C’est ton DStin
Aussi inéluctablement qu’Oedipe devant un jour trucider son père et réconforter sa propre mère d’un peu trop près, une fatalité aussi raide qu’un matin glorieux frappait la marque DS, poussant de toutes ses forces l’engeance citroënienne à dévorer le constructeur qui la fit naître sous le regard épouvanté de ses adorateurs. Tout le monde le sentait venir, et ce depuis que cette marque spin-off s’était instituée dépositaire et héritière du patronyme le plus prestigieux de sa glorieuse ascendance : DS, rien que ça. Et à l’époque du dévoilement de la première DS3, tout en reconnaissant du charme à cette citadine on se disait que, tout de même, le nom qu’elle portait manquait un peu de modestie, qu’il avait quelque chose de blasphématoire et enfreignait ce commandement, souvent oublié : Tu ne prononceras pas le nom de ta DS en vain.
Jusque-là, DS n’allait pas au-delà de cette évocation patronymique, flairant sans doute l’agacement suscité par cette récupération et choisissant avec sagesse de ne pas pousser ce bouchon trop loin. A vrai dire, la marque n’avait pas vraiment le choix : tout juste débarquée sur le marché, il fallait qu’elle s’installe dans les esprits de telle façon qu’on oublie sa trop grande jeunesse. Et le mieux pour ça, c’est de ne pas avoir l’air si neuve que ça, et donc de proposer des modèles particulièrement classiques. D’où l’abandon de la DS5 sous sa forme originelle, qui l’apparentait un peu trop à un concept-car lancé sur la route, et la faveur donnée à un SUV dont l’originalité se tient entièrement dans les détails – sa forme générale demeurant très, très convenue – et une grande berline qui n’exista que pouvoir dire qu’elle avait existé, dont la marque attendait avant tout qu’elle fasse acte de présence sur un marché qui ne l’attendait pas vraiment. La DS9 ne rapporta sans doute rien, mais elle permit à DS d’avoir désormais une histoire, une place parmi les constructeurs classiques, ce qui lui permettra ensuite de rompre avec ce passé, et innover enfin, au moins formellement.
DS résistait, donc, à la tentation de reproduire les innovations passées sans pour autant parvenir jusque là à en susciter de véritablement nouvelles. Le passé a ceci d’avantageux qu’on y est attaché : pas besoin de mener de longues campagnes de séduction, le charme opère déjà, il n’y a plus qu’à surfer cette vague et se laisser porter. Renault joue énormément sur cette corde sensible ces derniers temps, d’autres marques le font depuis bien plus longtemps. A strictement parler, il serait étrange que DS soit un des rares constructeurs à ne pas aller dans cette direction dans la mesure où, évidemment, ce nom n’a pas été choisi pour laisser de côté le patrimoine auquel il est associé dans tous les esprits. Il y a quelques jours, le losange réinvestissait dans le présent le souvenir ému de la R17. C’est maintenant DS qui réinjecte au 21e siècle la mémoire désormais lointaine du coupé hors du commun nommé SM.
Payer ses dettes
Evidemment, cet exercice contrarie l’effort qu’avait produit DS pour s’émanciper peu à peu du lien à Citroën afin d’être considérée comme une marque à part entière. Parce que, qu’on le veuille ou non, la SM est une Citroën, quand bien même la marque qui l’avait conçue et produite serait aujourd’hui incapable d’accueillir un tel modèle dans sa gamme, y compris à titre de concept-car. En révélant un tel projet, DS alimente la filiation aux chevrons dont elle constitue encore la forme évoluée. Au pire, si les choses tournaient mal, la marque pourrait devenir ce que Ghia fut pour Ford.
La façon dont l’automobile a tendance ces temps ci à réactualiser dans le présent des formes tout droit tirées du passé en dit long sur la difficulté qu’a cette industrie à se projeter dans l’avenir. Mais dans le cadre un peu restreint de cet exercice, cette SM Tribute propose quelque chose qui ne se contente pas d’être passéiste. Il suffit de la comparer mentalement à la R17 Restomod du compatriote Renault pour saisir en quoi elle se sert du passé comme d’une rampe de lancement pour se projeter vers l’à-venir. On reconnaît les traits généraux et le profil de la SM mais l’ensemble est profondément réinterprété, au point de devenir une proposition nouvelle dans laquelle on se surprend à traquer non pas les échos du passé, mais les signes avant-coureurs de modèles encore en gestation.
