La règle est simple : nécessité fait loi. Et on a beau penser que l’A110 a incarné parfaitement la renaissance d’Alpine, on sait aussi que si elle devait rester l’enfant unique de sa propre famille, elle symboliserait tout aussi bien son inéluctable mort. Il n’y a pas trente-six moyens de survivre dans le monde automobile : il faut faire du bénéfice, ce qui signifie vendre ce qui s’achète. Et comme on peut difficilement envisager qu’Alpine se mette à produire à tour de bras de la compacte low-cost, la marque ne peut pas y couper : elle doit faire du véhicule haut sur roues, capable d’emmener au moins quatre personnes et leurs bagages sur leur lieu de vacances. Et ce, avec style.
Jusque-là, tout allait bien
Ca a beau être nécessaire, tout le monde se comporte vis à vis de ce passage obligé comme s’il s’agissait d’un tabou. Au mieux, on en parle comme d’une fatalité, une forme de malédiction planant sur Alpine, une épée de Damocles qui oscillait lentement au-dessus des têtes, un ciel dont on disait qu’il finirait un jour ou l’autre par tomber sur les têtes tout en étant rassuré de constater que l’Armageddon était jusque-là repoussé à une date ultérieure. Mais on ne négocie pas avec le destin : il fallait bien qu’un jour ce soit le jour, et que la petite marque française de petits modèles sportifs passe à la caisse. Or les lois du marché ne sont pas exactement compatibles avec celles de la sportivité. Bref, on sait que pour survivre Alpine doit se trahir. Mais on peut aussi voir les choses sous une perspective inversée : après tout, la première des fidélités à soi-même ne consiste-t-elle pas à survivre, quels que soient les moyens mis en oeuvre pour échapper à la disparition ?
La présentation du concept A390_β se fait dans une ambiance un peu curieuse. En gros, tout se passe ainsi : On sait que les dirigeants d’Alpine savent. Il savent qu’on sait, et on sait qu’ils savent qu’on sait qu’ils sont au courant. Quatre portes, des places arrière et un compartiment à bagages là où il devrait y avoir un moteur et à l’avant, pas de moteur non plus. Des roues motrices un peu trop nombreuses, une longueur excessive, une masse inappropriée… A strictement parler, il n’y a rien qui va dans cette définition et en voyant Alpine la débâcher on a un peu l’impression de regarder un énième opus de Saw, dans lequel une victime doit sacrifier son intégrité physique et morale pour espérer ne pas mourir immédiatement, renonçant à ce qui la fait exister pour se donner une chance de vivre. Façon Faust, à ceci près qu’en regardant l’A390_β, on a l’impression qu’Alpine a vendu et son âme, et son corps. A ce jeu là, que reste-t-il, si ce n’est un nom ? Et ce nom signifie-t-il encore quelque chose ?
Les lois de la survie
Que les êtres se débattent pour ne pas mourir, ça fait quand même partie des lois de l’univers. Qu’il faille faire des sacrifices pour parvenir à ses fins, ça semble être dans l’ordre des choses. On est quand même un peu étranges : on accepte sans sourciller que Steven Spielberg enchaine les blockbusters qui lui donnent les moyens de réaliser, en les produisant lui-même, les films plus personnels qui auront nécessairement moins de succès au box office ; on l’applaudit quand il aligne les succès commerciaux façon Jurassic Park pour pouvoir engranger le budget de The Fabelmans, et personne ne considère qu’il trahit son propre art en jouant ainsi sur les deux tableaux, parce que tout le monde a compris que le cinéma est un art industriel, et que l’industrie est une question d’investissement. Or pour investir de façon libre, il faut être riche. Si on accepte ce principe dans un domaine qui demeure tout de même artistique, quelle logique y a-t-il à le refuser dans une sphère qui est avant tout industrielle ? Un constructeur automobile devrait-il vivre indépendamment des règles de son propre domaine ? Quelle preuve d’amour y aurait-il dans le fait d’attendre d’une marque qu’elle fasse exactement ce qu’il faut pour… mourir ?
