Le pays où l’on n’arrive jamais

In Alessandro Baricco, Art, Littérature
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Versailles, le 24 mai 1903. Il est 3h30 quand on lance les 315 concurrents de la première édition de la course Paris-Madrid. On ne le sait pas encore, mais ce sera aussi la dernière fois que cette course sera lancée. Ce dont on se doute encore moins, c’est qu’elle n’ira jamais au-delà de Bordeaux. Et si Louis Renault aborda la capitale girondine en seconde place, la course de son frère Marcel s’acheva de façon un peu plus définitive, dans un fossé où son automobile s’arrêta net, projetant son corps non ceinturé six mètres plus loin, désespérément désarticulé. Pronostic vital engagé, mais l’expression n’existait pas encore. Seule une guerre pouvait provoquer de tels dégâts sur les corps ; ou les machines à vapeur ; ou l’usine.

En 2005, Alessandro Baricco ouvre son roman, Cette histoire-là sur cette course. En un chapitre, il reconstitue la compétition depuis les bas-côté où s’est massé une foule curieuse de voir passer ces étranges machines. Les tripes nouées par le vacarme des échappements et admissions libres, certains de ces spectateurs ne savent pas qu’eux aussi, vont faire partie de ce spectacle de vitesse et de mort. Avec l’ironie froide qui fait partie de son style, Baricco manie le montage parallèle, alternant le direct avec la course, et les plans sur Madrid où on attend le vainqueur, sans rien voir venir , les plans larges, et les images saisies en gros plan, l’intime et l’historique, . Prélude au roman, ce chapitre est aussi une bonne introduction au XXè siècle.
Petit détail, Alessandro Baricco fait un usage original de la ponctuation, dont il exploite vraiment toutes les possibilités, n’hésitant pas à en tordre un peu les conventions. La ponctuation, c’est la forme que prend le temps à l’écrit. La façon dont Baricco en use, c’est un peu l’invention du double-embrayage, l’art et la manière d’être dans une temporalité tout en étant à un cheveu d’être dans une autre.

Ouverture

Tiède la nuit de mai à Paris, mille neuf cent trois. Chez eux, cent mille Parisiens renoncèrent à une moitié de la nuit, pour s’écouler en masse vers Montparnasse et Saint-Lazare, vers les gares du chemin de fer. Certains n’allèrent même pas dormir, d’autres avaient mis le réveil à une heure absurde pour glisser ensuite hors du lit, se laver sans faire de bruit, ni heurter les objets, en cherchant leur veste. Parfois c’étaient des familles entières qui partaient, mais ce furent pour la plupart des individus isolés qui entreprirent le voyage, souvent contre tout logique ou bon sens. Les épouses, dans les lits, ensuite, étendaient leurs jambes en travers du côté resté vide. Les parents échangeaient trois mots, en écho aux discussions de la veille, des jours avant, des semaines d’avant. Elles portaient sur l’indépendance des fils. Le père se redressait sur l’oreiller et regardait l’heure. Deux heures.

Il était insolite ce bruit car cent mille personnes à deux heures du matin c’est comme un torrent qui déboule dans un lit inexistant, muette la grève, disparus les cailloux. De l’eau sur de l’eau. Ainsi leurs voix couraient entre les rideaux métalliques, des rues vides et des choses immobiles. A cent mille ils prirent d’assaut les gares de Montparnasse et Saint-Lazare, parce qu’ils craignaient de ne pas trouver de place dans les voitures pour Versailles. Mais tous à la fin trouvèrent place dans les voitures pour Versailles. Les train partit à deux heures treize. Il file, le train pour Versailles.