Comme un avion sans ailes
Les détails sont, en fait, loin d’être des détails : la SM originelle roulait sur des jantes de 15 pouces. Sur le concept Tribute, ce diamètre passe à 22 pouces. Sur une longueur à peu près identique et une hauteur quasiment semblable, un tel agrandissement modifie nécessairement les proportions du profil, donnant l’impression que la nouvelle venue est plus petite que l’ancienne, particulièrement dans sa partie arrière. DS fait le choix de diminuer l’effet de fuselage pour privilégier une impression de masse qui s’appuie entre autres sur la présence plus affirmée du train arrière, qui n’est plus que partiellement masqué. L’allure est dès lors plus trapue, davantage musclée, moins aérienne ; comme si ce modèle cherchait à renouer avec le tarmac et épouser le bitume. La SM ressemblait simultanément à un yacht et à un avion sans ailes, sa réinterprétation s’affirme comme une automobile, assument davantage les éléments fondamentaux du genre auquel elle appartient : les trains roulant.
De même, si on retrouve à l’arrière la lunette enveloppante qu’on désignera plus tard, chez Renault, comme une bulle, celle-ci est encadrée par un montant arrière qui doit plus au modelé de la DS4 qu’à celui de la SM historique elle-même, au point qu’on puisse se demander si cette partie de la SM tribute ne dit pas quelque chose de la façon dont la custode pourrait être traitée sur la future DS8. DS, dans la droite tradition que Citroën a toujours cultivée, semble soigner particulièrement le pilier C de ses modèles, on le constate ici dans le modelé très architectural qui permet d’asseoir l’arrière du pavillon en évoquant certes les lignes singulières de la SM, sans pour autant les reproduire à l’identique. A vrai dire, on retrouve ici, plutôt, la façon dont, sur la DS4, on a cultivé l’art de plier les surfaces. Mais on s’aperçoit aussi que le style actuel de la marque, qui est beaucoup moins fluide que ce que faisait Citroën dans les années 70, peut dialoguer avec la forme générale de ce grand coupé, précisément parce que tout l’arrière de ce modèle faisait preuve d’une complexité de formes et de volumes dont le concept-car actuel fait preuve à son tour.
Le plein des sens, mais sans essence
Cependant, sur l’ensemble de la voiture on se fait cette réflexion : On reconnaît l’inspiration, sans retrouver tout à fait le modèle originel. Le pavillon en particulier semble moins étiré vers l’arrière ; l’ensemble dessiné de profil par les surfaces vitrées et le montant C parait plus conventionnel que sur le modèles des années 70. On ne retrouve pas le savant déséquilibre de la SM qui faisait la singularité de son allure. A l’origine, ce jeu de disproportions donnait l’impression qu’aucun train arrière ne pouvait se loger dans le fuselage de cette fusée. Ici, cette illusion d’optique disparaît totalement. Le traitement bicolore n’y est pas pour rien : il raccourcit les ailes arrière, il affine les volumes mais il les délimite aussi, et ce faisant, il les disjoint. On perd dès lors l’étonnant jeu de volumes et la fluidité qui caractérisaient l’arrière de la SM historique. La SM Tribute fait moins rêver, parce qu’elle semble davantage possible. C’est là le paradoxe de l’époque : Citroën dans les années 70 produit un engin absolument impossible, et aujourd’hui DS ne propose sous la forme d’un concept dénué de véritable habitacle (les images de celui-ci sont purement virtuelles, ce n’est qu’une maquette de style extérieur) qu’une silhouette qui paraît nettement moins folle que celle dont elle s’inspire, alors qu’il n’est à aucun moment question de la produire.
Quand on les regarde de profil, garées face à face, on comprend ce qui change radicalement l’allure de la réinterprétation : sur la SM, les lignes s’ingénient à descendre à partir du train avant, pour converger le plus bas possible sur l’arrière. Ligne de carre des flancs, tracé formé par le bas du vitrage, descente de rein le long du bord inférieur de la lunette arrière, tout concourt à fuseler l’arrière comme si la carrosserie s’évanouissait sous l’effet de son propre déplacement, diluée dans l’air par le souffle de son passage. Sur la SM Tribute, c’est la ligne de bas de caisse qui prend le commandement, relayée par le carénage de la roue arrière qui dessine lui aussi une pente ascendante vers l’arrière. C’est toute la morphologie, l’attitude, la façon dont l’auto est posée sur le bitume, qui est modifiée. Or, c’est précisément ce qui définit la présence de la véritable SM, qui s’évapore aujourd’hui dans sa réinterprétation.
A cela s’ajoute une différence plus profonde, et essentielle : la forme de la Citroën est plus qu’intimement liée à sa nature technique : elle flotte littéralement sur la route, tenue à bonne distance du sol par le dispositif hydropneumatique qui la fait progressivement décoller au démarrage pour atteindre son altitude de croisière. La DS peut d’autant moins donner une impression semblable que, ne disposant d’aucun dessous technique, elle est dépourvue de toute ingénierie. Elle n’est qu’une pure forme, déconnectée de toute fonction et de tout processus de mise en mouvement. Et on se doute bien qu’à aucun moment DS n’a la moindre intention de relancer une suspension telle que Citroën savait en concevoir et en produire. Dès lors, le peu de forme que la DS SM emprunte à la Citroën SM est désormais déconnecté de toute nécessité technique, ce qui lui enlève une majeure partie de sa raison d’être. Et pour être un peu vache avec DS, c’est précisément la raison pour laquelle ce Tribute ne pourrait pas être une Citroën. C’est une forme, et rien d’autre.