La question n’est donc pas de savoir si Alpine devait en passer par là. Cette question, elle est déjà répondue et, à vrai dire, elle ne s’est même jamais posée. Il s’agit plutôt de se demander si, dans le cadre de cette figure imposée, la marque s’en sort honorablement. De fait, on n’est pas dans la sphère du coup de génie. Dès lors, puisque le concept ne s’impose pas par lui-même comme une évidence qui mettrait tout le monde d’accord, il ne reste qu’une seule démarche : vérifier si la proposition correspond à son propre cahier des charges.
Tout d’abord, s’y perdre un peu
La première exigence, c’est que la nouvelle venue ressemble effectivement à une Alpine. Et sur ce point, l’évaluation est complexe : de face, la reconnaissance est loin d’être évidente. Que la signature visuelle soit un peu éparpillée, soit. Mais Alpine n’est pas la seule marque à avoir disséminé ainsi son regard et les formes choisies ici ne sont pas identifiables. Trop rectiligne, la signature visuelle veut tellement se réduire à l’essentiel qu’elle devient générique : elle pourrait être celle de n’importe quelle autre marque. Ajoutons que les étincelles lumineuses qui soulignent cette face avant font tellement penser au Hyundai Tucson que la lecture de ce visage est troublée par cette référence, et ce d’autant plus que le Tuscon est un bon gros SUV, et qu’Alpine prend grand soin de ne pas désigner ainsi la nouvelle venue. On sent un embarras dans la comm’ officielle, comme s’il fallait nier à tout prix la nature un peu contre-nature de cet engin dans l’écosystème Alpine : trop gros pour correspondre à ce que les puristes peuvent accepter, et pas assez pachydermement massif pour correspondre à ce que le grand public demande. Au point qu’à vouloir satisfaire tout le monde, l’avant de l’A390_β pourrait finir par ne plaire vraiment à personne. Etrangement, il réussit à être simultanément effilé et massif. Quasi dépourvu d’ouverture, il tire parti de l’architecture électrique pour se présenter comme un seul et même bloc. Le cintrage du spoiler massif, de part et d’autre de son arrête centrale, fait un peu penser au profilé d’une lame équipant un chasse neige, ou une locomotive à vapeur. A priori, on a connu des références plus légères. Mais derrière cette allure un peu maousse costaud, il y a un travail plus fin, mené dans la façon dont ce spoiler est finement ajouré, comme une dentelle de matériaux composites dont on pourrait presque se dire qu’ils ont été tressés. Le museau, lui, évite l’effet de masse en se présentant sous la forme d’une pointe en surplomb, comme le nez d’un requin propulsé en avant de son propre corps, tête chercheuse forant l’espace pour s’y frayer un chemin. L’effet est pourtant un peu noyé dans un ensemble excessivement dévoré par les éléments d’éclairage qui, additionnés, semblent un peu « too much », parasitant la lecture des volumes, donnant aussi à cet engin un regard trop anonyme, comme si ce modèle ne cherchait pas à affirmer pleinement son identité. Certes, cet ensemble fait référence aux motifs développés sur le concept Alpenglow, partiellement repris sur l’A424 lancée en compétition en catégorie hypercars. Mais l’audience relativement restreinte de ces deux modèles, menant leur existence dans un univers parallèle à celui de la production et de la route, ne permet pas d’imprimer ce vocabulaire stylistique dans l’esprit du grand public. Or Alpine a ceci de particulier : si les modèles ne s’adressent pas au plus grand nombre, ils ont jusque là appartenu et participé à une culture suffisamment populaire pour que les modèles de la marque soient reconnus, y compris pas des personnes qui ne s’y connaissent pas particulièrement en bagnoles. Ici, le faciès de l’A390_β n’est, potentiellement identifiable que par ceux qui suivent l’actualité du sport et de la haute couture automobiles, alors que ce modèle est censé s’adresser au plus grand nombre. Il y a là un paradoxe conceptuel qui frôle un peu le contre-sens.
