Le Mépris

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Et mes fesses, tu les trouves belles mes fesses ?
Euh… Non, pas trop.

Et c’est ainsi que fin 2021 nous perdîmes pour de bon BMW.

Parce qu’on aura eu beau essayer, jeter un premier coup d’oeil, n’y comprendre rien, zoomer dans les images, tenter de faire circuler le regard, reprendre de la distance, changer les angles, imaginer la chose dans la rue, dans un parking souterrain, mieux éclairée, ou plutôt non dans le noir, à moins que ce soit dans le flux des phares en mouvement qu’elle soit plus supportable, ou bien non, c’est peut-être quand elle est en mouvement elle-même que ces formes sans grâce prennent sens. Mais non. Alors, fermer les yeux, regarder autre chose un moment, puis y revenir. Bon, décidément non. Refermer les yeux encore un peu, aller mater des vidéos de Cybertruck, histoire de se mettre un peu dans l’ambiance « design destructuré », ne plus rien regarder qui vienne de chez BMW pendant deux semaines, et se laver le cerveau de tout préjugé, éliminer toute attente en mode « si on n’attend rien, on ne risque pas d’être déçu ». Après tout, si on perd tout espoir, on s’ouvre à l’inespéré.

Mais non, rien n’y fait. Le concept XM reste posé là, comme un énorme WHAT THE FUCK sculpté dans du béton armé par les mains de Hulk himself, comme si chez BM ils s’étaient dit « Hey, Père Noël, les millennials du monde entier nous demandent un truc qui ravive en eux le culte de l’Hélice » « Ah oui ? Et quelle est la source de cette flamme jeune lutin ? » « Oh, ils semblent nourrir un goût prononcé pour les codes projets qui commencent par E2 et E3, Maître. Ils aimeraient bien retrouver l’excitation qu’ils ont connue jadis, en découvrant E32. » « Fort bien ! Vous savez ce qu’il vous reste à faire ? » « Non, Maître » « Décevez-les » « Il sera fait selon vos ordres, Maître. »

Il y eut un soir, il y eut un matin. Et quand les hommes allumèrent leurs écrans au réveil, ils découvrirent XM, et ils allèrent voir dans la l’armoire à pharmacie s’il ne leur restait pas une boite d’Alka Seltzer. Depuis, tout le monde se demande quel secrète alchimie commerciale peut conduire une marque à provoquer, étape après étape, consciencieusement, chez son public le plus fidèle, une bonne vieille indigestion.

Parce qu’à force d’enfoncer le clou, les naseaux nous donnent la nausée.

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Conjectures et réfutations

On tente quand même quelques hypothèses ?

J’en tiens une première. Elle vaut ce qu’elle vaut. Mais elle se résume en deux images et une information. Commençons par l’information :

Sur la vidéo de présentation du concept XM, Domagoj Dukec, patron du design BMW depuis 2019, étrenne une nouvelle paire de lunettes.

Ca, c’était ma théorie. Passons à l’expérimentation par l’image si vous voulez bien.

Vous le tenez ? J’avais prévenu, ça vaut ce que ça vaut. Mais je suis partisan, chez les designers, de considérer que tout élément visuel est un message, y compris la tenue du designer. Ca marche aussi avec Marc Lichte, à la tête du design Audi.

Essayez.

Ca marche hein ?

Mais, au cas où on ferait mauvaise route, tentons une autre explication en nous appuyant sur les déclarations de Domagoj Dukec lui-même, lors d’une table ronde organisée, justement, autour de son sens particulier du design BMW. Il y déclarait tout d’abord sa volonté de rompre avec cette culture ancienne de la marque, souvent résumée en ces termes qui parlent sans doute aux amateurs de gastronomie allemande : même saucisse, différentes longueurs. Bref, une même gueule, un même cul et, entre les deux, trois ou quatre longueurs de carrosserie différentes. Ca, ça marchait bien du temps où on ne construisait que des berlines. Mais entre temps les marques ont toutes dû diversifier leurs silhouettes et, le moins qu’on puisse dire c’est que chez BMW on aura mis un zèle tout particulier à suivre ce chemin, misant à fond sur l’ouverture à de nouveaux marchés, qui avaient tous leurs attentes particulières, avec cet effet collatéral, dont nous subissons maintenant toutes les retombées : il fallait rompre avec la culture originelle de la marque, c’est à dire l’ensemble des raisons pour lesquelles les bagnolards européens étaient particulièrement attachés à cette marque.

