Mad Marc

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Il fut un temps où il nous en fallait peu pour être heureux : Une petite caisse populaire, une carrosserie de voiture peinarde, deux portes, un tableau de bord en plastoc dur, des contre-portes toutes plates, avec à peine un petit bloc de mousse rigide pour poser le coude, deux sièges qui tiennent bien le dos et les cuisses, du bruit partout, des grincements, des couinements, des percussions, des résonances, des vibrations, un volant bavard qui n’a, en tout et pour tout, qu’un seul et unique sujet de conversation : les péripéties que traverse l’histoire d’amour qui se réécrit sans cesse entre les pneus et la route. Au volant, les paumes des mains étaient comme nos oreilles. La direction nous susurrait les gravillons dans le virage, la flaque sur la droite, le revêtement plus rugueux là où la route avait été réparée, la petite bosse derrière laquelle les roues se délestent un peu du poids plume de la bagnole qui entame un joli petit vol parabolique, conducteur en apesanteur, avant que les pneus retrouvent leur grip, braquage, train avant en petite dérive, train arrière dessinant une spirale tangentielle à la courbe du virage. Sur les roues, un poids plume, et à l’avant, un moulin simple, pas forcément énorme, mais bien gavé à l’oxygène par des double-corps se donnant l’un l’autre la main pour faire respirer ce coeur d’athlète, et arracher l’ensemble aux lois de la physique. Il fut un temps où le truc le plus lourd, dans une bagnole, c’était le conducteur.

Ce genre de voiture a quasiment disparu. Il est désormais difficile de connaître cette joie simple de bondir de virages bosselés en bas-côtés creusés, de virevolter sur les dos d’âne, de trouver de la ressource au bas d’une descente, les suspensions se tassant sous l’effet de la gravité et de la force cinétique conjuguées, de faire voltiger le gravier du revêtement tout juste refait, grêlant les bas de caisse, les soubassements et les passages de roue, de glisser un peu, mais pas trop, juste ce qu’il faut pour sentir que la bagnole a compris que la sortie du virage est en vue, et qu’elle peut mordre un peu dans l’herbe pour rejoindre la ligne droite, pied droit soudé au plancher. Il aurait fallu que Citroën nous sorte une version un peu affûtée de la Cactus, juste un peu plus sèche, un poil plus mordante, pour qu’on ait encore accès à ce genre de plaisir. On n’est pas près de connaître de nouveau cette impression de pouvoir faire dériver la bagnole entière d’un simple coup de hanche.

Dans les années 90, alors que les voitures devenaient plus lourdes et que tout le monde devenait plus raisonnable sur la route, alors aussi qu’il était moins facile pour de jeunes urbains de s’offrir un engin permettant de se faire plaisir, ces sensations d’agilité devinrent moins mécaniques, et c’est le corps humain lui-même qui se lançait dans des mouvements virtuoses, épousant les obstacles, se jouant des reliefs, profitant du mobilier urbain, des dénivelés entre niveaux, des bornes, des bancs, des escaliers, rampes, bordures, garde-fous pour mieux rebondir, se ressourcer, reprendre de l’élan pour pouvoir se lancer, de nouveau, dans un bond plus prodigieux, une rotation supplémentaire, une pirouette plus audacieuse encore. Appelez ça comme vous le voulez, parkour ou free-running, désignez cela pour ce que c’est vraiment, et qui le lie à une certaine façon de faire corps avec la mécanique : c’est, simplement, un art du déplacement.