Dans les jardin du roi, à pâturer dans la nuit, paisibles pour le moment, sous les carcasses de fer, autour de leur cœur de pistons, les attendaient 224 AUTOMOBILES, arrêtées sur l’herbe, dans une vague odeur d’huile et de gloire. Elles étaient là pour disputer la grande course, de Paris à Madrid, à travers l’Europe, depuis les brouillards jusqu’au soleil. Laisse-moi aller voir le rêve, la vitesse, le miracle, ne m’arrête pas avec ce regard triste, laisse-moi cette nuit vivre là-bas sur le bord du monde, cette nuit seulement, après je reviendrai Des jardin de Versailles, madame, s’élance la course des rêves, madame, Panhard-Levassor, 70 chevaux, 4 cylindres en acier perforé, comme les canons, madame Les AUTOMOBILES, elles pouvaient aller jusqu’à 140 kilomètres à l’heure, arrachés à des routes de terre et de nids de poule, contre toute logique et bon sens, en un temps où les train, sur l’étincelante sécurité des rails, arrivaient difficilement à 120. Tellement qu’en ce temps-là ils étaient certains – certains – qu’un être humain ne pouvait pas aller plus vite : là était la limite ultime, et là était le bord du monde. Ceci explique comment il fut possible que cent mille personnes aient débouché de la gare de Versailles, à trois heures du matin, dans la tiède nuit de mai, laisse-moi aller vivre là-bas, sur le bord du monde, cette nuit seulement, je t’en supplie, après je reviendrai Si une seule d’entre elles remontait la route dans la campagne, ils couraient à perdre haleine au milieu des blés pour aller à la rencontre de ce nuage de poussière, et jaillissant des arrière-boutiques ils couraient comme des enfants pour en voir une passer devant l’église, en hochant la tête. Mais 224 à la fois, c’était un pur émerveillement. Les plus rapides, les plus lourdes, les plus célèbres. Elles étaient les reines – L’AUTOMOBILE était une reine, car elle n’avait pas encore été pensée servante, elle était née reine, et la course était son trône, sa couronne, les automobiles ça n’existait pas, pas encore, il n’y avait que des REINES, viens les voir à Versailles, en cette tiède nuit de mai, Paris mille neuf cent trois.

Pour partir elles attendirent l’aube. Puis, avec ordre, elles prirent la route pour Madrid. Le règlement prescrivait qu’elles partent à une minute d’intervalle l’une de l’autre. Le parcours avait été dessiné en trois étapes : l’addition des temps désignerait le vainqueur. Il y avait aussi des motocyclettes : mais ce n’était pas pareil.

L’auto devant toi était un nuage de poussière parti un rien avant. Quand tu entrais dans l’épaisseur du nuage, tu la savais à ta portée. Tu ne la voyais pas, mais tu savais qu’elle était là. Alors tu te jetais là-dedans, à l’aveuglette. Ca pouvait durer comme ça des kilomètres. Quand enfin tu voyais son dos, tu commençais à hurler, pour demander le passage. Tu restais dans cette poussière aveugle jusqu’à ce que tu arrives à sa hauteur et que tu pousses ton museau devant le sien. Alors le nuage s’ouvrait et tu recommençais à voir ce qu’il y avait devant. Tout ce qui surgirait à présent était pour toi, tu l’avais mérité avec cette folie du dépassement, et maintenant ça t’attendait. Un virage en coude, le goulet d’un pont, l’extase d’une ligne droite entre les peupliers. Les roues caoutchoutées frôlaient des fossés, des bornes, des parapets et les visages ébahis d’un public incrédule. Inimaginable, qu’on puisse en sortir vivant. Quand aux Espagnols, là-bas à Madrid, ils attendaient la fin de la course pour le lendemain matin, à l’aube. Dans le doute, ils décidèrent de profiter de la nuit – en dansant. Les cheveux bien séparés comme des sillons de blé qui brillent sur la colline de ma cabeza, je suis le chef de rand de cette tablée qui compte 224 couverts, autant qu’en a voulu le roi, sous le grand dais bleu, de cette Espagne mille neuf cent trois. Face à la banderole de l’arrivée, ces miroitements de cristal et d’argent. L’une après l’autre j’ai essuyé toutes les coupes de cristal, et je recommencerai dans quelques heures, pour enlever l’humidité du matin. J’ai promis qu’elles tinteraient parfaites au rugissement des automobiles reines – et c’est pourquoi je fais arroser les cent derniers mètres de route à intervalles réguliers, toutes les heures et demie. Pas de poussière sur mon cristal, hombre Donne-moi les lèvres des demoiselles qui se poseront sur ce cristal, donne-moi leur souffle qui le voilera de buée – donne-moi le battement de leur coeur quand elles essaient leur robe, en ce moment même, devant des miroirs espagnols que je jalouserai toute ma vie Alors que déjà les premières automobiles arrivent à Chartres. A l’entrée des villes elles freinent et, au pas, escortées par des commissaires de course à bicyclette, elles traversent l’agglomération, comme des bêtes à la longe. Frémissantes encore de la course tout juste interrompue, elles avaient l’odeur lourde des choses qui sont advenues. Les pilotes en profitaient pour boire, et nettoyer leurs lunettes. Ceux qui roulaient avec un mécanicien à bord, dans les automobiles les plus grosses, échangeaient avec lui quelques mots. Dans la banlieue, e commissaire à bicyclette s’écartait, et les moteurs recommençaient à gronder vers la campagne. Le premier à arriver à Chartres fut Louis Renault. A Chartres il y avait la cathédrale, et dans la cathédrale il y avait des vitraux. Dans les vitraux il y avait le ciel.