Quelques réminiscences cependant, comme le remarquait il y a quelques jours le site Lignes/Auto : le capot à double plan de l’A390_β est étrangement semblable dans son principe à celui du concept Emblème, du cousin Renault. On retrouve dans ces deux concepts cette même façon d’utiliser le nez de la voiture comme un tunnel aérodynamique forçant l’air pénétrant par les ouvertures avant à se glisser sous une lame avant de glisser le long d’une surface le conduisant à effleurer le pare-brise. En lisant cet article, j’ai appris qu’on appelait cette disposition un « pont volant ». A vrai dire cette figure de style, qui est avant tout un dispositif technique, est dans l’air du temps : on le trouve mis en oeuvre sur la Dodge Charger dans sa génération électrique. On l’avait aussi entrevu sur le concept Inception de Peugeot, sous une forme encore plus spectaculaire. Cette coïncidence n’a rien de surprenant : l’électrification, mais aussi l’avènement de directions sans colonne de direction, vident les compartiments moteur de leurs dispositifs techniques. Les mécaniques font place nette, alors de deux choses l’une : soit on accorde plus de place aux bagages, soit on redessine tout l’avant et on redéfinit le rôle technique que cette zone est censée jouer. Ici, Alpine comme d’autres l’ont fait auparavant, choisit cette option : le compartiment avant est partiellement sacrifié pour que cette zone de la voiture puisse être consacrée à l’efficience aérodynamique de l’engin. Ici on trouve une méthode qui sera appliquée à l’ensemble de la carrosserie : l’évidement, le coup de scalpel sur tout le poids en excès afin de privilégier un des éléments qui font d’une Alpine, une Alpine : la légèreté.
Puis, s’y retrouver
Le profil en revanche, est étonnant, surtout si on le regarde de léger trois-quart arrière. Alors, la chute de reins du pavillon, qui est une véritable signature, joue pleinement son rôle : la ligne du parvillon autour de la surface vitrée, le pied de montant C, la lunette en bulle, on retrouve des fondamentaux caractéristiques. S’y associe la façon particulière dont les flancs d’une Alpine sont censés être sculptés (du moins sur l’A110 et sur l’A290), de telle sorte qu’on reconnait quelques signes extérieurs d’Alpinéïté dans cette proposition, développés à une échelle plus imposante. Les designers ont eu le bon goût de ne singer aucune prise d’air factice, assumant le fait que la plateforme électrique ne nécessitait aucune ouverture de ce genre, quand bien même ce genre d’artifice fait partie de l’imaginaire stylistique des voitures de sport. En revanche, le travail de modelage et de sculpture évoque tout à fait la volonté d’alléger la voiture, creusant les volumes comme si on avait cherché à liposucer tout ce qui pouvait alourdir l’ensemble. Ce qui peut sembler un peu étrange, c’est que ce pavillon aux allures un peu rétro (puisque son dessin est emprunté à celui de la berlinette actuelle, lui-même extrêmement inspiré par l’ancêtre historique), assez aérien dans la mesure où il déploie plus de verre que de surfaces opaques, plus de rondeurs que de lignes tendues, soit posé sur une moitié inférieure qui, elle, paraît résolument contemporaine dans sa façon de marquer ses volumes, les creusant certes, mais sans jamais les ouvrir pour de bon, s’ingéniant à éviter le plus possible d’arrondir les angles. Il y a là un effet de contraste dont on se demande un peu comment l’œil s’y accommodera. Ce qu’on peut regretter aussi, c’est que certains éléments de style coexistent de façon tellement contiguë qu’ils ont du mal à se laisser réciproquement un espace suffisant pour s’exprimer pleinement. Ainsi, sur le flanc, la flèche inversée place sa pointe exactement là où commence le relief des hanches qui épousent les passages de roue arrière. Sans doute faudrait-il voir la voiture « en vrai » pour en juger pleinement : les photos de plein profil nous la montrent souvent selon un point de vue situé trop bas, alors qu’elle est probablement sculptée pour être regardée de plus haut.
L’épine dorsale qui surplombe la lunette arrière en la coupant partiellement en deux est un détail qu’on aimerait retrouver en série, parce qu’il est visuellement intéressant. D’une part, il trouble de façon intéressante la lecture du profil, d’autre part il permettrait de reprendre sur un véhicule de série un trait stylistique venu de l’aérodynamisme des voitures de compétition contemporaines. Il est peu probable qu’on retrouve cet élément tel quel, parce qu’il empiète sur l’habitacle qui, en version commercialisée, doit pouvoir accueillir cinq personnes et parce que, si on a vu sur l’A290_β une volonté de traiter l’habitacle selon une découpe centrale, cet effet de style n’a jusque là pas trouvé de véritable déclinaison en série. En revanche, on pourrait imaginer cet appendice survivant sous la forme d’une antenne « requin » située en arrière du pavillon.