Gang Bangle

L’époque Chris Bangle est sans doute cruciale dans ce glissement : soudain, une BMW n’était plus une berline dont toute la force esthétique résidait dans la proportion parfaite de ses volumes, appliquée à une forme générale ultra simple. Jusque dans les années 80, une BM pouvait être esthétiquement évaluée sur ce strict critère. C’est, par exemple, ce qui permettait de faire un peu la gueule devant une E23 : pas assez de cote de prestige, train arrière qui ne tombe pas pile poil où il faut pour s’articuler correctement avec le montant C et la malle, porte-à-faux avant pas convaincant, capot pas assez volontaire. Rapport largeur / longueur un peu étrange. Un peu comme une Talbot Tagora. Ce n’est pas qu’elle soit ratée, c’est qu’elle n’est pas aussi réussie qu’une petite E20. Mais la première série 7 est vraiment l’exception à cette époque. Toutes les autres BMW de cette époque étaient des exploits de sobriété, concentrant leur force esthétique dans leur aptitude à être hyper présentes, posées sur la route, évoquant simultanément la puissance et l’agilité, la rigueur et le caractère, la solidité et la sobriété. Rien ne manque, et il n’y a rien de trop.

A partir de Chris Bangle, les choses deviennent plus compliquées : les lignes, soudain, sont plus cultivées, elles perdent de leur évidence. On entre dans l’ère durant laquelle le design d’une bagnole doit être expliqué au public. Les designers deviennent des personnages publics, ils prennent la parole, débitant de la théorie esthétique se voulant en même temps absolument singulière et totalement universelle. Les dogmes s’opposent à d’autres dogmes et on entre dans le design d’une marque comme on entre en religion. Mais voila, ce faisant, BMW perd dans le même temps ce qui faisait son identité visuelle : l’évidence.

Cette période Bangle, malgré les remous qu’elle suscitera dans le cœur des amoureux de la marque, permettra cependant à la marque d’entrer dans cette phase où le public ne pourra plus se contenter de regarder et contempler un nouveau modèle. Désormais, il faudra comprendre le design et, pour cela, l’analyser, l’observer sous toutes les coutures, tenter d’y lire les intentions de l’auteur, replacer l’objet dans son contexte, y discerner des références. Disons ça autrement : si jadis la ligne d’une BMW s’adressait à n’importe qui, y compris à ceux qui ne pouvaient pas s’en acheter une mais pouvaient se projeter dans le désir d’en posséder une un jour, à partir de Bangle, l’humanité se diviserait en deux catégories : d’une part ceux à qui s’adresse ce design, censés constituer une strate supérieure de l’humanité, possédant les codes nécessaires pour apprécier les audaces stylistiques qu’on lui propose, et d’autre part tous les autres, qui ne peuvent pas comprendre.

Il est possible que le concept XM soit la suite logique de cette histoire dialectique : Tout d’abord, un design qui s’adresse à tout le monde. Puis des lignes qui ne parlent qu’à une poignée d’initiés. Conclusion : tout le monde fait semblant de comprendre pour ne pas avoir l’air con. Et la marque peut se permettre de faire du grand n’importe quoi.

Bienvenue dans l’ère des Expressive performers

Domagoj Dukec théorise ça autrement, sans doute parce qu’il ne peut pas trop se permettre de dire les choses honnêtement. Selon lui, la clientèle BMW se répartit en deux catégories. La première, ce sont les conducteurs qui aiment simplement conduire, avoir une « driving machine » entre les mains, un bel objet, bien assis sur la route, des automobilistes qui prennent plaisir à redécouvrir leur bagnole sur le parking, à en ouvrir la portière, à s’asseoir dans un siège bien ajusté, à poser les mains sur des commandes positionnées exactement là où elles doivent être pour que l’expérience de la route soit totale ; des roues arrière qui poussent, un capot long en ligne de mire, un tableau de bord cintré autour du conducteur. Pour eux, tout est là.

Ca, c’est la clientèle traditionnelle.