La Désinvitation au voyage
La SM originelle m’a toujours fait un peu penser à la littérature de Baudelaire, pour sa façon de rendre possible, réelle, palpable, un certain rapport au monde inauguré par la bourgeoisie de la fin du 19e siècle. La SM, c’est la célébration de la modernité, l’appel du loin, la pulsion autoroutière, l’invitation à la conduite au long cours. Lire Baudelaire, c’est être plongé dans ce que l’industrie naissante ouvre de nouvelles possibilités dans un monde qui s’était tenu, jusque-là, bien tranquille, c’est propulser sa pensée ailleurs, se retrouver à la faveur de l’enjambement entre deux vers à Amsterdam, dans une chambre plongée dans la lumière mouvante projetée sur les murs par le verre vitrail des fenêtres illuminées par le soleil rasant. Il y a dans le chef d’oeuvre automobile et dans le génie littéraire une même façon de saisir la façon dont l’époque invite au mouvement, au transport. Aujourd’hui, il serait anachronique et un peu vain d’écrire comme Baudelaire. Or c’est un peu l’impression que donne cette SM Tribute : elle paraît emprunter à une autre époque son vocabulaire, et ne pas parvenir dès lors à dire aujourd’hui quelque chose de nouveau. Comme une forme décadente. Un vestige d’un autre temps, un écho lointain d’un passé qui n’a plus lieu d’être, si ce n’est comme signe extérieur d’une forme périmée de bourgeoisie encore attachée à l’ancien régime.
Et regardez bien les spots publicitaires de DS : ils sont bourrés de clichés de ce genre, oscillant entre royauté et empire, à une époque qui a plus que jamais besoin de république. La marque célèbre un temps qui n’a plus lieu d’être.
Perspectives
Mais pour rendre justice à ce concept, peut-être faut-il plutôt l’envisager comme un interprète : un intercesseur entre ce que DS va nous proposer et les fantasmes qu’une partie des observateurs nourrit encore sur cette marque dont on attend simultanément qu’elle entretienne l’héritage de Citroën, et qu’elle n’y touche surtout pas. Ici, ces deux dogmes du sacré sont respectés : aucune donnée technique n’est fournie, on reste sur ce point dans la plus grande des pudeurs. En revanche, on indique peut-être quelques traits saillants des prochaines productions de la marque. Ainsi, la calandre lumineuse semble bien être un élément que DS va prochainement exploiter, sur la DS8 pour commencer. Jusqu’ici, la signature lumineuse semblait avoir du mal à trouver sa vraie place, posée comme un élément ajouté aux faces avant, dessinant en lieu et place des crocs du cousin Peugeot des filaments qu’on pourrait croire inspirés par ceux des méduses. En illuminant le véritable aquarium de la verrière frontale de cette SM, ce tracé lumineux trouve une place davantage justifiée parce qu’il n’apparaît plus comme un ersatz des antibrouillards qu’on laissait jadis allumés en plein jour, pour faire genre. Il s’agit ici d’une luminescence plutôt qu’une signalétique de véhicule d’intervention, une discrète présence, une lueur intérieure qui prête vie à la machine. Profitons-en : ce sera le seul signe de vie dont elle fera preuve.
