Noircir le tableau

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Mars 2019. Sur deux types d’écrans, quasiment la même image. Dans les salles obscures apparaît le nouveau film de Jordan Peel, Us, un film pas très rassurant mettant en scène, au premier abord, la course poursuite entre une petite famille noire et une autre famille, à l’identité floue, qui se définit elle-même ainsi : « nous sommes les américains ». Et on se dit en le voyant qu’on a peut-être là quelque chose qui se situerait dans la lignée de l’incroyable clip de Childish Gambino, This is America. Très différent formellement, mais animé d’une même énergie cherchant à rendre justice à ceux qui, tout simplement, le méritent.

Et sur les petits écrans d’Afrique du Sud (mais le réseau mondialisé le rend accessible partout ailleurs aussi) un spot vantant l’espace intérieur du Kia Sportage. Et comme maintenant les publicités sont comme des petits films, celui-ci a un titre : Sloth. C’est le nom anglais du paresseux, cet animal au charme flou, dont la version « peluche géante » va s’agripper aux épaules du héros de la publicité. Un paresseux. Oui. On est quand même tenté de voir le mal partout, non ? )

On est frappé, quand on regarde la publicité, puis le prélude de Us, de voir à quel point ces deux films semblent avoir été créés en parallèle, comme si l’un était le doppelgänger de l’autre. Et c’est d’autant plus étonnant que le film de Jordan Peele est, justement, une histoire de doppelgänger. Les familles sont similaires, la lumière de la fête foraine tranchant la nuit est semblable, la fête foraine, évidemment, est le gros point commun des deux fictions, mais on retrouve aussi une même façon de filmer les personnages, guettant leurs réactions intimes pour saisir ce qui les émeut, ce qui les touche. Et si on devait creuser un peu, on s’apercevrait que dans les deux fictions, la possibilité d’accéder, ou pas, aux belles choses est une question centrale. Et les belles choses, ce sont celles qui sont en vente, et pas les plus abordables.

Stigmates

Evidemment, dans Us, les bagnoles ne sont pas au centre du récit, même si elles ont leur importance. Le cas du spot Kia est évidemment plus compliqué. C’est une publicité pour une voiture, pourtant, elle ne montre tout d’abord aucun véhicule, et quand elle se décide enfin à le faire, ce n’est pas le modèle vendu qui est montré. Celui-ci n’interviendra qu’à la fin, pour sauver les multiples situations dans lesquelles le père et sa petite famille se sont retrouvés. Ainsi, ce qui est mis en scène avant tout, c’est un père un peu encombré par la peluche géante que sa fille a choisie à la fête foraine. Encombré, il l’est à deux titres : par sa taille d’une part, mais aussi par le fait qu’elle l’empêche d’accéder à une quelconque crédibilité. Partout où il passe, on le prend pour un mariole avec sa gigantesque peluche dans les bras ou sur le dos. Malin, le scénario parvient à cerner précisément les situations pouvant poser problème. Chacune d’entre elles pourrait être l’occasion pour lui d’être reconnu comme père, mais à cause de la peluche géante, il n’accédera pas à cette reconnaissance, comme si lui et sa famille, à cause de ce détail très voyant, ne pouvaient pas trouver de place dans ce monde.

Là, on commence à se demander s’il n’y aurait pas un double plancher dans le coffre de ce spot publicitaire : une famille noire ne trouverait pas une juste reconnaissance dans le monde qui est le sien, et ce en raison d’un détail très, très voyant ? Hmmm hmmmmm… Attendez-voir….