Mais il y a une nouvelle clientèle, et celle-ci vit un peu moins pour l’expérience réelle, et beaucoup plus pour la mise en scène de cette expérience. Elle ne veut pas simplement voyager. Elle veut qu’on la regarde voyager. Elle ne veut pas simplement s’habiller. Elle veut qu’on remarque ses vêtements. Elle ne veut pas simplement entretenir une conversation dans une soirée. Elle veut qu’on l’écoute, qu’on la suive des oreilles et du regard, elle vérifie en permanence que c’est bien sur elle que l’attention est portée parce qu’elle est soucieuse de l’influence qu’elle exerce, de l’audience qu’elle suscite. Elle mesure la socialité sous forme d’indicateurs : social-rank, vues, likes, fidélisation, taux d’engagement du public. On se doute bien, dès lors, que lorsque cette population achète une bagnole, va falloir que ça se sache. Et c’est un art d’autant plus difficile de satisfaire cette clientèle qu’elle a aussi besoin de paraître complètement blasée, comme si elle planait vingt mille pieds au-dessus de tout le monde. La fascination, c’est un signe de faiblesse, ça indique qu’on n’est pas un habitué, qu’on se laisse impressionner par l’expérience qu’on a vécue. Ce public là, s’il monte dans une M5 CS, se dit juste qu’elle doit avoir l’air un peu conne avec ses 635 chevaux, quand d’autres bagnoles en proposent plus de 1000. Elle cherche ce qui, de l’extérieur, montre aux autres qu’elle a ce qu’eux n’ont pas. Elle se demande où sont les ailerons qui se déploient à grande vitesse, les cinématiques d’éclairage qui en mettent plein la vue au démarrage. Elle met en ligne des vidéos sur lesquelles, au premier plan, on peut contempler leur main tenant la clé, et au second plan, leur nouvelle acquisition qui clignote comme le sapin de Noël de Mariah Carey.

Cette population, friquée ou faisant semblant de l’être, ne vit que par, et pour l’image. Domagoj Dukec désigne ces clients comme des « expressive performers ». On va se permettre de dire les choses autrement : c’est une clientèle tapageuse. Et le look des dernières créations BMW peut être compris ainsi : c’est un design qui est, visuellement, l’équivalent d’un autoradio beuglant une musique insupportable dans la rue, imposant à tous un son soigneusement choisi pour ne plaire à personne.

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En imposer pour s’imposer

Vous avez remarqué, ça ? Plus une musique est écoutée « fort », et moins elle est plaisante. Ca n’arrive jamais, de se tourner vers la voiture d’à côté, dégueulant une bouillie d’infrabasses et de stridentes que seules les chauve-souris et les dauphins doivent percevoir correctement, et de baisser la vitre pour demander « Excusez-moi, mais la musique que vous écoutez est vraiment superbe, daigneriez-vous m’indiquer qui en est le compositeur, afin que je puisse faire l’achat de cet album, et suivre l’œuvre de cet artiste ? ». A vrai dire, si on faisait une telle demande, ça décevrait l’interlocuteur : s’il impose sa musique à tout le monde, c’est précisément parce qu’il sait que personne ne va aimer ça. A vrai dire, il n’aime pas non plus cette musique. Ce qui lui plait en elle, c’est qu’elle déplaise à ceux qui devront la supporter.

Le design BMW actuel, c’est ça. Des formes qui ne parlent à personne, mises à la disposition de ceux qui aiment imposer au monde entier un truc que personne n’apprécie vraiment. Et pour ceux qui ne suivent pas le parallèle avec la musique, on peut en esquisser un autre : le concept XM est à l’automobile ce que les baskets de Kanye West sont à la culture sneakers : une forme qui ne sert qu’à se distinguer des autres. Et BMW tombe un peu dans cette aporie consistant, pour une marque, à chercher à tout prix à se démarquer.

Le problème que ça pose est finalement culturel. Là où, jadis, une culture commune pouvait être partagée entre ceux qui avaient les moyens d’acquérir une bagnole et ceux qui ne pourraient toute leur vie qu’en rêver, aujourd’hui l’acquisition des modèles les plus chers devrait se faire dans le divorce avec ceux qui ne peuvent pas se les acheter. Comme si les uns et les autres ne participaient pas d’un monde commun. Au lieu de l’admiration commune, on cherche aujourd’hui un effet d’ultra distinction qui placerait ceux qui y participent au-dessus de la mêlée. Ce faisant, ceux-là même qui étaient auparavant les clients classiques de BMW sont désormais les nazes qui n’y comprennent rien, largués par une marque qui ne voit plus en eux des vecteurs d’image à la hauteur de ses ambitions.

Ce qui est frappant finalement, c’est de voir une identité aussi lourdement brutaliste se construire sur des fondations aussi virtuelles. Comme si cette marque comme tant d’autres avait conscience que, de toute façon, l’histoire de l’automobile est pliée quoi qu’il arrive, et qu’il est temps de brûler tous les vaisseaux.