Il y a deux ans, c’est par un mini-métrage sur cet art du mouvement des corps en milieu urbain qu’on a pu découvrir le travail de Marc Aziz Ressang, photographe et réalisateur allemand, aujourd’hui installé à Shanghaï, d’où il développe désormais son oeuvre. C’est justement à Shanghai qu’il consacrait ce film, intitulé Parkour, à Pudding, jeune explorateur urbain, minuscule particule organique dans l’immensité de béton, électron pourtant libre, capable de mettre tout le paysage sens dessus-dessous, utilisant les murs comme plancher, le sol comme trampoline, et Marc Aziz Ressang joue de ces renversements, inversant les perspectives habituelles du haut et du bas, perdant le regard du spectateur pour mieux le plonger dans les translations fluides de Pudding. Très vite, on saisit le lien qu’il y a entre cette façon de glisser sur le béton, et la manière dont les petites voitures légères – celles qui se situent, disons, entre le kart et la 205 rallye – peuvent se jouer des irrégularités de la route, des accotements meubles, des zones à moindre adhérence pour livrer à celui qui les conduit un rapport quasi direct avec son milieu, une fusion glissante avec le terrain. On retrouve la même expérience du grip, du virage serré, de l’attention constante portée au centre de gravité, de la gestion de l’énergie cinétique afin de la délivrer de nouveau. Semelles cherchant l’adhérence dans les angles droits pour se sortir du carrefour et se ruer vers le prochain mur, prise d’appel sur le sol, et contre-appel sur un pilier pour se retrouver gracieusement un étage plus haut, comme on franchit un virage en épingle dans une course de côte.

Marc Aziz Ressang résiste à la tentation d’un regard purement spectaculaire. Il préfère peindre un portrait plus intime de Pudding, plus proche des gestes de préparation, d’entrainement, au ras du sol tout d’abord, même si c’est parfois en braquant la caméra en contre-plongée vers les altitudes ou le jeune acrobate évolue. Ce sont les moments apaisés sur lesquels il s’arrête, les phases de préparation au cours desquelles le même geste est répété, sans relâche, jusqu’à ce qu’il soit un automatisme, un réflexe acquis tellement intégré qu’on soupçonne qu’il soit désormais inscrit jusque dans les gènes. De bout en bout, d’exploits en chutes cauchemardées, d’assouplissements en entraînements, Pudding fait constamment profil bas. Il est avant tout caractérisé, comme le sont souvent les gars qui se confrontent aux éléments, et le plus souvent loin du regard des autres, par la modestie. Il ne paie pas de mine, il n’en rajoute pas. Vieilles tennis, fringues neutres de ceux qui savent que l’essentiel se trouve à l’intérieur des vêtements, pas dans le regard qui reconnaît la marque ; ce réalisateur sait capter le moteur intérieur de ceux qui font, plus qu’ils ne donnent à voir. Et son film maintient la juste distance qu’ont les véritables rencontres.

Si on évoque ici ce très court métrage, c’est tout d’abord parce qu’on est convaincu que tous ceux qui aiment les vidéos mettant en scène les exploits des rallye-men sont aussi amateurs de vidéos de parkour. A vrai dire, ces amateurs se sont peu à peu habitués à voir les exploits mécaniques être de plus en plus souvent mis en scène en milieux urbains. Ce sont les portions de zones industrielles aménagées spécifiquement pour mettre en évidence l’invraisemblable talent de Ken Block dans ses gymkhanas traversant ports industriels, hangars et quartiers d’affaire. C’est M-Town, la ville imaginaire qu’on évoque souvent ici-même, qui sert à implanter dans une sorte d’au-delà mythique les délires mécaniques de la division sportive de BMW. Le film de Marc Aziz Ressang propose ce genre d’attention qu’on pouvait porter sur les petits détails qui participèrent à l’ascension spectaculaire de la 405 T16 sur Pikes Peak, suivant du regard un homme qui se tient à l’extrême limite du vide, en total contrôle de lui-même, dans un grand calme, une tenace sérénité, un danseur des cimes pour qui les territoires exceptionnels sont les chemins du quotidien.