Autre élément qui semble réaliste, la façon dont les tracés lumineux plus affirmés encadrent la face avant, comme si celle-ci était encastrée dans un crayonné photonique. Ce principe de surligner les lignes structurant les volumes par un trait de construction, comme si le designer n’avait pas effacé ses premiers gestes d’esquisse au moment d’achever son rendu, les mettant au contraire davantage en évidence en les intégrant à la carrosserie finalisée, est reproduit à l’arrière aussi, poursuivant son chemin le long du carrossage des roues. L’effet est efficace, mais peut-être un peu rectiligne. On serait curieux de voir le trait s’affirmer de façon plus nuancée, sur le modèle de ce que Toyota avait particulièrement réussi à l’arrière de la quatrième génération de sa Prius, dont la signature lumineuse réussissait à reproduire les pleins et les déliés tracés main levée par un artiste rompu à l’art de la calligraphie. Si Toyota a su placer un tel raffinement dans une Prius, on aimerait que DS pousse aussi loin le soin apporté à ce genre de détail. Parce que sur une SM, quelle que soit la marque qui ose en être le maître d’oeuvre, rien n’est véritablement un détail. Et c’est bien pour cette raison que les petites faiblesses de proportions
Autre élément qui semble réaliste, la façon dont les tracés lumineux plus affirmés encadrent la face avant, comme si celle-ci était encastrée dans un crayonné photonique. Ce principe de surligner les lignes structurant les volumes par un trait de construction, comme si le designer n’avait pas effacé ses premiers gestes d’esquisse au moment d’achever son rendu, les mettant au contraire davantage en évidence en les intégrant à la carrosserie finalisée, est reproduit à l’arrière aussi, poursuivant son chemin le long du carrossage des roues. L’effet est efficace, mais peut-être un peu rectiligne. On serait curieux de voir le trait s’affirmer de façon plus nuancée, sur le modèle de ce que Toyota avait particulièrement réussi à l’arrière de la quatrième génération de sa Prius, dont la signature lumineuse réussissait à reproduire les pleins et les déliés tracés main levée par un artiste rompu à l’art de la calligraphie. Si Toyota a su placer un tel raffinement dans une Prius, on aimerait que DS pousse aussi loin le soin apporté à ce genre de détail. Parce que sur une SM, quelle que soit la marque qui ose en être le maître d’oeuvre, rien n’est véritablement un détail. Et c’est bien pour cette raison que les petites faiblesses de proportions dans le profil et un léger manque de finesse dans le tracé chagrinent un peu le regard : puisqu’il s’agit d’un rêve, on pourrait s’attendre à ce qu’il ne fasse aucune concession.
La Vie de Pallas
Ce jusqu’au boutisme, on le découvre plutôt à l’intérieur. Sans doute pour la simple et bonne raison qu’il n’existe pas, ce qui aide à faire preuve de radicalité. De la Citroën, la SM de DS reprend l’allure générale de l’instrumentation supérieure, ses compteurs ovoïdes placés sous une longue casquette allongée sur la largeur de la planche de bord. Ici, évidemment, les cadrans ne sont que l’image d’eux-mêmes, mais la notion d’écran est, dans cet habitacle, revisitée : il s’agit ici de surfaces de projection qui évitent la présence laquée des dalles telles que nous les connaissons. Si le rendu est plutôt classique sur le bloc d’instrumentation, comme si l’image digitale jouait à imiter la marquèterie, il l’est beaucoup moins sur la console centrale : les informations y paraissent en transparence, projetées sur une lame translucide qui fait ici office de console centrale, se courbant pour s’allonger entre les occupants, intégrant à sa surface absolument lisse les commandes de boite. Les volumes sont simples, les contreportes très plats, simplement barrés par des accoudoirs semblables dans leur forme à ceux de l’ancêtre. Un travail très graphique de surpiqûres vient illuminer finement la sellerie, à la façon dont les filaments lumineux ornent la calandre. On retrouve ici les fondamentaux de DS en matière d’ambiance intérieure, inspirée par l’art de l’ameublement, les savoir-faire issus de l’artisanat très haut de gamme déclinés sous forme industrielle, la recherche de matériaux nobles, le jeu avec les formes inattendues, telles que ce système de son déjà croisé sur des concepts d’habitacle de la marque, positionné ici aux pieds des occupants, comme un réacteur sonore logé au fond de la console afin de faire vibrer l’espace dès les premières notes de musique.
Autre élément intéressant ici, évidemment, c’est la déclinaison DS du futur volant de la Peugeot 208. Ce n’est pas l’hypersquare tel qu’on le connaît déjà un peu chez le cousin Stellantis, avec ses commandes placées à l’intérieur de la jante, mais c’est une proposition formelle qui rompt avec la forme circulaire, elle aussi, parce que va manifestement se généraliser chez certaines marques de Stellantis le recours au steer by wire permettant de diriger la voiture sans liaison mécanique entre le volant et les roues. On sait déjà que ce n’est pas sur la DS8 qu’une telle proposition se réalisera puisqu’on connaît la forme singulière que son volant adoptera, mais on peut raisonnablement penser que DS ira vers des formes inspirées de ce concept à l’avenir, quand techniquement ses modèles se conformeront au choix opéré par Peugeot. Ce que ça signifie aussi, c’est que la marque sochalienne n’aura plus, à terme, l’exclusivité du high-cockpit puisqu’on voit, ici, que cette disposition particulière est appliqué à l’intérieur de cette SM.
Les sièges, eux, sont ceux de la SM historique, dont la forme générale est reprise avec ses motifs de sellerie typiquement seventies, simplement mis au goût du jour pour s’adapter à l’ambiance très Bang & Olufsen du mobilier de bord. Reste qu’on ne retrouve pas ici la saveur aéronautique du cockpit originel. La Citroën SM faisait penser au Concorde dans son agencement général, dans la matière de ses équipements, dans l’ergonomie de ses commandes physiques. La DS SM renvoie plutôt à l’univers du salon, ou du bar lounge. Ce n’est pas que l’ambiance soit a priori désagréable, mais à vrai dire, l’ensemble paraît un peu trop déconnecté du fonctionnement même de l’automobile, comme si le fait qu’on s’y déplace, qu’on la conduise, était relégué au second plan.
