpillar, du Bobcat, et quand on signe pour du Volvo, ce n’est pas pour repartir au volant d’une compacte électrique mais aux commandes d’un engin tutoyant les 30 tonnes. A vide.

Let us praise now famous men
Asco fournit le matos qui va bien, à ceux et celles qui entreprennent des projets impliquant de déplacer et transformer de grosses quantités de matériaux. Ici, on ne joue pas vraiment à la dinette. On terraforme une planète qui a de plus en plus besoin de l’être pour qu’on puisse y vivre. Carrément. Asco, ce sont des hommes et des femmes qui se démènent pour apporter aux unes, aux uns et aux autres la solution technique et l’outil dont ils ont besoin au bon moment, au bon endroit. Mais ce qui est intéressant chez Matthew P. Rojas, c’est que ce professionnalisme est un élément parmi d’autres dans un ensemble plus vaste qui concerne la vie entière des travailleurs et travailleuses œuvrant pour Asco. C’est pour cette raison qu’au-delà du comptoir, des réserves et des chantiers, Matthew P. Rojas filme aussi les employés en famille : un père et son enfant contemplant les champs balayés par la lumière du soleil rasant, une maisonnée prenant le petit déjeuner tandis qu’une mère s’apprête à partir au boulot, portant déjà la tenue qui la distingue des employés d’autres enseignes, la pause repas autour des sandwiches, parce que le boulot c’est aussi tout ce qui n’est pas exactement et seulement le boulot, mais aussi la tablée recueillie, main dans la main, avant de partager le repas, communiant dans une même prière.
Pour nous autres français c’est sans doute l’image la plus étonnante, celle qu’on ne verrait pas dans une publicité destinée à notre marché. Qui imaginerait un spot mettant en scène des ouvriers du bâtiment partageant le benedicite avant d’entamer leur repas ? Trop clivant a priori, alors qu’en réalité c’est peut-être précisément notre vision des choses qui est clivée : nous séparons nettement le boulot et la sphère familiale, plus encore le domaine professionnel et l’intimité de la foi. De l’autre côté de l’Atlantique, de telles limites n’ont pas lieu d’être : tout est lié, unifié, pétri et amalgamé au sein d’une seule et même communauté qui oeuvre pour vivre, tout simplement, ensemble. Vu d’ici, on imagine bien sûr que c’est pour le pire. Mais l’honnêteté impose d’imaginer que ce soit aussi, un peu, pour le meilleur parfois.
A chaque fois que je regarde les réalisations de Matthew P. Rojas, je pense à Henri Bergson, parce que cet auteur, lui aussi, évitait de penser les choses selon des divisions et des oppositions frontales, préférant tisser entre les éléments du monde des liens dont la pensée constitue les fils. Ainsi, bien que nous soyons étonnés de voir la religion apparaître au sein d’une publicité pour un loueur de matériel, Bergson pensait lui que la technique appelle la spiritualité comme un soutien nécessaire, et qu’inversement, l’élévation spirituelle ne peut se faire sans un appui technique. Ainsi, on peut penser qu’il y a un lien entre la prière d’action de grâce, le repas et le boulot. Pas seulement parce qu’il s’agit, dans chacun de ces temps, d’unir une communauté, mais aussi parce que la puissance technique réclame une élévation spirituelle qui donne un cap aux machines, une direction, un objectif, mieux encore, une perspective. Voici comment Bergson pensait ce rapport unifié entre ce qui semble peser sur nous comme une menace, et ce qui peut pourtant nous sauver en nous élevant, dans une seule et même humanité, un seul et même monde :
L’homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devait être, dans ce qui en fait l’essence.
Allons plus loin. Si nos organes sont des instrument naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant dune intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux.
Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.
Henri Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion
Vous avez vu comme ce texte va bien avec le film de Matthew P. Rojas ? Comment lui et Bergson parviennent, tout en documentant la transformation du monde par l’homme, qui pourrait être envisagée comme une forme de menace pour le sol, de guerre menée contre les éléments, à hisser cet effort vers le haut en montrant ce peuple uni par le compagnonnage professionnel, l’humanité développée à travers l’outillage qu’elle crée et utilise, le labeur partagé, les compétences associées pour former une communauté parvenant à mettre ses forces en commun afin de vivre mieux, et de s’élever davantage spirituellement.