En fait, ce court métrage est l’illustration assez fidèle de ce que le sociologue Erving Goffmann appelle le stigmate. Le stigmate, c’est ce qui crée chez un individu un écart par rapport à la norme au sein de laquelle il pourrait, sinon, être parfaitement intégré. On pourrait distinguer pas mal de genres de stigmates, ne serait-ce qu’en mettant à part les stigmates invisibles (opinions divergentes, vie religieuse ne se devinant pas visuellement, ou homosexualité par exemple, qui permettent de vivre furtivement au milieu des autres), et les stigmates visibles, tels que le handicap moteur, ou la couleur de peau. Ici, ce que met en scène la publicité, c’est un énorme souci de stigmate très, très visible. Que va apporter le Sportage à cet homme et à cette petite famille ? De la place, tout simplement. Dans le plan précédent, alors qu’il roule encore dans sa berline de milieu de gamme, on voit que la créature enfantine prend désormais toute la place, obligeant le père à se faire tout petit. Dans le Sportage, enfin, il peut être lui-même sans avoir à se débarrasser de ce truc qui le rend hyper voyant. On pourrait pinailler, dire que, tout de même, cette famille noire n’est finalement heureuse qu’au moment où on ne voit plus sa particularité de l’extérieur, quand celle-ci ne déborde plus sur le monde environnant, et qu’elle reste bien à l’abri d’une ample carrosserie. Et à vrai dire, si on remonte le temps dans le spot, on s’aperçoit qu’en effet, avant, ce qui était gênant, c’est que la spécificité de cet homme touchait les gens, que le monde semblait toujours trop étroit pour qu’il trouve sa place au milieu des autres. Le Sportage n’apportera aucune solution à ce problème. Il permettra simplement de s’isoler des autres, pour ne plus les importuner. Mais les rayons des supermarchés ne seront pas plus larges, il ne gagnera pas en virilité au moment d’aller soulager sa vessie aux urinoirs, on ne le prendra vraiment au sérieux que lorsqu’il sera au volant, derrière les vitres fumées de son Kia.

Prequel

Ce qui est frappant, c’est qu’on pourrait tout à fait regarder la publicité Kia comme si elle était le prélude au film de Jordan Peele. Le récit de la façon dont cette petite famille est devenue celle qu’on retrouve au début de Us.

Tout, dans Us, est question de mille-feuilles social. Les laissés pour compte viennent pour remettre les compteurs à zéro et reprendre possession d’un monde dont ils ont été exclus. Ainsi, la famille qui est l’héroïne du film est-elle en concurrence sociale avec une autre, blanche celle-ci. Le père fait son malin avec son Range Rover Discovery, la femme est ravie de leur luxueuse villa merveilleusement assistée par un système de domotique dernier cri. Les filles, elles, semblent avoir été fabriquées avec de la pâte à vanité. Elles ont cette façon un peu empotée d’être agiles de leur corps, comme si leur propre conscience d’être au-dessus du lot les encombrait finalement. Les héros, eux, sont aisés, mais un peu moins. Leur maison de vacances est juste normale, ils roulent en break Classe E, avec un bel intérieur cuir clair. Rien d’indigne, mais pas de quoi frimer non plus. Ils en sont pile poil à ce niveau de bourgeoisie où on a assez de trucs pour pouvoir regretter en permanence de ne pas avoir davantage.

Bref, tout en conduisant son break Mercedes, il est clairement envieux du Discovery de son « pote », et de sa vie. Evidemment, comme lui est noir et que celui qui s’en sort mieux est blanc, on pourrait se dire qu’il y a là une critique un peu simpliste d’un système américain à double vitesse, privilégiant les uns, et ralentissant les autres. Mais en fait, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Parce que parallèlement à cette concurrence interne à la bourgeoisie, émerge dans le film une toute autre humanité, totalement délaissée. Il fut un temps où elle était utile, mais ce temps est révolu, aussi l’a-t-on reléguée là où le regard ne porte pas. Là, elle en est réduite à mimer la vie de ceux qui brillent suffisamment pour être mis en lumière. On pense un peu, pour ceux qui connaissent, aux Maîtres fous de Jean Rouch : un peuple dominé mime la vie rêvée des oppresseurs pour ne pas sombrer tout à fait. Là, le film devient plus complexe, car il n’est pas fondé sur une distinction raciale, mais bel et bien sur une domination sociale fondée sur l’utilité économique des uns et l’inutilité des autres, qui est la cause de leur relégation.