Sous la Surface, le vide
Le caractère totalement virtuel de cet intérieur joue quelques tours à la maquette de style elle-même. L’habitacle a été pensé comme un coupé doté de portes arrière antagonistes, comme le montre la vidéo de présentation du projet. Sur la réalisation matérielle de la voiture, il n’y a aucune trace de cette possibilité. D’autre part, un des effets du style de la Citroën SM tient à la transparence de son vitrage. Sur certains des sketches de la DS SM, on voit qu’on a émis l’hypothèse de la reprise d’un vitrage translucide, ou peu teinté. Mais l’absence d’habitacle contraint à adopter un vitrage totalement noir qui ne rend pas justice au dessin de la voiture, opérant un contraste excessif entre les surfaces vitrées et la carrosserie elle-même. Ici aussi, il aurait fallu que Stellantis donne à la marque les moyens de finaliser son travail en proposant une voiture complète, en joignant l’extérieur et l’intérieur au lieu de les disjoindre. Un tel investissement aurait été d’autant plus nécessaire que, de façon générale, ce qu’on sent se développer chez DS, c’est une spécialisation un peu excessive dans les ambiances intérieures.
Mémoire morte
En somme, le risque que court DS en s’engageant dans cette voie, c’est de proposer des formes sans contenu. Alors, certes, il y a une vraie réflexion dans l’équipe de Thierry Metroz autour des matériaux, des finitions, d’une certaine qualité d’expérience qu’on peut ressentir quand on prend place dans une voiture. Mais tout se passe comme si cette réflexion se faisait sans aucun dialogue avec les ingénieurs qui travaillent, eux, sur tout ce qui fait qu’une automobile est une automobile, et pas un simple salon. A l’extérieur comme à l’intérieur, le dessin semble être absolument indifférent au type de transmission de la puissance vers les roues, à la motorisation, à l’alimentation de la machine en énergie, au type de suspension qui protège les passagers des irrégularités de la route, au son de l’accélération, aux transferts de masse. On regarde une pure forme, mais rien n’évoque le mouvement, la puissance (même contenue), la capacité de déplacement, l’agilité ou la souplesse. D’un strict point de vue automobile, on reste sur sa faim
Et cet appétit inassouvi, c’est malheureusement ce qui sépare les versions DS et Citroën de la SM. Alors, certes, l’association entre le chassis Citroën et le moteur Maserati s’avéra être, finalement, un enfer. Mais l’enfer a ceci de passionnant qu’il est vivant. Il vibre, il tremble, il feule. Ok ok, il peut casser quand on le pousse dans ses retranchements, et d’accord, il boit comme un trou. Mais voila, il existe, il est là, physiquement présent et son manque de fiabilité est presque un témoin ou une preuve de son existence. Quand une idée aussi frappante que la SM atteint le monde physique, quand bien même sa réalisation immédiate n’est pas tout à fait aboutie, l’humanité se charge d’en prendre soin et, peu à peu, de l’accompagner vers son accomplissement.
Quand, aujourd’hui, l’entreprise de Jean-Michel Gallet permet de rouler dans une véritable SM telle qu’elle aurait pu être à l’origine si son développement avait été tout à fait achevé, c’est une démarche qui respecte pleinement le travail des ingénieurs originels et qui rationalise finalement le rêve initial à partir duquel cette incroyable automobile a pu exister. Quand on regarde la SM2, on comprend les raisons de ses quelques modifications esthétiques, on saisit le lien qui unit son physique et l’épatante ingénierie qui donne vie à cette forme hors du commun.
Ce qu’on peut craindre, c’est que chez DS on soit encore loin de produire une voiture qui puisse, dans cinquante ans, donner envie à un passionné de lui redonner vie, à une clientèle de la ressusciter dans un monde qui n’est plus tout à fait le sien mais dans lequel on pourrait lui faire une petite place. Il manque pour cela une passion automobile véritable, un goût prononcé pour les ateliers de mécanique, autant qu’il l’est déjà pour les musées d’arts décoratifs.
Ce qu’on attend, en somme, c’est que chez DS on perde un peu en préciosité ce qu’on gagnerait en huile de vidange, qu’on parle autant technologies de batteries, de transmission et – évidement – de suspension qu’on parle de couture, qu’on ait les mains un peu dans le cambouis et qu’on soit nettement moins distant avec la mécanique : aussi sculpturales soient-elles, les formes automobiles n’ont pas d’autre raison d’être que le mouvement. Pour le moment, Stellantis fait le choix de ne pas faire de DS une marque vouée à célébrer l’art cinétique. Citroën donnait l’impression d’être capable de faire voler la SM. Pour le moment, on constate simplement que DS est incapable de la faire rouler.