[Collection Jules Beau. Photographie sportive] : T. 21. Année 1903 / Jules Beau : F. 36. [Paris – Madrid, Versailles, 24 mai 1903];

Ils étaient des millions ceux accourus pour voir, agglutinés sur le bord des routes comme des mouches sur un sillage de sucre, une goutte allongée qui s’écoule à travers les champs de France. Le premier à s’arrêter fut Vanderbilt, un cylindre fendillé dans le cœur de sa Mors, au profil de torpille. On le vit se ranger le long d’un canal. Le baron de Caters dépassa les trois hameaux de La Ronde, en saluant de la main, puis il attaque Jarrot et Renault, sur les interminables lignes droites qui longeaient le fleuve. A un endroit où se trouvait une courbe marquée, il déporta trop largement sa Mercedes et termina dans un coup de frein contre un marronnier. Le bois avait des siècles d’âge, il déchira l’acier. Une femme, à Ablis, depuis une demi-heure qu’elle entendait tout ce vacarme, sortit de chez elle pour aller voir. Elle ne posa même pas les œufs, deux œufs, qu’elle avait à la main, pour faire sa cuisine. Au milieu de la route elle attendit le prochain nuage de poussière, pour comprendre. Il arriva à une vitesse que la femme ne connaissait pas. La femme s’écarta avec une lenteur que le pilote avait oubliée. La main se referma sur les oeufs. Le craquement des coquilles un dieu l’entendit, peut-être, au moment où la Panhard-Levassor de Maurice Farman balayait la vie de cette femme, l’envoyant rebondir à quelques mètres de là, où elle souffrit, puis mourut, d’une mort théoriquement hors de sa portée. Les premières nouvelles parlaient de Marcel Renault, un accident, mais rien de plus. On pouvait penser à une avarie. Puis remonta le long du sillage de la course l’image d’un Marcel Renault couché par terre, sur le bord de la route, et d’un curé penché sur lui, tandis qu’à toute vitesse les autres passaient, suivant l’ordre de la course, couvrant de poussière l’extrême-onction. Quelque chose l’avait projeté au loin, dirent-ils plus tard, et les quatre roues incontrôlées avaient foncé vers le ventre noir de la foule. Nul ne pouvait dire pourquoi ça n’avait pas été un massacre. Marcel Renault, lui, était resté avec quelque chose de cassé à l’intérieur. A dire vrai il était mort. Naturellement le vent soulève les nappes de lin et c’est agaçant, si bien que nous avons dû les enlever et que la table n’est plus pareille. Au centre, des corbeilles de freesias, Rouges et jaunes, bien sûr, aux couleurs du royaume. A la nouvelle de la mort de Renault, reçue par câblogramme, les Espagnols imaginèrent la minute de silence qu’ils observeraient en son honneur. Et en même temps l’idée se faisait jour dans les esprits que la course, par cette mort, avait acquis vraiment la dimension qui était la sienne, si bien qu’aucune élégance ni richesse, face à cela, ne paraîtrait excessive, ou infantile. Ils le comprirent avec un certain soulagement. Tandis qu’elle, la plus jeune, elle déclara qu’elle restait à la maison, jusqu’au coucher du soleil, et n’irait danser qu’à la nuit tombée. Pourquoi me fais-tu une chose pareille ? lui demanda son père. Elle était d’une beauté éblouissante. Elle s’arrangea une bouclette, sur la nuque Un grand tableau, installé près de la banderole de l’arrivée, donnait les informations sur la course, et à midi commencèrent à arriver de toute l’Espagne les connaisseurs, puis les premières familles nobles, certaines avec leurs enfants. Beaucoup avaient prévu de rentrer chez eux dans l’après-midi pour se changer et se rafraîchir avant la longue nuit. Puis quelqu’un dit que la Wolsley de Porter avait heurté un passage à niveau et qu’elle avait pris feu.