On comprend le petit trip « détails montagnards » que s’est fait l’équipe de style sur ce concept, qui fourmille de petits gimmicks en forme de sommets alpins. On serait heureux de voir le design final lever un peu le pied sur ce thème. Entre autres, les passages de roue se passeraient bien de cette encoche triangulaire qui ne leur apporte pas grand chose.
Une petite Leçon de radicalité
C’est l’heure de la récré. Osons faire une comparaison un peu audacieuse que les sites plus sérieux n’auront pas proposée. Dans son bleu France, le concept A390β m’a tout de suite fait penser à un prototype plus ancien, proposé par un constructeur français qui n’a pourtant pas vocation à concurrencer Alpine : Citroën.
19_19 adoptait la même association de noir et de bleu, pour un concept qui, finalement, n’est pas tout à fait étranger à ce que propose aujourd’hui le constructeur Dieppois : permettre à un couple d’embarquer des enfants ou une paire d’amis pour une virée sur des routes du réseau secondaire, et ce avec style. Les deux propositions ont des rapports de longueur et de hauteur à peu près équivalents, la Citroën se démarquant par une largeur hors normes, due à ses trains roulants carrément expulsés hors de l’empreinte au sol de l’habitacle. Le paradoxe, ici, c’est que la proposition frappée des deux chevrons semble plus dynamique que le concept Alpine, alors qu’elle est axée sur le confort (à l’intérieur, le passager se déplace carrément sur une chaise longue). Surtout, Citroën se montrait plus disruptif dans son design, proposant une forme qui frappe suffisamment fort la rétine et le cortex pour devenir immédiatement iconique. De même, le concept chevronné parvenait à conjuguer la présence de quatre portes avec une allure de coupé, en jouant sur la coupe franche scindant sa longueur en deux parties radicalement distinctes. La force de frappe visuelle de l’Alpine est un peu moindre, quand bien même elle multiplie les effets de style. Etrangement, on espère un modèle de série plus sobre, peut être un poil plus lisse aussi, qui permettrait aux volumes de mieux s’exprimer, en espérant qu’ils aient vraiment quelque chose à dire.
Autre emprunt au vocabulaire Stellantis, les tout petits déflecteurs en bas de montant C, qui rappellent ceux qui avaient été étudiés pour parer les custodes du concept car préfigurant la 508 PSE, finalement abandonnés en série. Ici aussi, on est curieux de voir si ce détail va survivre à la production, et à l’homologation. Peut-être les voies plus larges de l’Alpine vont-elles permettre de valider ce choix. Parce qu’on est dans le domaine de l’aérodynamique, il ne s’agit ni d’un plagiat, ni même d’un emprunt. Les designers n’ont pas pu ne pas y penser, et on prend plaisir à imaginer les équipes de Peugeot voir là un clin d’œil à leur propre travail.
Enfin, évoluer Hors-piste
L’arrière rompt avec tout ce à quoi Alpine avait pu nous habituer. Mais on peut difficilement en faire le reproche : tout d’abord, jusqu’à aujourd’hui la seule habitude que nous avions prise venait de l’A110. Or son arrière est dicté par sa définition technique. Il est heureux que le premier modèle électrique de la marque ne singe pas dans son design la présence fantasmée d’un moteur arrière. Comme ce postérieur ne fait référence à rien de connu chez Alpine, on se prend au jeu des références chipées ailleurs. Le positionnement de la marque étant ce qu’il est, la ligne incandescente traversant de part en part la largeur de la voiture, et la façon dont cet élément lumineux vient s’encastrer dans le volume de l’aile arrière fait évidemment penser à Porsche.