Mais ce même réalisateur a livré il y a peu un nouveau film, documentaire lui aussi, qui suit des yeux un autre phénomène qui intéressera ceux qui apprécient les univers de bagnolards modestes. C’est en Indonésie qu’il a, cette fois-ci embarqué ses caméras pour filmer, souvent de nuit, une bande de passionnés qui créent de toute pièce des engins vraiment délirants qui ont tous pour point commun leur cœur technique : un bon vieux moteur de Vespa. A partir de là, tout est possible. Et tant que vous n’aurez pas vu Rebel Riders, vous n’arriverez pas à imaginer jusqu’où va ce que nous venons d’appeler « possible ». Pour vous faire une idée, il faudrait avoir en tête l’inventivité des Wacky Racers (les Fous du volant, en VF). Vous disposez d’un moteur de Vespa, et d’une carte blanche. Les limites, elles tiendront uniquement à votre maîtrise de la clé de 10 et de l’art de la soudure. Manifestement, les normes sécuritaires, en Indonésie, sont souples, ou bien il n’y a pas foule pour les faire respecter, ou bien les engins sortis des méninges sacrément cintrées de ces bricoleurs forcent le respect, y compris dans le regard de la maréchaussée locale.

Dans ce royaume du gratuit et de l’inutile, ces engins artisanaux sont tout sauf utiles et efficaces. Ils roulent, c’est tout; et c’est déjà presque miraculeux. Mais ils remplissent une autre fonction qui se trouve, elle, hors de portée du cahier des charges des modèles vendus en concession : ils sont l’oeuvre de leur propriétaire. A plusieurs reprises, dans les paroles de ceux que Marc Aziz Ressang interviewe, revient l’idée de reconnaissance. Et c’est une option qu’aucun cahier des charges de modèle vendu par une quelconque marque ne peut proposer. Et encore moins les voitures à la mode, soi-disant personnalisables, qui sont toutes configurées de façon semblables et ne présentent pas, de toute façon, de possibilité de distinction véritablement marquante. Pour faire simple : créer ne peut pas consister à cocher des cases sur un catalogue d’options ou à jongler avec un configurateur virtuel, aussi poussées soient les propositions qu’il fasse. Ces engins automobiles DIY ne relèvent même plus de l’artisanat, ils sont des exemples d’art brut.

Paradoxalement, ces self-made moyens de déplacement ne sont pas des facteurs d’individualisme. Parce que ces engins sont incomparables, il est difficile de les hiérarchiser, chacun développant son propre style, à partir de matériaux pour le moins diversifiés ; dès lors, à la différence des acheteurs d’automobiles commerciales, qui se jaugent un peu les uns les autres, les créateurs de ces objets roulant non identifiés peuvent coexister dans une parfaite harmonie, se reconnaissant les uns les autres à travers le boulot mené pour arriver à ces résultats. Les quelques éléments de concurrence sont, tout simplement, marrants : le nombre de roues, par exemple, qui engendre de véritables mille-pattes dont on se demande même comment ils peuvent se déplacer. Qu’à cela ne tienne, si un moteur de vespa ne suffit pas, on en monte plusieurs, dont on imagine qu’ils ne peuvent pas être absolument synchronisés, mais après tout, à ces faibles vitesses, est-ce si grave ? C’est une véritable communauté que forment ces artistes, s’entraidant dès que l’un d’eux tombe en panne (ce qu’on devine arriver assez fréquemment), se rencontrant pour former une espèce de bande qui ferait penser à Easy-Rider, tel qu’on le verrait sans doute si on prenait, avant d’entrer en salle, les substances consommées à l’intérieur du film.

Marc Aziz Ressang sait saisir ces univers parallèles dans lesquels se vivent des passions populaires et simples, se tenant à l’écart des mondes dans lesquels la seule motivation est commerciale. Que ce soit dans la solitude du parkoureur ou dans la communauté des Rebel Riders, ce qu’il capte, c’est la singularité telle qu’elle se construit dans l’action volontaire de créer quelque chose dont le plus important n’est pas qu’il soit « à soi », mais qu’il puisse être reconnu comme étant « de soi ». Et le travail de ce réalisateur, lui-même, semble peu à peu témoigner de sa propre singularité, ce qui fait de lui ce genre de rider qu’on regarde tout d’abord passer au carrefour, et dont on a envie, immédiatement, d’entrer dans le sillage, afin de le suivre un peu.

C’est d’ailleurs chose faite.


https://www.marcressang.com/

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