Ce que je ne peux pas oublier c’est le souffle des autres automobiles qui passèrent derrière moi, sans même ralentir, tandis que debout je regarde cet homme qui, avec une grande dignité, droit contre son siège, les bras le long du corps, est en train de brûler, dans l’incendie de son automobile – seule sa tête penche sur le côté, pour nous dire qu’il est déjà mort. Il y a ceux qui arriveront chargés de seaux d’eau, bien après. La fumée noire sent la carcasse au soleil. Je vous dis que derrière moi les autos passaient, ce n’était pas une illusion. A l’entrée d’Angoulême, à trois kilomètres du contrôle, le paysan dit qu’il s’en foutait de ce qui pouvait bien se passer, il avait tout son travail à faire, alors il siffla son chien qui poussa les trois vaches pour traverser la route. Richard arriva à cent vingt kilomètres à l’heure, il n’essaya même pas de freiner, mais crut lire dans l’espace entre deux peupliers l’échappée ultime vers l’infini. Sa Mercedes répondit mal, et les deux peupliers se resserrèrent comme jamais on n’aurait cru. Richard mourut sur le coup, le vois luisant du volant telle une côté noire, parmi les siennes. Les câblogrammes répercutaient à Paris une histoire illisible, car partout où elle passait la course crachait dans le désordre des éclats télégraphiques semblables aux retombée d’une explosion. Signalons accident identifié. fantastique présence des foules. temps partiel au contrôle de Bartam. par mort survenue à 11 h 46. rend impossible garantir les conditions. Dans une telle confusion, les préposés au grand panneau de Madrid étaient à la peine sous le soleil haut à présent, accrochant et décrochant les pancartes, beaucoup opérant à la craie, pour écrire sur le noir du tableau. On leur passait des bouts de papier qu’ils piquaient sur un grand clou une fois qu’ils les avaient mémorisés puis retranscrits en grand pour les yeux de tous. Quand le clou était plein, un gamin les vidait dans les ordures. Mais ce gamin avait du talent et ne jeta rien, et le lendemain, chez lui, relut tout pour le plaisir. Et plus tard, dans la vie, fut incapable de lire quoi que ce soit d’autre, car toute la littérature lui semblait une simplification pour les enfants, ou une inutile concession aux sentiments En tout cas l’on convint que les mot approprié était retirado, qui ne faisait pas la distinction entre celui qui s’était arrêté sur le côté pour panne de moteur, et celui qui était mort une fois pour toutes dans un amas de ferraille et d’essence. Les retirados étaient inscrits dans la partie basse du grand panneau, en caractères d’imprimerie. Les gens regardaient la liste s’allonger, et certains commençaient en souriant à se demander s’il resterait quelque chose à voir, pour ceux qui attendaient dans la dernière ligne droit à Madrid. La beauté de ma fille, voilà ce qu’il vous restera à voir, pensa-t-il Exactement à l’instant où l’énorme De Dietrich pilotée par Stead décollait au-dessus du parapet d’un pont, à Saint-Pierre-de-Palais, emportée par sa propre vitesse. Les gens jurèrent que les roues tournaient encore dans l’air comme des folles, brûlant les chevaux, un instant avant que tout aille s’écraser dans le lit du cours d’eau. Elles virent passer deux kilomètres en aval une eau troublée par l’essence et le sang, les lavandières, et pouvaient-elles y comprendre. Mais quelques-uns à Paris commencèrent à comprendre.