Et pour finir, comme pour s’enfoncer un peu plus dans le regret, quelques images supplémentaires, puisque ce sera la seule forme de plaisir que nous donnera cette – malgré tout – belle sculpture automobile. Les photographies très old school sont signées Williams Bonbon.
Post-scriptum
La lecture des réseaux sociaux un peu plus professionnels permet parfois de mettre le doigt sur des éléments d’analyse et des observations qu’on n’aurait pas saisis soi-même. Ainsi, sur LinkedIn, à la suite d’une publication de Thierry Metroz, un fin connaisseur de Stellantis, responsable de la distribution de plusieurs de ces marques au sein du réseau de concessions du Groupe Dubreuil, repérait ce détail, à côté duquel j’étais un peu bêtement passé : les jantes du concept SM de DS ne sortent pas de nulle part.
J’aurais dû creuser mon premier sentiment : dès que j’ai vu les premières photographies, je me suis dit que les jantes étaient étonnamment classiques pour un concept-car. Cette impression s’est renforcée quand j’ai vu les sketches, en constatant que les designers avaient imaginé des jantes nettement plus expressives, plus profondes, moins lisses. Rebelotte sur les vidéos officielles : on y découvre des roues plus modernes que celles sur lesquelles la maquette de style finalement révélée est montée.
Et il y a là un détail assez intéressant, qui constitue une forme de réponse à un des motifs de mécontentement récurrents, exprimé sur les réseaux sociaux et les forums de passionnés : il n’y aurait rien de Maserati dans cette SM 2.0.
Il semble qu’en fait, sur ce point, on se trompe : il y a du Maserati dans cette DS, puisque les jantes sont prélevées sur la Ghibli Trofeo. Et si on ne les reconnaît pas au premier coup d’œil, c’est qu’elles sont un peu customisées, des flasques venant combler certains des espaces entre les branches, à la façon dont chez Peugeot on propose plusieurs jantes différentes à partir d’une seule et même base. Ici, l’effet fonctionne car ces flasques présentent un dessin qui peut faire penser à celui des roues de 15 pouces de la SM originelle.
Il peut y avoir là un principe d’économie, mais on peut aussi y voir un détail un peu facétieux, qui témoigne de la conscience dans laquelle se trouve l’équipe, de devoir quelque chose à la marque italienne, dans un contexte où il se trouve que DS, Citroën et Maserati appartiennent bel et bien au même groupe. De là à imaginer que derrière les roues se trouve toute la mécanique qui va avec…
Il serait cruel d’achever ce post-scriptum sur des points de suspension, dans la mesure où la suspension fait partie des sujets qui fâchent, chez DS. Mais on peut reconnaître à l’équipe de designers une certaine habileté sur ce coup là : chez les fins observateurs, ce détail produit quelques images mentales qui redorent le blason de cette automobile. Après tout, c’est un peu ce dont DS a besoin : entretenir un espoir, tout en sachant que les moyens qu’on donne à la marque pour le faire ne sont pas à la hauteur de l’investissement qu’un tel projet réclamerait.
Et comme la preuve par l’image vaut souvent tous les discours du monde, voici :
Et puisque nous commençons à nous trouver pas si mal dans ce costume de Sherlock Holmes, allons un peu plus loin et superposons les profils de ces deux modèles, avec en tête leurs dimensions extérieures :
Longueur | Largeur | Hauteur | Empattement | |
Maserati Ghibli | 497 | 195 | 146 | 300 |
DS SM Tribute | 494 | 198 | 134 | ??? |
Disons qu’on a là quelques indices. Pour la donnée manquante, l’empattement, la superposition à l’échelle (à peu près, c’est à dire à la main levée sur Gimp), donne une petite idée de la similitude.
Reste une donnée, essentielle, qui laissera sur leur faim les amateurs de multicylindres et de sonorités d’échappement : la hauteur sous capot est, elle, radicalement différente.
Mais l’enquête ne s’arrête pas là.
J’en étais à faire le deuil du V6 quand je me suis souvenu que chez Maserati on a aussi une base électrique, dans le coupé Granturismo Folgore.