Into the void

Vous avez remarqué ? On peut parler pendant une vingtaine de paragraphes du concept XM sans en avoir dit un seul mot. C’est pas bon signe hein ? En réalité, il n’a d’intéressant que sa capacité à nous préparer à avaler la prochaine pilule made in BM : la nouvelle série 7, qui est en approche. Parce que dans la structure de sa face avant, on devine les traits de son regard en deux étages, façon Citroën. Et on devine à l’avance que ça va être un peu comme avaler une bonne cuillérée d’un truc bien amer, que les designers maison vont venir nous servir en l’accompagnant de louches entières d’explications vaseuses sur le thème « Vous n’avez rien compris, la vraie beauté, c’est ça ! »

On voit déjà l’argument : l’automobile de luxe serait passée dans sa période artistique, avec tout ce que ça suppose de transgression, de rupture avec les codes, de génie même, si on veut sortir les grands mots. Sauf que justement, non. Une voiture n’est pas une oeuvre d’art au sens où un tableau de Jackson Pollock, une oeuvre de Cy Twombly ou Marcel Duchamp peuvent l’être. Parce qu’une oeuvre d’art suppose un rendez-vous entre soi et une expérience physique. Elle est le point de jonction entre deux sensibilités ; celle d’un artiste qui a quelque chose à proposer, et celle dont on est soi-même habité, qui peut s’ouvrir par moments à des expériences nouvelles, à l’extension de son espace contemplatif. L’oeuvre d’art est, en quelque sorte, en avance sur la sensibilité du public qui lui est contemporain. Elle redéfinit ce qu’on appelle une oeuvre d’art, mais elle vise l’universel au sens où, à terme, elle deviendra un classique, quelque chose qui touchera y compris ceux qui n’y connaissent rien en histoire de l’art. Ainsi, Roy Lichtenstein devient, un jour, le motif principal du décor des Z’amours. Il n’y a rien qui semblerait aussi pénible aux designers et aux clients potentiels d’une BMW XM qu’une telle universalisation. Ils ne veulent pas être en avance. Ils veulent qu’on les regarde, mais qu’on ne les suive pas. Ca tombe bien, on les soupçonne de n’aller nulle part.

Fils conducteurs

Si on aime l’automobile, on peut, simplement, regarder ce train passer, et le laisser filer à l’horizon, sans grimper dedans. La question, alors, est la suivante : quelle perspective la marque BMW propose-t-elle à cette partie de la clientèle que Domagoj Dukec désigne comme de simples « conducteurs » ? Quelques indices sont peut être donnés dans un récent spot mettant en scène la M2, un de ces rares modèles de la marque qui porte encore en lui les gènes des BM telles qu’on les aimait : Enfermée dans un laboratoire digne des recherches d’Hydra, la micro-sportive, toujours aussi profondément désirable, est propulsée via un vortex créé par une espèce de Tesseract, dans l’univers parallèle et totalement virtuel, d’un jeu vidéo. Ce n’est pas la première fois qu’on diagnostique une telle tendance, particulièrement dans l’univers M : M-Town est devenu, pour BMW, cet espace imaginaire dans lequel ses étalons peuvent galoper en paix. La contrepartie de cette mise en scène, c’est un aveu : ces bagnoles n’ont plus leur place dans ce qu’on appelait jusque là le monde réel.

On a du mal à intégrer l’information, parce qu’elle est iconoclaste, mais le concept XM s’appelle ainsi parce qu’il est censé incarner, aussi, une forme d’avenir pour la division M. Le croisement du X, et du M. On s’étonnera moins, dès lors, que le spot qui lui est dédié oscille entre deux dimensions ; d’un côté, un Moyen-Âge d’opérette, grandiloquent et sombre comme on les aime, faisant le lien entre la carrosserie informe et certaines armures conçues par un métalo qui ne suivait manifestement aucune démarche esthétique claire. De l’autre un espace numérique tellement simplifié qu’il est réduit à son seul fond vert, dont on ne comprend absolument pas le lien qu’il entretient avec le monde Moyen-Âgeux qui lui est parallèle, le spot tout entier fonctionnant sur le principe de la juxtaposition d’éléments, à l’image de la chorégraphie destructurée, aux gestes sans lien, additionnant les éléments comme autant d’options décorrélées les unes des autres, sans que rien ne leur permette, mises ensemble, de faire sens.

C’est peut être là le risque majeur qu’il y a à suivre une telle direction : qu’il n’y ait plus ni sens ni contre-sens dans les démarches de BMW, que les propositions de la marque soient de simples attitudes vaniteuses, consistant à prendre tout le monde de haut en se la jouant génie incompris, tout en ne produisant rien qui puisse faire l’objet d’une quelconque compréhension. Simuler le génie, en faisant un peu n’importe quoi, et ce faisant creuser la tombe absurde dans laquelle, tôt ou tard, tout ça s’effondrera.

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