Pour autant, il n’y a là aucun véritable mimétisme, car les proportions générales placent ce trait lumineux plus haut, dans un espace vide et cette signature lumineuse est ici coupée en deux par le lettrage ALPINE en partie centrale, lui-même luminescent. Si l’arrière d’une Porsche semble être un bloc de matière, le postérieur de l’A390 paraît au contraire est construit autour d’espaces creusés, évidés, comme si on avait rongé la matière afin d’en retirer tout le superflu. Là où à Stuttgart on cherche à étirer la carrosserie en arrière de la lunette arrière, à Dieppe on a au contraire fait en sorte de tronquer le cul du modèle familial comme pour se débarrasser de tout ce qui dépassait.
Profitons de cette mise en parallèle de ces deux modèles sportifs électriques pour proposer cette réflexion : finalement, qu’est-ce que l’A390 ? C’est un peu ce que serait une hypothétique Porsche Taycan Cross, développée sur la silhouette de la berline, et non de la déclinaison Sport Turismo, toutes proportions gardées, dans la mesure où l’Alpine rend 30 cm au modèle Porsche.
Autre différence : si Stuttgart mise sur l’horizontalité pour signer sa poupe, l’A390 installe un dialogue plus subtil entre cette orientation et la verticalité. Ainsi, comme sur le concept A290, l’arrête centrale qui coupe la lunette arrière forme, avec un élément bas situé au milieu du bouclier une forme de continuité reprise, comme en écho, par la signalétique rouge qui fait office de feux de gabarit, sur les côtés. Ceux ci sont exacerbés à haute vitesse par le déploiement de toute le soubassement, faisant gagner à la voiture les centimètres supplémentaires qui permettent de réduire sa trainée et, ce faisant, d’augmenter son autonomie.
Faut-il regretter que cet arrière paraisse manquer de toute forme d’ancrage dans le patrimoine stylistique d’Alpine ? Pas forcément : si la marque doit avoir un avenir, il faut que son présent ne se contente pas d’être une réédition de son passé, il faut nourrir aujourd’hui un vocabulaire qui sera, demain, le passé sur lequel les futurs modèles capitaliseront. L’enjeu n’est pas tant qu’on reconnaisse aujourd’hui dans l’A390 les Alpine que nous connaissons déjà, mais qu’on devine dans ses descendantes celle qui, aujourd’hui, est déjà l’ancêtre des modèles à venir. C’est évidemment un pari, mais c’est le lot de tout nouveau design. Et on peut espérer que, concentrés dans un design moins foisonnant de détails, dans un rendu final sans doute un peu plus lisse, l’A390 réelle puisse davantage capitaliser sur quelques signes de reconnaissance qui capteront mieux la lumière et l’attention, jusqu’à forger une nouvelle identité.
Injonctions paradoxales
Il est d’usage chez Alpine de permettre au bureau de style de se lâcher sur l’intérieur des concepts, autorisant une distance bien plus grande avec les exigences de la série. Ici, on devine immédiatement que les sièges, le volant, le tableau de bord, sont tout simplement impossibles dans la vraie vie. Ce qui est intéressant néanmoins, c’est que cet habitacle fantasmé nous donne des indications sur la façon dont la marque pense son propre concept, détermine son positionnement. Et celui-ci semble, ici, croiser deux domaines : la compétition pure, et le loisir outdoor. Ce croisement on l’avait déjà entrevu dans un concept maintenant ancien, l’A110 SportsX, qui manifestait la volonté d’Alpine d’ouvrir à sa berlinette les routes d’accès aux stations de sport d’hiver.
