Dieu probablement

In 190, Arnaud Bresson, Art, Mercedes
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« I took the drive to clear my mental »
God’s country, Travis Scott

Ce qu’on aime, c’est que la bagnole reste à sa place. Qu’elle occupe toute la place quand il le faut, qu’elle accepte de jouer les seconds rôles quand elle n’est que le moyen d’accéder à quelque chose de plus grand qu’elle-même. Parfois déesse, parfois simple outil. Pas forcément une fin en soi, éventuellement un moyen sans fin, mais aussi quand il le faut un simple intermédiaire entre soi et autre chose qu’on ne pourrait atteindre sans elle.

Si un genre musical a fait de la présence automobile dans ses clips une constante, si ce n’est une dogme, c’est bien le rap. Au point que parfois cette exigence de la juste place ait du mal à être vraiment respectée. Mais quand le dosage est juste bon, alors tout prend d’un coup un sens évident. Et c’est très exactement ce qui se passe dans la mise en images de God’s Country, de Travis Scott, mis en image par le réalisateur français Arnaud Bresson. Des bagnoles à petites doses. Et quelques autres véhicules aussi, dont pas mal de deux-roues, dont certains en ont trois. Autant de moyens de traverser cet univers construit comme un assemblage choral, fait de vignettes saisies de ci de là dans un quartier populaire américain, au point de constituer peu à peu une Cité, au sens où dans l’Antiquité on parlait de Polis.

Au commencement était une Mercedes 190. Américaine, et dans son jus. Caméra embarquée filmant à la main levée depuis la banquette arrière, le premier plan saisit au vol Travis Scott in person trainant là, profitant de la translation lente de la type 201 pour se pencher par la vitre arrière et saisir la caméra, histoire d’en faire meilleur usage. Cette réquisition instaure la convention qui guidera tout le clip. Bienvenue dans une plongée quasi documentaire là où s’enfoncent les racines immémoriales du rap : la rue.

La beauté de ce geste réside dans son honnêteté : si le film est fondé sur une esthétique très « found footage » (on dirait qu’on aurait retrouvé les images tournées avec une caméra volée), à aucun moment cette esthétique ne se présente comme réelle : on est bien dans l’ordre de la fiction. Mais cette fiction dit quelque chose, à propos de quelque chose qui est bel et bien réel : la vie. Celle-ci est avant tout un potentiel, une force, alors pour si on veut l’observer là où elle est stockée le plus massivement, au point de n’attendre que ça, qu’on lâche les vannes pour qu’elle se déverse, c’est du côté des gosses qu’on irait bien faire un tour. Tout l’artifice de ce film consiste à mettre dans la bouche des gamins les mots et la voix de Travis Scott, comme si dans leur corps résonnait la voix de celui qui a vécu, à Houston, les mêmes croisements de rue, les mêmes parking-lots, les virées à l’arrière d’une moto ridée par un grand, ces sessions de danse dans lesquelles on se lance à corps perdu, pleinement « là », tellement « maintenant » que tout horizon semble avoir disparu, l’être s’étant noyé dans l’immédiateté de la pulsion vitale. Là, et auprès de la vie sous sa forme encore embryonnaire, tout semble couler de source.

Chaque vignette, chaque moment passé avec chacun des gosses semble d’autant plus simple qu’il est en réalité filmé pile poil comme il doit l’être. Le mouvement faussement nonchalant de la main qui tient la caméra, les angles à hauteur d’enfant, la putain de lumière qui pourrait écraser tout sur son passage et fait pourtant resplendir tout ce qu’elle touche ; surplombante, rasante, elle frappe de plein fouet les lieux, les êtres, l’élan vital qui lie les uns aux autres, elle donne l’énergie, chaleur et illumination, qui permet à cette force de croître, d’emmagasiner les forces dont elle aura besoin pour perdurer. Sans frénésie, sans en faire trop, très respectueusement, l’image épouse le mouvement permanent de ce peuple en interaction permanente, de cette république foisonnante, de cette vie communale qui s’étend partout où il est possible de se rendre, pour peu que l’espace demeure partagé, public ; républicain en somme, comme se doit de l’être avant tout la rue.

On est aux Etats-Unis. L’habitat n’est pas si concentré que ça, les distances sont grandes. Ce n’est pas la banlieue chic. On n’est pas dans Wisteria Lane à Fairview (Eagle State), on n’est pas à Bel-Air, encore moins à Beverly Hills. Pas de villa plantée au milieu de sa vaste pelouse arborée. Ici règne le bloc, quelque part entre la maison individuelle et la barre d’immeuble. Paysage quadrillé par des artères perpendiculaires constituées en repère cartésien, rectangles grillagés longeant des trottoirs sur lesquels on ne se déplace sûrement pas à pieds : on tient le pavé, on n’y marche pas. Si on doit bouger, on le fait sur des roues, et si possible avec un moteur, peu importe qu’il soit devant les pieds, sous le capot, ou entre les cuisses. Le moteur à explosion, c’est la clé engagée dans la serrure de la cellule, la liberté conditionnelle : tu peux faire quelques kilomètres, t’évader, te faire la belle, rider sans but dans le paysage orthonormé, parcourir les abscisses et les ordonnées sur la roue arrière si le cœur t’en dit, ton gosse en bandoulière sur le dos, ou assis sur le réservoir, stationner all day long sur un parking transformé en salon installé là pour chiller, ou rouler au pas, pépère, dans ta Merco 190 juste assez dans son jus pour qu’on se dise qu’elle commence à se faire vieille, juste assez haut de gamme pour qu’ on se dise qu’en fait, elle a sacrément la classe.