Vivre ensemble
Une telle association nous semble suspecte, peut-être parce que nous regardons, comme le montre Bergson, la technique sous un angle faussé : celui de la mauvaise direction que celle-ci a prise. Mais nous nous trompons aussi sur le rapport que nous devrions entretenir avec la spiritualité en général et la religion en particulier, sans doute parce que nous pensons selon une conception un peu faussée de la laïcité : celle-ci n’est pas l’absence de religion, mais le principe selon lequel on peut vivre harmonieusement entre citoyens ayant des croyances et des pratiques différentes. Ainsi, on ne devrait avoir aucun souci avec le fait de côtoyer des personnes qui prient alors que nous-mêmes ne prions pas. Il y a une intense spiritualité à reconnaître la beauté de la prière quand soi-même on ne prie pas. A vrai dire, cette reconnaissance est une forme de communion qui est, elle-même, spirituelle aussi.
Le partage est une forme essentielle d’élévation spirituelle car, comme celle-ci, elle consiste à s’oublier un peu soi-même pour faire corps avec les autres. C’est ainsi que procèdent toutes les formes de communion. La technique permet une telle communauté. Et un bulldozer, une pelleteuse ou une excavatrice en offrent la possibilité ; bien plus qu’un réseau social : parce qu’il s’agit nécessairement d’outils mis au service d’un véritable bien commun. Il n’y a pas d’usage solitaire des engins de chantier, ce sont forcément des outils publics, mis au service de chantiers successifs qui, mis bout à bout, permettent de construire un village, un bourg, une cité, un lieu commun en somme et finalement, un monde.
Il y a un lien, fort, entre les machines et l’esprit. D’abord parce que celles-là sont le témoignage en matière et en actes de celui-ci. Mais aussi parce que, techniquement parlant, il n’y a pas d’élévation sans appui mécanique. Plus les machines sont puissantes, plus il est évident qu’elles doivent être mises au service du plus grand nombre. C’est pour cette raison qu’une bagnole biplace de 2000 cv n’a strictement aucun sens, alors qu’un tunnelier de plus de 10 000 tonnes et 17 mètres de diamètre est un engin d’utilité publique. C’est aussi la raison pour laquelle il est absurde d’envoyer une poignée de clients, ou de clientes quelques minutes juste au-dessus de l’atmosphère alors qu’il est nécessaire de parvenir à maintenir une présence internationale dans l’espace, dans l’ISS ou toute autre forme de station spatiale.
Les machines que met en scène Matthew P. Rojas sont destinées à un usage choral. Elles réunissent autour d’elles les compétences croisées de ceux qui les conçoivent, celles qui les construisent, puis ceux qui les mettent en oeuvre pour celles et ceux qui jouissent des biens produits par ces dispositifs. Mais Matthew est réalisateur de films, et le cinéma n’est pas un art solitaire. Autour de lui se réunissent des équipes qui, sous sa coordination, rendent visibles pour nos yeux les images qu’il a en tête. Et dans le générique de Asco, we’re on it se trouvent des noms dont on peut déjà dire qu’on en parlera un jour dans ce blog, ne serait-ce que du côté des directeurs de la photographie, sur ce film et sur le précédent réalisé pour la même marque, on croise le travail de Daniel Routh et de Quiton Brogan, qui ont par ailleurs participé à d’autres films qu’on a hâte de chroniquer ici.
On célèbre souvent la série des Fast & Furious pour leur façon de tresser ensemble les fils de la puissance mécanique et de la famille, mettant les bagnoles au service d’une élévation tout compte fait bien plus spirituelle que ce qu’on attend de tels films. Mais on peut toujours soupçonner FF de jouer sur cette corde sensible pour se donner bonne conscience tout en prétextant nous donner une leçon de morale par la même occasion. La raison, c’est la déconnection excessive entre le travail réel, c’est à dire le service rendu à la communauté humaine, et les gains obtenus. Chez Matthew P. Rojas, parce qu’il réalise des publicités gravitant autour des êtres humains, on évite un tel écueil. Ce que les personnages de ses films gagnent, ils l’obtiennent à la sueur de leur front. Et c’est dans ce contrat passé avec le monde et les autres êtres humains que les machines trouvent leur juste place, sur la Terre, comme au Ciel.