De part en part, cet intérieur semble chercher à nous mettre en face des injonctions paradoxales que la clientèle contemporaine prononce envers ce genre de marque : on veut du sport, mais aussi du confort. On veut la piste, mais aussi le off-road. On veut le cockpit d’un avion de chasse, la visée tête haute, l’interface 3D, mais aussi la banquette arrière et le coffre. On veut le poids léger mais aussi les batteries pour faire Paris Marseille d’une traite. Les baquets mais aussi le massage et les hauts parleurs dans les appui-têtes, une bagnole conçue pour soi seul, mais dans laquelle on peut embarquer ses potes. On veut tout et son contraire, suivant cet air du temps résumé par ce programme politique : « en même temps ». Multipliant les double-binds, l’A390_β semble renvoyer l’automobiliste contemporain à ses propres contradictions : puisque tu ne sais vraiment pas ce que tu veux, on va te ménager toutes les possibilités. Alors tu peux adopter la position de conduite d’un pilote de Formule 1, les pieds plus haut que ton cul et, dans l’axe de ton regard, juste en dessous de la ligne d’horizon, les informations diffusées en 3D sur une succession de lamelles de plexi, en surimpression, comme dans une 208. Entre tes mains, le volant étroit d’une monoplace avec, sous les pouces, les paramètres de la voiture. Efface de ta conscience le siège passager et la banquette arrière, ferme les yeux, tu es dans une monoplace. Mais si ça te tente, tu peux avoir l’exact contraire : un volant plus large pour une prise en main plus confortable, une position plus droite et naturelle, une configuration conviviale permettant le partage avec tes passagers, pas de problème l’A390_β a ça en stock, aussi. On a un peu l’impression d’être dans ce vieux sketch des Nuls, parodiant une publicité SNCF des années 80, mettant en scène le tenancier d’un ADC, Hassan Sehef, chez qui on pouvait acheter absolument tout et n’importe quoi. Dans cette Alpine, par-delà les contradictions, quoi qu’on demande et contre toute attente, oui oui, « c’est possible ».
Evidemment, on ne pose pas la question qui fâche : pour ces sièges multi-fonctions, combien de kilos ? Et le pédalier motorisé, il pèse combien ? Et la balance, elle en dit quoi de la structure sans montant central ? A un moment, il y a un message un peu paradoxal qui est lancé au client : nous, on ne fait pas un SUV comme les autres ; d’ailleurs, regardez, on est nettement moins haut qu’un Porsche Macan1. Observez à quel point le creusement des surfaces signifie la recherche d’un allègement poussé le plus loin possible. Voyez comment on a réduit l’épaisseur des dossiers au strict minimum, comment on a amputé le volant d’une partie de sa jante. Mais alors, pourquoi superposer à ces baquets minimalistes une structure qu’on croirait tout droit tirée de l’alliance hypothétique de Charles Eames et Bang & Olufsen ? Est-on dans une voiture de sport, ou une salle de cinéma ? Pourquoi motoriser ce qui pourrait être actionné par la main humaine, et dont, soit dit en passant, on pourrait tout à fait se passer ? Et, même si on comprend le plaisir qu’il y a à rouler vite sous le ciel bleu, qu’en est-il du poids de tout ce verre, comparé à un pavillon fait de matériaux légers mais, certes, opaques ?
A vrai dire, s’il faut pointer une contradiction, ce n’est pas Alpine qu’il faut désigner, mais la clientèle du moment. Si on veut bien être cohérent deux secondes, la voiture de sport n’est pas la voiture dont on a besoin pour emmener sa famille ou ses amis aux sports d’hiver. Porsche est un peu l’exception dont on ne peut pas tirer une règle générale, parce que la 911 a toujours été, étrangement, une voiture de sport capable d’assurer, dans la limite de ce qu’on peut mettre dedans et de ce qu’on peut attacher dessus, les missions du quotidien. Mais une A110 est, historiquement, une voiture tellement petite qu’elle peut à peine accueillir son pilote et, tassé sur le côté droit, le bras gauche un peu placé en avant, un passager qui fait tout son possible pour ne pas gêner en espérant ne pas souffrir d’abominables crampes après 30 km de contorsions et de jouissance cinétique.
A strictement parler, si c’est pour parvenir à un résultat relativement consensuel, on se dit que puisque Renault a décidé d’utiliser Alpine comme un simple badge, il aurait été moins coûteux et tout aussi sensé de proposer un Scenic Esprit Alpine réellement revu et corrigé à la façon des préparateurs d’antan. Ca aurait laissé la place à quelque chose de plus radical, sauvage et brutal, cherchant moins à marier à tout prix, sous les auspices d’une clientèle confondant l’envie et le désir, la carpe et le lapin.
Pour être tout à fait honnête vis à vis de la marque qui lui donne naissance, un tel concept devrait moins nous montrer tout ce qu’il peut nous offrir, que nous indiquer de quoi on peut tout à fait se passer. Alpine devrait se méfier : maintenant que Dacia se donne des lettres de noblesse en rallye-raid, il se pourrait qu’un de ces jours la marque low-cost mette sur le marché un engin qui serait exactement ce qu’on attend d’une Alpine capable de baguenauder dans les pâturages : ok pour embarquer la Belle des champs et ses potes. Mais on n’emporte que la panier avec le pain et le frometon. Tant pis pour le reste, on fera sans.
