504 is a joke

In 504, Greig Fraser, Movies, Peugeot
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Les films eux aussi sont parfois reconnaissables par leur signature lumineuse. On ne retient pas souvent leur nom, on les voit très rarement à l’image (Raoul Coutard, filmé en ouverture du Mépris par Godard, est vraiment une exception), mais les directeurs de la photographie, qu’on appelle aussi chefs opérateurs ou chefs op’ sont en fait les véritables designers des films auxquels ils participent, dans la mesure où, dans la répartition des missions cinématographiques d’une réalisation, ils sont responsables de l’impact visuel que va provoquer l’image. Si le monteur doit gérer le rapport à la durée, le Director of Photography est vraiment responsable de l’allure qu’a le film dans chaque instant présent. Et du temps où le cinéma se faisait sur pellicule (temps qui n’est pas tout à fait révolu, tant que des cinéastes comme Nolan filmeront sur pellicule), des instants présents, il y en avait tout de même 24 par seconde. Ce qui nous fait 24 photographies dont le DoP est, tout simplement, l’auteur, chaque seconde que dure le film.

Greig Fraser fait partie des grands noms de ce métier de l’ombre consistant à sculpter la lumière. Comme on ne regarde pas trop les génériques, on passe à côté de lui sans le voir mais on a tous en tête certains de ses films, précisément pour leur lumière, pour la qualité photographique des millions d’images que ces longs métrages nous ont envoyé dans la rétine, puis le cerveau. Parmi ses oeuvres récentes, on trouve un véritable uppercut visuel : Dune, de Denis Villeneuve (2021). Mais il est aussi le créateur de la magnifique lumière dans laquelle se déploie poétiquement Bright Star de Jane Campion (2009), et de cette expérience visuellement hallucinante qu’est le Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (2012), avec toute sa partie finale filmée à la lueur des appareils de vision nocturne des militaires, dans une pénombre crépusculaire qui nous saisit par les poils, et se donne comme mission de les dresser, un par un, trrrrrès méticuleusement. Jane Campion, Kathryn Bigelow, peut-on imaginer plus grand écart visuel ? Comme quoi, un designer peut se mettre au service du projet auquel il travaille sans répéter ce qu’il a déjà fait.

Ce qui m’intéresse, ici, c’est que Greig Fraser a aussi signé visuellement The Batman de Matt Reeves (2022). Or, même si ce personnage n’apparaît pas dans le film, coupé au montage pour que son ombre plane mieux sur un Gotham City décidément très Paint it black, le Joker est bel et bien le personnage principal de l’univers mental de Batman, celui qui hante l’esprit de ce héros qui n’en est pas tout à fait un, celui qui ne peut pas être sa part sombre, puisque le Batman est déjà tout entier fait de noirceur, qui constitue dès lors sa face spectaculaire, la version « son et lumière » de l’homme des cavernes. Et si le film de Matt Reeves fonctionne bien, c’est entre autres parce qu’il se construit, visuellement, et du coup grâce à Greig Fraser, comme le contre-champ ante-lumineux de Joker, de Todd Phillips (2019), aussi haut en couleur qu’étouffant de bile noirâtre. Comme si on ravalait une pizza au poivrons jaunes, après l’avoir vomie intégralement.

Or, qui est le Joker, si ce n’est un personnage qui a tendance à pousser ses blagues juste un poil trop loin, un jusqu’au-boutiste de l’humour noir, un farceur tendance extrémiste ? Il se trouve que, justement, un personnage animé d’un sens assez identique de la facétie est au cœur d’un court métrage réalisé en 2007 par Nash Edgerton, et Greig Fraser en était le photographe. Ca s’intitule Spider, pour des raisons qu’on ne va pas donner ici, afin de ne rien divulgâcher. Mais en quoi ça nous intéresse ? En ceci : bien que se déroulant en Australie, ce sketch filmé se déroule, de bout en bout, dans l’habitacle d’une bonne vieille Peugeot 504. Et on a trop peu l’occasion de voir cette auguste et néanmoins déjà un peu moderne berline rouler sur nos écrans. Comme d’habitude, Greig Fraser se met au service du récit, compensant la noirceur de celui-ci avec l’ensoleillement qui illumine cet habitacle dans lequel deux êtres rongent leur frein, pris entre l’envie d’en finir et la tentation de sauver encore ce qui peut l’être. Comme chez Dolan, les réconciliations ne sont que ce qu’elles sont : des pis-aller, des façons de se faire croire que les choses peuvent aller mieux, qu’on peut changer pour l’autre sauf que, voila : on ne se refait pas.

La bagnole est le lieu idéal de ce genre de nœud de vipères narratif. Précisément parce que c’est un non lieu. On y est enfermé sans pour autant y être définitivement cloué. On y est aussi près de l’autre que dans un lit et pourtant chacun peut se caler contre sa propre portière comme si une vitre pare-balles coupait heureusement la cabine en deux dans la longueur, préservant chacun des occupants des intentions assassines de l’autre. On y fait destin commun (si tu plantes la bagnole dans un platane pour me faire mal, tu y passes tout autant que moi), mais on est quand même chacun sur son propre siège, séparé de l’autre par la mécanique et ses commandes. Frein à main, levier de vitesse veillent au grain, délimitant l’espace, cloisonnant aussi les consciences. On est ensemble, mais c’est chacun pour soi.

Les arrêts à la pompe relèvent de la même ambiguïté : mieux vaut ne pas s’y mettre à deux pour faire le plein quand la moindre goutte est susceptible de faire déborder le vase. La voiture est un de ces lieux qui offrent toutes les raisons du monde d’en sortir seul quand on y est à deux. On s’y côtoie, de gré ou de force, on s’y sépare, on s’y retrouve de nouveau. On s’y enferme, on en rouvre la porte, on menace d’en sauter, on entrebâille la fenêtre puis on l’ouvre grand et on se la ferme. Tout en faisant route ensemble, on peut y fixer des horizons antipodes. Chacun sous son pare-soleil.

Les plus observateurs noteront qu’en Australie, les 504 avaient des sièges différents de ceux qu’on leur connaissait par chez nous. S’y trouvait on mieux installé ? Difficile à dire : il y a des inconforts existentiels qu’aucune sellerie ne peut soigner. Et une fois sur la route, on ne s’en sort pas nécessairement mieux en ouvrant la portière pour prendre un peu de recul.

Le directeur de la photographie est le passager silencieux installé sur l’autre siège. Il regarde le conducteur. Parfois il se dit qu’il pourrait, lui aussi, prendre le volant mais il serait moins disponible alors pour faire ce qu’il a à faire : regarder, et enregistrer ce qu’il voit tel qu’il le voit. Greig Fraser est ici le passager presque clandestin de Nash Edgerton. Le prix à payer pour être, de celui qui conduit et de celui qui regarde, celui qui reste, c’est de perdre à moitié sa capacité de voir.

Voici donc Spider, de Nash Edgerton, avec en passager témoin, Greig Fraser :

Et, vous allez voir, on va bientôt en reparler.

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