Rouler des mécaniques

In A110, Alpine, Maintien de l'ordre
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On pourrait disserter assez longuement sur l’achat, par la Gendarmerie nationale, de berlinettes Alpine pour équiper les Equipes Rapides d’Intervention, sous-branches des Pelotons d’autoroute, aussi appelés Pelotons motorisés. Sévèrement motorisés, dirions-nous du coup, même si c’est apparemment la version la plus relativement sage de la sportive dieppoise qui sera livrée, envoyant sur son train arrière 250 chevaux qui devraient tout de même permettre de coller au cul de deux ou trois go fast, et de rappeler à l’ordre une poignée de conducteurs atteints par l’ivresse de la file de gauche.

A vrai dire, l’engin est si sympathique qu’on aurait presque envie de se faire arrêter exprès pour voir le petit coupé français débouler dans le rétro, gyrophare en action, deux tons à fond, avant que d’un coup de pied droit, la petite bombe passe devant, et que s’affiche sur sa plage arrière le message « Veuillez nous suivre jusqu’à l’anéantissement définitif de votre permis de conduire ». Et on se verrait bien répondre simplement : Ok.

On pourrait, évidemment, se demander si tout ça est bien nécessaire. Et si la question se pose, vraiment, c’est que la réponse qu’on lui donne est symptomatique d’un certain type de conception des forces de l’ordre en général, et de la relation que l’Etat tisse avec l’automobiliste de l’autre. D’un côté, il y a les arguments « contre », qui semblent reposer sur une conception assez raisonnable des moyens mis en œuvre pour maintenir l’ordre : ces bagnoles coûtent plutôt cher (et à ce niveau de prix, peu importe qu’on les aient dotées de jantes optionnelles en 18 pouces, dont on peut imaginer qu’elles ne sont pas tout à fait négociées sur le même mode qu’un client lambda (sauf, bien sûr, si ce client lambda achète lui aussi les A110 par paquets de 30)), c’est autant d’argent public qui n’est pas disponible pour autre chose. On voit l’idée. Mais bon, même à 60 000 € l’unité, les 26 Alpine reviennent à 1 560 000 €. En comparaison, Jean-Michel Blanquer a, sur l’exercice 2021, reversé à l’Etat 75 millions d’euros, dont le ministre ne sait trop comment les dépenser : l »Education nationale disposant de bien plus de moyens que ce dont elle a manifestement besoin, on peut comprendre qu’on puisse claquer 1,5 millions d’euros pour une vingtaine de véhicules d’intervention. Autre argument : est-il bien nécessaire de se livrer à un concours de mensurations avec les truands, sachant que cette compétition est un peu perdue d’avance, et dans le même ordre d’idées, puisqu’on parle ici de sécurité sur autoroute, c’est à dire sur des rubans d’asphaltes sur lesquels on entre et on sort via un péage, n’est-il pas plus malin d’attendre, tout connement, les contrevenants à la barrière suivante, histoire de les intercepter à leur arrivée, tranquilou Bilou ? Tout ça n’est pas faux. Mais c’est aussi un tout petit peu angélique.

Car, évidemment, si la société n’était composée que d’individus pétris par la conviction qu’il est nécessaire de respecter la loi, les forces de l’ordre pourraient se passer d’être fortes, puisque personne ne prétendrait l’être plus qu’elles. Mais voila, si les lois existent, et s’il faut des forces un peu costaudes pour les faire respecter, c’est précisément parce qu’elles ne contraignent, finalement, que ceux qui ne les respectent pas. Et ceux-là, chacun de nous est heureux de ne pas avoir à s’y confronter quotidiennement. Les forces de l’ordre sont là pour ça : nous éviter de devoir recourir individuellement à la force physique, en concentrant cette puissance de riposte entre des mains expertes, qui peuvent intervenir en notre nom. Et c’est pas la peine de ramener des arguments libertariens qu’on n’assume que tant qu’on n’a en tête que le moment où on veut se faire plaisir sans être limité par la loi : si on n’aime pas que la loi nous contraigne personnellement, on veut en revanche tous que la loi limite la latitude d’action des autres, parce que personne n’a envie d’être victime des intentions d’autrui. Même le pire chauffard ne veut pas que ses gosses se fassent écraser par un chauffard dans la rue, ou sur une aire d’autoroute.