A portée de fusil du ruisseau qui saignait encore, en un endroit appelé Bélamas, un brouillard de fatigue descendit sur les paupières de Tourand, au trente-deuxième dépassement, et l’automobile partit doucement sur le côté, comme si elle voulait seulement aller faire un tour L’enfant cria, mais sans voix, rien que sa bouche grande ouverte Alors le soldat Dupuy, en permission, se lança au milieu, entre l’automobile et l’enfant, pour interrompre la ligne mortelle que le hasard dessinait et qui allait d’un monstre à un enfant. L’énorme capot en forme de coquillage le souleva de terre comme un chiffon, et le soldat Dupuy était mort en héros avant de retomber Déviée par le pantin-soldat l’automobile revint au milieu de la route mais tel un animal blessé s’emballa pour de bon et coupa soudain vers la droite, bondissant aveuglément dans le public, et frappant au hasard. On apprit ensuite qu’un homme était mort. Mais les pères amenaient encore leurs enfants, et les jeunes filles déambulaient par groupes, riant nerveusement, de long en large sur le bord de la route. Dans les boutiques les gens restaient des heures sur le seuil, à hocher la tête. Et ceux qui venaient acheter s’arrêtaient, et regardaient. Certains grimpaient dans les clocher pour mieux voir de là-haut, car tout semblait possible, ce jour-là. Trois millions de personnes, dit-on, alignées pour voir cette merveille, hypnotisées par ce miracle Dans les bureaux de Paris, petit à petit, les câblogrammes dessinèrent l’image d’un long serpent qui descendait la France sans contrôle, aveugle de fureur et d »épuisement, crachant son venin au hasard, exaspéré par la poussière et le fracas de la foule Pendant qu’autour du grand panneau de Madrid c’était encore tout un ballet fébrile de pancartes, propre et silencieux, dont personne n’aurait pu déduire autre chose que la juste animation d’une course et le fier enchaînement des épisodes sportifs. Les orchestres répétaient sous le soleil des musiques de cuivre, et les premiers à danser retrouvèrent des pas appris dans leur enfance et qui les élevaient à une beauté inattendue. Danseront-ils avec nous, les cavaliers couverts de poussière ? dis-moi, danseront-ils avec nous ? j’ai ce mouchoir, que je voudrais leur donner, et j’ai aussi un baiser, à garder précieusement A Versailles, où tout a commencé, les jardiniers mesurent le désastre, dans le silence royal déserté, et tels des corbeaux sur les semailles ils vont et viennent sans trajectoire, penchés à ramasser les restes de la fête. L’un d’eux se redresse et regarde vers l’Espagne. Il a comme l’impression d’en voir une revenir, au ralenti, vaincue par un remords indicible. Mais les automobiles ne reviennent pas. On demanda à monsieur le Président ce qu’il en pensait, et il dit que c’était difficile à comprendre. Il se tourna vers Dupin, parce qu’il avait confiance en lui. Dupin fit un geste dans l’air, comme pour indiquer un vol d’oiseaux. Une nuée d’oiseaux mis en fuite par un coup de fusil.

[Collection Jules Beau. Photographie sportive] : T. 21. Année 1903 / Jules Beau : F. 33v. [Paris – Madrid, Tuileries, 19 – 22 mai 1903];