Faire sans, c’est ce dont on est devenu peu à peu incapables. Et c’est peut-être bien aussi ce qui nous rend malheureux : on ne peut pas profiter de ce qui est possible, puisqu’on ne cesse de désirer l’impossible. Alors les marques qui ont le plus besoin de réussir leur coup tentent de nous faire croire qu’on peut parvenir à une satisfaction totale et s’acheter le Best of both worlds. L’important, c’est que l’illusion dure jusqu’à ce qu’on passe à la caisse. On l’a dit : la règle du marché est celle-ci : pour que d’authentiques amateurs puissent rouler dans de véritables voitures de sport, il faut que les marques qui les produisent vendent à des clients moins regardant des produits qui leur donnent l’impression d’accéder à univers dont, en fait, ils n’accepteraient pas les contraintes.
Après tout, même les constructeurs les plus élitistes doivent gérer ce genre de paradoxe : en regardant la façon dont le design intérieur coupe l’A390_β en deux, séparant visuellement la partie arrière en jouant sur le contraste entre le noir et le blanc (et, bon sang on aimerait vraiment que le modèle vendu donne suite à ce principe), on se dit que finalement, la Ferrari F80 traite le même problème, de la même façon : dans l’idéal, Ferrari aimerait produire une monoplace. Mais voila, il faut bien qu’il y ait un siège passager. Alors on le place, mais on le cache en même temps, le plongeant dans l’obscurité et le décalant un peu à l’arrière, comme pour le positionner en retrait afin de mieux mettre en lumière le baquet du pilote.
Tant que, jouant les enfants gâtés, on ne saura pas gérer correctement nos priorités, tant qu’on ne saura pas se satisfaire de ce qu’on a déjà et qu’on en voudra toujours plus, il faudra sans doute que le design joue sur ce genre de contraste : masquant ce « trop » qu’on exige, pour mettre en évidence ce « juste assez » qui donnerait tellement plus de sens à ce qu’on a entre les mains si on ne le chargeait inutilement de tout ce qui en annihile la valeur véritable. Comme la plupart des produits contemporains, l’A390_β interroge moins la cohérence de ses concepteurs que les paradoxes de ceux qui pourraient l’acheter. On n’a finalement que ce qu’on mérite.
In loving memory :
- Alors, ok, face au Macan, l’A390 fait figure de voiture basse, avec une toise 7 cm plus basse. Mais si on la compare à une Taycan Cross Turismo, et même si on perche celle-ci le plus haut possible sur ses suspensions pneumatiques, l’Alpine la domine de 10 cm. Ca relativise un peu la sportivité de son volume général. Or, comme ça, au pifomètre, je dirais volontiers que ce qu’on attend d’Alpine, si on veut vraiment aller à la montagne entre potes, c’est un engin dans lequel on sera sans doute un peu tassés, qui obligera à accrocher les skis sur le toit et à emporter le minimum vital en bagages, quelque chose qui se situerait à mi-chemin de l’A110 SportsX et de ce nouveau modèle qui n’est, certes, pas un SUV, mais ne peut pas non plus être considérée comme une voiture de sport. ↩︎
Bonjour, encore une fois merci pour vos textes ouvrant à tant de pistes de réflexion personnelle. Tellement d’accord avec votre conclusion (A110 Sports X). Pour sa pérennité on comprendra sans mal qu’Alpine ne peut se limiter à l’A110 (et l’A290 n’est finalement pas si mal vue comme proposition, enfin mon avis!), mais là je ne vois qu’une méritante proposition de Renault Laguna up to date, pas une Alpine. C’est trop embourgeoisé, et s’il vous plaît les équipes design : faites simple ! une intention, un trait, un sens ! pas ces surfaces multiplisées, arrêtez de travailler avec des logiciels sans limites, imposez-vous des contraintes… ces dessins ne sont plus interprétables, on ne sait pas où porter le regard et disparu, il ne reste aucun souvenir.