Et l’évidence, c’est que sur la route, la force de l’ordre, c’est la puissance mécanique. Il faut donc des véhicules qui ont des biscotos, le genre d’engin qui annonce un peu clairement la couleur. Sur ce cahier des charges, l’A110 coche toutes les cases, en ayant qui plus est le bon goût d’être française, et de ne pas être, non plus, si chères que ça. Alors, évidemment, les gendarmes vont un peu frimer là-dedans. Mais là aussi, le citoyen doit se poser une question simple : le monde étant ce qu’il est, et les valeurs des délinquants étant ce qu’elles sont (quoi qu’on en pense, la question n’est pas de savoir si on approuve, la question est de savoir ce qu’il en est réellement), les forces de l’ordre pourraient-elles faire leur boulot si elles roulaient en Kangoo ? Et la réponse est évidemment, non. Parce qu’elle s’adresse en priorité à ceux qui font des relations humaines un permanent rapport de force, et parce que cette force, sur la route, est de deux natures, mécanique d’une part, mais aussi économique (les moteurs les plus puissants sont aux mains des plus riches), il importe que les forces de l’ordre puissent disposer, en notre nom à tous, de véhicules rapides, et onéreux.

Oui, ça a l’air super con, mais le monde est ainsi fait. Et on va avouer ceci : on ne fait pas grand chose au quotidien pour qu’il en aille autrement.

Parce que la délinquance est, entre autres, un rapport de forces, si on n’accepte les démonstration de force que lorsqu’elles sont le fait des délinquants, on assoit en eux le sentiment qu’à eux seuls ils peuvent dominer une société tout entière. Les Alpines sont les biceps dont le Bien commun a besoin pour avoir le dessus sur le plaisir privé. Elles sont l’expression de notre force commune, mise entre les mains de ceux qui savent mieux que nous s’en servir et qui, surtout, le feront pour le compte de tous, et non dans leur intérêt personnel. Et si les flics peuvent ressentir un bon gros plaisir au moment de lâcher les chevaux pour s’extraire de leur planque et rattraper les Pieds Nickelés de l’asphalte, ben on sera juste content pour eux, parce qu’on n’est pas jaloux, dans le fond.

Accessoirement, ça va nous permettre de voir, un peu plus souvent, de jolies choses sur la route. Il n’est pas certain qu’on voit très souvent ces bolides bleus lancés à pleine vitesse dans le trafic. Mais peu importe finalement, dans leur déclinaison maréchaussée, les A110 font plaisir à voir et sur les autoroutes, elles contribueront, comme le font les Alfa de la police italienne ou les BMW des autorités allemandes, à composer un paysage automobile français qui fera envie aux étrangers qui nous rendent visite, parfois un peu rapidement. Enfin, cette dépense est aussi, évidemment, un investissement : Alpine est une marque française qui, mine de rien, participe au rayonnement du pays sur le terrain de l’exclusivité et de cette forme de luxe un peu particulière, qui a le bon goût de demeurer dans une certaine forme de réserve. Ici, ce n’est pas l’ostentation qui domine, mais le plaisir dans sa version simple ; chère, certes, mais populaire aussi dans la mesure du possible.

Après tout, il y a quelque chose d’assez français dans cet équilibre entre les références superlatives allemandes, et les influences populaires latines. Et si la Gendarmerie est nationale, il n’est pas aberrant qu’entre nom à tous, on lui demande sur les routes du pays, de rouler un peu des mécaniques.


Et en mouvement, ça donnerait quoi ? Bonne question, à laquelle les images de synthèse ont, déjà, un peu répondu. Evidemment, tout particulièrement pour ce genre d’engin, rien ne vaut la réalité. Mais ces quelques plans donnent, déjà, envie d’assister à des arrestations :

Enfin, et peut-être surtout, cette acquisition par la gendarmerie d’une vingtaine de modèles nous donne l’occasion de nous rafraichir un peu la mémoire, avec des tranches de ce que certains appelleraient volontiers « la France d’avant », qui ne devait pas être si paisible que ça si, déjà, la maréchaussée devait s’équiper de véhicules d’intervention rapide :

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