Et là, les astres semblent presque s’aligner :
Longueur | Largeur | Hauteur | Empattement | |
Maserati Granturismo | 495 | 195 | 135 | 293 |
DS SM Tribute | 494 | 198 | 134 | ??? |
Et côté silhouettes, on obtient ça quand on les superpose à la truelle :
Si on veut être un peu méticuleux dans la recherche, on s’aperçoit qu’étrangement, le modèle de jantes prélevé chez Maserati affiche 20 pouces à l’avant sur ce coupé, et 21 pouces à l’arrière. Sur la DS, on est censé être à 22. Mais la superposition laisse un peu songeur devant la similitude des proportions, dans l’emplacement des ouvrants, la cote de prestige, la hauteur sous capot (il y a de la place pour l’architecture 800v, mais aussi pour le V6) et, même, la découpe d’ouverture du compartiment moteur (et si ça, ce n’est pas un indice…) bref, tout ce qui pourrait expliquer en somme que le physique de la SM soit un peu adapté à des dessous contraints, mais pas si fantasmés que ça. Surtout, le parallèle historique pourrait être un tout petit plus approfondi que le simple prélèvement de deux paires de jantes, DS serait alors plus respectueux de l’histoire qu’on ne l’avait tout d’abord supposé.
Surtout, soudainement, on se dit que mine de rien, c’est le champ des possibles et du désirable qui s’ouvre. On pourrait se surprendre à considérer ce concept-car de façon un tout petit peu plus réaliste.
C’est dommage. elle a un petit air -pardon d’avance, de Fuego. Et c’est terrible !
Oh il n’est pas nécessaire de s’excuser !
A vrai dire, pour ma part, je n’ai pas trop trop vu la Fuego dans cette SM, peut-être parce que la longueur de la DS la place dans mon esprit dans une toute autre catégorie. Mais à la suite de l’article sur la R17, un fidèle commentateur, Sylvain, avait déjà établi cette ressemblance. Et à vrai dire, si je l’avais vue moi-même, je me serais interdit de lui voler cette référence 🙂
Cela dit, après coup, j’ai croisé la remarque d’un responsable de la distribution chez Stellantis, qui a repéré une correspondance plus nette, que je trouve parlante elle aussi. Je la rajoute en post scriptum de l’article sur cette nouvelle SM.
Merci, en tout cas, pour la lecture et le commentaire !
alors je m’en suis voulu d’être un peu négatif face à cette sculpture, objet peut être inutile dans l’histoire DS récente, mais est ce bien grave si cela n’annonce rien de général, exercice gratuit dont DS aurait pu faire l’économie, mais juste ce que font les concepts souvent, anticiper des détails de style, comme la belle calandre, les traits lumineux peut être, le bicolore qui sait….Concept véhicule image destiné à faire rêver et relancer l’intéret ou l’attention au moment du Mondial, un peu à moindre frais donc puisque la maquette est vide….En soi, et surtout en mouvement dans le film, c’est en tout cas beaucoup plus sophistiqué et attirant que le restomod R17, vain, creux, ni fait ni à faire qui me met en colère face à Vidal, qui s’est mis par obligation à manger dans la main de petits marquis de la mode, des réseaux sociaux, des like et d’obscurs jeux d’influences des milieux artistiques et du design parisien et français. Ce qui aurait dù être retoqué dès les esquisses est allé jusqu’au bout!
Bon donc mis à part ça, je maintiens ce qui saute aux yeux, et qui apparait sur la 2ème photo , sur celle de profil, et sur la dernière, insérées dans ton texte (celles aux tonalités dorées), étonnamment d’ailleurs celles qui sont prises avec la DS originelle, et qui vient bien entendu d’une vision du concept photographié, moins en volume, moins épaulé que ce qu’il est en fait visible sur le film, mais qui donc accentue la simple juxtaposition visuelle des éléments avec cette alternance de carrosserie, de vitrages et d’éléments noirs, qui correspondent en fait à peu près exactement à ceux de la Fuego. Et ce jusqu’à cette sorte de bouclier tronqué! Du coup, en allant revoir la Fuego, on se dit tiens tiens, en plus le développé latéral de carrosserie est aussi étrangement « proche », avec une surface assez simple marquée au centre par un discret pincement…alors on se dit, arrête ton délire tu ne vas pas exagérer jusqu’à la face avant ! Et puis si, ou plutôt non bien sùr il n’y a pas sur ce SM tribute le rappel du fin soufflet noir sous le capot, mais sur la vue de profil, le ressaut du capot noir trace aussi comme une fine ligne contrastante!
Une sorte de néo Fuego , plus imposante, certes, de luxe certes, et qui clairement dans l’esprit ne correspond pas à ce que Renault aurait pu faire s’il avait décidé de revisiter cette voiture hyper moderne et sexy de 1980, mais la chose est troublante au moment où c’est une R17 paresseuse qui nous est montrée, alors que la vraie 17 est une merveille ( je la choisirais face aux Capri et Manta).
Rien dans le travail des designers n’a été agi à leur insu, c’est bien sùr à mon avis absolument fortuit, il aurait suffi qu’ils n’aient pas cette idée du bicolore pour qu’aussitôt cette image subliminale s’efface et donc n’ait jamais surgi comme une mouche importune qui s’impose pourtant brutalement ici. C’est totalement désagréable et incongru, et impossible à éradiquer: je regarde les photos et aussitôt s’allume le mot Fuego!