Quand tout nous est égal

Dans une période où la publicité donne régulièrement l’occasion de saisir le bâton qu’elle tend pour lui cogner dessus (particulièrement chez BMW ces derniers temps, on y reviendra peut-être un de ces jours, quoi qu’on ait envie d’être un peu moins critique dans les prochains jours, et de donner plutôt dans l’enthousiasme), il ne faudrait pas prendre la publicité Kia pour ce qu’elle n’est pas. Quand bien même elle est réalisée pour l’Afrique du Sud, avec tout ce que ça sous-entend de relations compliquées entre les uns et les autres, on ne peut pas dire qu’elle soit raciste. Et à strictement parler, on ne peut pas dire non plus qu’elle pratique la racisation de ceux qu’elle met en scène. Il est probable que, dans une publicité pour un SUV de milieu de gamme, chez une marque ne prétendant pas être prestigieuse, le fait qu’il s’agisse d’une famille noire passe inaperçue, surtout en Afrique du Sud. Cependant, dès qu’on l’analyse un peu plus, on s’aperçoit qu’il n’est pas tout à fait anodin que, mettant en scène la stigmatisation d’un homme qui ne trouve pas sa place, parce qu’il est porteur d’un détail trop voyant pour passer inaperçu, le casting choisisse une famille qui, avant même de se retrouver encombrée par la peluche géante, ne peut cacher ce qu’elle est, dans un pays où être ceci plutôt que cela ne va pas sans poser quelques problèmes hérités de l’histoire récente.

Ce n’est pas un propos raciste, ni même racialiste, en revanche, c’est une façon assez cynique de faire comme si la difficulté qu’il y eut, et qu’il y a encore, à vivre noir dans un pays dominé par la population blanche pouvait être éprouvée par tous ceux qui éprouvent de l’anxiété quand ils réalisent qu’ils ne peuvent pas consommer autant qu’ils le voudraient. L’objectif de la publicité Kia, c’est bel et bien de susciter cette sensation de manque qui va allumer la mèche de l’impulsion d’achat. Et dans cette mesure, le parallèle entre la souffrance qu’il y a à vivre stigmatisé et celle de ne pas accéder au bien de consommation dont on manque, est bel et bien tracé. Autant dire qu’il y a bien là une façon de banaliser, et donc atténuer la souffrance vécue par les peuples ostracisés. Mais pour qu’on consomme, il faut bien qu’on nous fasse croire que le manque du produit est une souffrance comparable à celle des victimes de ségrégation.

Mais ce qui apparaît plus clairement encore, c’est que lorsque la publicité joue ainsi avec les codes du cinéma, elle prend le risque de se prendre elle-même un retour de manivelle. C’est ce qui arrive ici au spot de Kia, qui fait à ce point penser à l’ouverture de Us. La publicité se trouve dépassée d’emblée par le rouleau compresseur qu’est le film de Jordan Peele, par son habileté à déjouer les attentes, par la complexité de son propos, montrant que ce n’est pas en accédant à un certain niveau de confort de vie que les noirs peuvent considérer qu’ils sont traités à égalité avec les autres. La seule égalité, c’est celle des concessions acceptées pour en arriver là, et de la relégation d’autres que soi, dont on s’assure qu’ils ne soient pas des concurrents efficaces contre ses propres acquis. Ce que montre Jordan Peele, c’est le véritable prix à payer pour accéder à cette invisibilité, cette discrétion sociale que cherche la petite famille de la publicité. Ce que ne dit pas le spot télé, et que précise Us, c’est qu’il y aura toujours un plafond de verre, un autre que soi à envier. Finalement, le point commun entre ces deux familles, c’est qu’en accédant aux objets de la normalité, elles sont entrées dans la sphère des enviables. Mais sans le savoir, elles ont par la même occasion intégré le cercle toujours plus grand de ceux qui envieront ceux qui ont plus qu’eux-mêmes.

C’est finalement ça, la seule normalité à laquelle la publicité invite. La satisfaction n’est pas souhaitable, car ceux qui sont satisfaits ne consomment plus. Dès lors, mettre en scène des personnages sur le fil du rasoir, incertains et donc inquiets, c’est forcément permettre l’identification d’un nombre conséquent de spectateurs. Ce qu’on voit ici, c’est que cette identification a des limites quand elle cherche à égaliser toutes les souffrances, et à faire croire que l’acte d’achat peut panser toutes les plaies, y compris celles de l’histoire.

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