Tout, ici, est pur. Du camion du livreur au terrain vague, du coiffeur de rue à l’épave de schoolbus devenue terrain de jeu pour écoliers buissonniers. Le ciel, la lumière, les verticales des mâts, des poteaux, des pieds de lampadaire, qui croisent les horizontales des bâtiments, paysage quadrillé reproduit en mode microcosmos dans le grocery store posé là comme une rue dans la rue. Purs aussi et surtout les visages et les corps des kids, comme si la culture et la nature avaient fusionné en eux et qu’ils suffisait de les regarder pour savoir ce que nous pourrions être, si la culture ne nous avait pas, nous, dénaturés. Plus je regarde ce film, et plus je me dis que si, un jour, quelqu’un veut comprendre ce que Rousseau entend par « état de nature », il lui suffit de contempler God’s Country tel qu’Arnaud Bresson le met en scène. C’est tout un peuple à la culture pleinement intériorisée, comme une seconde nature, qui vit devant sa caméra. De l’adulte qui veille à sa façon sur les mômes aux gamins eux-mêmes qui semblent avoir depuis longtemps passé ce cap au-delà duquel on n’a plus vraiment besoin qu’on veille sur soi.

Dans cet univers les adultes, déjà éloignés par les usages, coincés par les convenances, les exigences, l’image de soi, le regard des autres, ont à ce point perdu le sens du naturel que celui-ci ne revient plus au galop dès qu’on le siffle. Devenus « quelqu’un », ils ne ressentent plus en eux ce « sens du commun » qui se sert du bitume comme une plante bouffe de l’engrais pour grandir. On floute leur visage pour respecter la vie privée dans laquelle ils sont tombés quand on a coupé le cordon ombilical qui les liait à leur jeunesse commune.

Qu’est-ce que la bagnole dans cet univers ? Le living-room ambulant, le canap’ où on cause, bien posé dans un habitacle avec vue panoramique sur le quartier, le basement, l’arbre à palabres, le divan depuis lequel on refait le monde, d’où on regarde les choses se dérouler telles qu’elles le font quand on les laisse faire, cruisant sur l’asphalt jungle en mode drive, sur un filet de gaz, cure-dent au bec. C’est la cabane dans laquelle les gosses trouvent refuge le temps d’un trip genre « Je me mettrais au volant et tu serais mon passager », à moins qu’on mette pour de bon le gamin au volant, hissé sur les cuisses d’un grand qui assure que l’équipage un poil aventureux ne parte pas direct dans le décor. C’est les fauteuils en cuir clair qui en ont vu des vertes, et des pas mûres, le tableau de bord indestructible, totalement hors d’âge, sorti victorieux décennie après décennie de l’épreuve du temps. Cabine privée, habitée cependant par toute une population qui s’y pose un instant, y traine un peu, s’y déplace à peine plus loin avant de laisser la place à d’autres qui, à leur tour, vont s’y poser un moment avant de le refiler aux suivants. Elle est le trait d’union, la parenthèse ouverte et jamais tout à fait refermée dans la phrase, les points de suspension d’un mouvement jamais tout à fait achevé. La 190, posée au beau milieu du district, petite voiture certes au pays des limousines mais quand même une Merco-Benz bordel, est tout d’abord l’abri des grands, quand bien même ici les adultes jouent à se piquer des trucs, comme le font les enfants. On la retrouve repère de la bande des jeunes du quartier, grimpés dessus les jambes passées par le toit ouvrant, attroupés autour pour un portrait de groupe dans la lumière rasante d’un soleil proche de l’horizon. Sans même rouler, la 190 est elle-même un lieu de passage, un sas entre deux étapes de la vie, une cabine de transition entre enfance et maturité, le point de contact, pile poil là où se passe le relai entre une génération et celle-ci qui la suit. On fait les grands, dans la petite berline, histoire de prendre ses marques et de trouver sa place dans ce qui sert à parcourir le monde, en occupant la place.

Pas étonnant qu’on roule peu au Paradis : on y est toujours at the right place. Ce n’est pas qu’on ait tout, c’est plutôt qu’au Royaume de Dieu d’emblée, on ne manque de rien. Si le Diable s’habille en Prada, on comprend qu’il ait besoin des écrans clinquants d’une Classe A bardée d’options m’as-tu-vu pour faire cliqueter ses doigts french-manucurés. Quand on a le savoir-vivre ravagé par la soif du tape-à-l’oeil on trouve évidemment qu’une 190, c’est pas assez bien pour soi. Là où le naturel coule de source, on se fout un peu de savoir combien coûte la berline à l’arrière de laquelle on pose ses fesses de monarque. Même à l’arrière d’une Dauphine, on aurait l’air d’un demi-dieu.

Heureux ceux qui roulent en 190 : le Royaume de Dieu est à eux.

– Amen

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