Pour les autres photos, les bleutées, celle de ton titre par exemple, là, c’est non pas SM qui vient à l’esprit mais tout simplement DS, un ample développé de carrosserie qui fait songer à son opulence et qui enjambe la roue avant, sans créer l’aile caractéristique bien sùr , mais qui est nettement plus proche d’elle que de la sécheresse graphique de la SM. Evidemment un DSFuego c’est le cauchemar…!
Tout ça, la concordance des actualités rend la situation tellement étrange….ça ne rend pas optimiste, ça donne la sensation d’assister un peu à un spectacle de transformistes hallucinés, un petit cirque dans un microcosme culturel dont on pourrait faire les frais si ce n’était pas juste conjoncturel. Ma parano s’en mêle ce n’est pas bon. Mais on est loin du convaincant DS ASL de 2020 qui semblait poser des jalons à peu près évidents. Espérons que la DS8 va nous apaiser et nous réconforter….quoi qu’en l’écrivant le doute s’insinue insidieusement!
Je pense qu’en fait, le bicolore vient en partie des sous-bassements de la voiture. Je persiste à penser qu’il s’agit en fait d’une Maserati Folgore recarrossée, et que les parties noires servent à masquer les reliefs que font les ailes, particulièrement à l’arrière, qui ne correspondent pas à la ligne qu’est censée suivre la SM. A l’avant, la découpe noire ménage un petit effet qui me fait penser à la nouvelle Dodge, avec sa découpe de capot en relief.
Pour le reste, cette petite vague de mise à jour d’anciens modèles me fait penser au futur album de Julien Dore, qui ne comporte que des reprises de titres des années 70/90. Je me dis qu’on fait ça quand on manque tout de même, un peu, d’inspiration. Je demeure convaincu que les véritables hommages au passé sont plus discrets, et le modèle du genre pour moi est la découpe de coffre de la 508, qui est subtilement calquée sur celle de la 504, sans que les deux voitures se ressemblent pour autant.
Et je partage ton sentiment, concernant Vidal, qui doit avoir rongé son frein dans cette aventure.
« A cela s’ajoute une différence plus profonde, et essentielle : la forme de la Citroën est plus qu’intimement liée à sa nature technique » … tout est dit, et vous l’avez fort bien expliqué. Ils peuvent réinterpréter à l’infini le dessin de la SM, avec ou sans l’aide de l’AI … rien n’y changera, cela ne restera et ne pourra que rester qu’une forme sans le fond, un « skin » sur une base technique transversal et générique. Comme ces smartwatchs sans âmes pouvant singer toute la variété des cadrans de montres mythiques et n’en étant aucune à la fois. La SM fait partie du passé, comme un temple Grec … « Il se souvient des années révolues, comme s’il regardait à travers une fenêtre poussiéreuse, le passé est quelque chose qu’il peut voir, mais pas toucher. Et tout ce qu’il aperçoit est flou et indistinct »
Wow, c’est fort de citer In the Mood for love. D’autant que je me dis que cette SM pourrait tout à fait avoir sa place dans les mouvements gracieux de la caméra de Wong Kar Waï, filmée à travers la fumée d’une cigarette tenue, nonchalamment, du bout des doigts.
Et pour enfoncer le clou de cet argument technique que je suis heureux de partager avec vous, il me semble qu’une voiture voulant rendre hommage à la SM se doit de proposer une voie arrière plus étroite qu’elle ne l’est à l’avant. Sinon, c’est autre chose. Et si DS veut faire autre chose, il n’est pas utile de surligner cette référence au passé.
Ce Citroën, de la SM, fut la conjonction d’une époque, d’une technologie, de créateurs, d’ingénieurs, d’un panache, d’une audace (.. et d’une absence de contrôleurs de gestion …). Cette époque est loin, cette technologie est dépassée, ces créateurs et ingénieurs ont disparus, ce panache et cette audace ont laissé leur place dans le dictionnaire à l’anglicisme Marketing .. Que rechercherions-nous dans une SM en 2024 ? L’illusion que tout recommence ? Que le printemps fleurit de nouveau ? Plus qu’un modèle c’est l’esprit automobile de la SM qui a disparu.
Il me semble aussi que la SM correspondait à une époque, celle du Concorde en particulier. Et j’éprouve un peu le même sentiment de vanité quand je lis des articles annonçant un supersonique commercial. La SM était en décalage horaire sur son époque, percutant de plein fouet le choc pétrolier. Mais une telle proposition renouvelée aujourd’hui semble encore plus anachronique, et provoque plus de malaise que de plaisir, finalement.