Pendant ce temps les premières automobiles arrivaient à Bordeaux, première ligne d’arrivée fixée dans la prose de la course. Des chronométreurs en complet élégant surveillaient les aiguilles sur les cadrans noirs, égrenant la poésie de nombres compliqués qui représentaient le temps. Les pilotes descendaient alors de leur siège et en chancelant demandaient à boire, avec un sourire forcé aux plaisanteries des gens. A leurs grandes claques dans le dos. Quand ils relevaient leurs lunettes sur le front, leurs yeux hallucinés apparaissaient au milieu de la peau blanche. Comme les yeux de ceux qui ont vu des fantômes, ou des incendies. De temps en temps je jette un coup d’œil au grand panneau parce qu’un chef de rang doit tout savoir, et ne se laisser surprendre par rien. Une plaisanterie sur le vainqueur, par exemple, peut adoucir le geste avec lequel on ramasse un couvert tombé, cela s’apprend avec le temps. Tout le temps que j’ai passé à virevolter entre les tables dressées. Si je mettait bout à bout mes pas, les pas de toute une vie, j’arriverais jusqu’à Paris, un peu penché en avant, laissant derrière moi un sillage, discret, d’eau de Cologne. Un ange à contresens, hombre Il ouvrit la porte, après avoir frappé, et lui dit qu’ils étaient arrivés à Bordeaux, mais sa fille ne parut pas impressionnée, elle ne daigna même pas se retourner, demandant seulement, d’une voix pleine d’ennui, si c’était une journée de vent. Je ne sais pas, dit-il. Tu ne sais pas, dit-elle, doucement. A Paris, les députés traînaient dans les couloirs, certains demandant avec énergie une intervention du gouvernement. Disons-le, la veille encore ils ne savaient pas vraiment ce qu’étaient les automobiles : ils les voyaient tout au plus comme des bijoux masculins hypertrophiés. Maintenant, elles tuaient. Et ils en furent épouvantés : comme par la soudaine morsure d’un chien fidèle, ou la méchanceté d’un enfant, ou la lettre perfide d’une amante. Les aiguilles indiquaient que Fernand Gabriel était provisoirement premier, dans le chaos de Bordeaux. Il disait avoir effectué, entre le départ à Versailles et l’arrivée à Bordeaux, 78 dépassements. Ses mains tremblaient, et il se mit à rire car il n’arrivait même plus à allumer sa cigarette. Et tous rirent aussi, autour de lui. Levant les yeux vers Dupin, monsieur le Président demanda dans combien d’heures ils auraient tous disparu du sol français pour aller ensanglanter les routes de l’Espagne. Dupin consulta une feuille de papier qu’il avait à la main. Au deux cent soixante et onzième kilomètre, encore en course, Loraine Barrow sentit que ses bras étaient ceux d’un autre, et le volant un objet bizarre devant ses yeux. Il voyageait avec son mécanicien à côté de lui. Qui essaya de lui crier quelque chose, sans qu’un son sortît de sa gorge. Je n’ai peut-être pas encore dit que la famille royale viendra s’asseoir à cette table, ce qui explique le calme que j’affecte, et le silence de mes gestes, et la lumière dorée de cet après-midi Mais être mécanicien en course avait toujours été son rêve, et il ne fut pas trop triste quand il vit le hêtre séculaire foncer sur lui et engloutir l’auto, elle-même égarée entre les bras endormis de Loraine Barrow. Qui l’aurait cru, finir comme un vers de poète espagnol déroulé à la craie sur un grand tableau noir, Retirado Lorraine Barrow – l’explosion, elle, resta en France, et le sang et la fumée – en Espagne, seulement ce vers, ce vers de poète qui danse Dupin corrigea l’information, ajoutant la vie tranchée du mécanicien au décompte de la folie / la minutie des chronométreurs, et les applaudissements joyeux des vieillards, sur le bord de la route / à la sortie de Bordeaux ils étaient déjà des milliers qui attendaient de les voir repartir / rappeler-moi combien elles en ont tués, dit monsieur le Président, fatigué mais comme seuls courent les enfants, ils courent tous les deux, de la campagne vers la route, vers la grande course, seuls, tout petits, à l’insu de tous, courant puis marchant, puis courant à nouveau, et CRIANT quand la route est en vue, criant des sons, et non des mots, comme les oiseaux dans le ciel des avenue l’été : à la fin ils arrivent où sont les gens, ils se glissent entre les pantelons de ceux qui attendent, jusqu’au premier rang, la trace blanche de la route dans les yeux et là-bas la ligne de la colline, ultime horizon, ventre d’où jaillira le miracle, la bouffée d’un nuage de poussière, un bruit qu’ils ne connaissent pas, et quelque chose dont ils se souviendront éternellement comme de la première aurore de leur vie. Complètement haletants. Ils échangent un regard. Amis à la vie à la mort. Mas Dupin replie la feuille et la met dans sa poche, une rafale de vent espagnol soulève la nappe de lin, sous les coupes de cristal. à Versailles les corbeaux lèvent brusquement la tête comme au carillon d’un clocher inconnu. monsieur le Président fait un geste sec, de sa main ouverte, une main blanche, comme une lame. Arrêtez ces imbéciles, dit-il. de la main le chef de rang lisse à nouveau les plis de la nappe, le vent les dessine, et lui les efface. le paisible Dupin s’incline légèrement et sort de la pièce. ils sont quarante mille, à cet instant-là, qui dansent à Madrid, sans savoir. Que c’est fini.

En effet, il met fin à la course, le gouvernement français, par un décret foudroyant et solennel. On étouffa le monstre, avant qu’il puisse tuer encore. Ils n’étaient pas sans craindre, les Français, de déplaire au roi d’Espagne, Alphonse XIII, qui attendait à Madrid les automobiles reines, dans le luxe et les mondanités. Aussi suggérèrent-ils aux organisateurs de transporter les automobiles en train de Bordeaux jusqu’aux Pyrénées. Puis en terre d’Espagne, de reprendre la course, jusqu’à la royale arrivée prévue. C’était une idée. Toutefois elle ne plut pas au roi d’Espagne, pour des raisons qu’il ne jugea pas opportun de dévoiler. En signe de deuil il fit démonter avant le soir les loges qui auraient dû accueillir la crème de toute l’Espagne. Il interdit la musique et défendit les danses, à partir du coucher du soleil, pour trois jours. On dégonfla les grands dais bleus sous lesquels était préparée la magie de la lumière électrique. Et lentement, à larges coups de chiffon, quelqu’un balaya la craie sur le grand tableau noir, changeant la gloire des noms et la vérité de la sanction chronométrique en poussière blanche, dans le vent, sur les mains, et sur les habits J’ai appris la nouvelle, la tête légèrement penchée en avant, avec le sourire. J’ai exigé de mes serveurs qu’ils n’enlèvent pas leurs gants de flanelle blanche, car on doit à cette table honneur, et respect. Dans ces cas-là – qui peuvent arriver – l’ordre à observer, pour débarrasser la table, est le suivant : cristallerie, couverts, assiettes, serviettes. Puis le décor de table. Pour finir nous soulèverons la grande nappe en lin -telle une voile – en la repliant sept fois, là où le tissu conserve encore la marque du fer chaud. Ainsi se fermera le cercle des choses non advenues qui, dans notre métier, comme dans la vie, veille sur le secret, et sur le sens profond, de tout ce qui est. Je rentrerai chez moi en marchant lentement, la tête droite, et une cigarette aux lèvres. Je puis assurer qu’il n’y aurait pas eu de poussière sur le cristal de mes coupes, si cela intéresse quelqu’un. Mais cela aussi, nul n’est tenu de le savoir, à part moi. Entre mes draps détrempés, lent à venir sera le sommeil, dans la sueur de la nuit. Que Dieu me sauve de ma solitude Ma fille, pourquoi ne danses-tu seule sur la piste déserte de cette nuit ratée, au milieu d’hommes déjà disparus et de soupirs imaginaires ? Quel temps ton cœur malade de lenteur et de présomption mesure-t-il donc, pour arriver toujours à l’heure inutile ? Ils n’attendront pas plus longtemps ta beauté, et ma fierté mourra de n’être pas nourrie. Qu’il soit clément le châtiment, pour tout ce gâchis. Et qu’avisé soit l’ange qui veille sur nos solitudes. Les automobiles restées là furent tractées jusqu’à la gare, et chargées sur un interminable convoi ferroviaire qui, à petite vitesse, les ramena à Paris.

Illustrations :

Sans tenir compte de la photographie de couverture, qui est reprise à la fin de l’article, et légendée à cette position.
1 – Lorraine Barrow au volant de sa De Dietrich, à côté de son mécanicien.
2 – Otto Hieronimus aux commandes de sa Mercedes
3 – Camille du Gast, sur De Dietrich
4 – Louis Renault, sur… Renault
5 – Gustave Caillois, au volant de sa Serpollet
6 – Marcel Renault, sur une Renault vraiment à fond, même si c’est son frère qui est crédité de la vitesse la plus élevée, en bas d’une côte, à 140 km/h
7 – La Renault de Marcel, après avoir échoué dans le fossé
8 – Maurice Augières, au volant de sa Mors
9 – Delaney, dont la De Dietrich a fini sa course avec, comme on dit, « panache », c’est à dire qu’elle se planta sur son train avant, se mit à la verticale avant de se vautrer pour de bon, dans le mauvais sens, sur le bas-côté.
10 – Jacques Edmond, sur sa Darracq, et dans celle qui est peut-être la photographie la plus saisissante prise sur cette course.

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