La lutte des Classe S

In Advertising, Classe S - Type W223
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A propos de Blowfish,
spot publicitaire réalisé par Pantera
pour la Mercedes Classe S

Je sais.

Je ne vous montre pas souvent de Mercedes.

Et aujourd’hui, je vais persister dans cette direction. Tant qu’à avoir une tête, autant en profiter pour être un peu entêté !

Les publicités les plus intéressantes sont parfois celles dans lesquelles on ne voit pas le produit qu’on compte nous vendre. L’invisibilité est un bon vecteur de désir. Après tout, pour Blaise Pascal, Dieu brillait à l’esprit humain par son absence. Les clients, eux, désirent les objets d’autant plus qu’ils se tiennent soigneusement hors de la vue, au-delà de toute accessibilité. Suis-moi, je te fuis, fuis-moi, je te suis.

Ainsi, il y a quatre mois, Mercedes Benz lançait une campagne de publicités dont les héros sont un gamin qui s’avère être un peu moins mignon que ce que son physique soigneusement casté pouvait laisser supposer, et un petit poisson, tout seul dans son aquarium. Rouge, les yeux exorbités. Si Ed Sheeran était un poisson, il serait ce poisson, exactement. Et qui voudrait du mal à Ed Sheeran ?

Soit, donc, un poisson tout seul dans son aquarium, et un enfant seul dans la pièce. Le seul scénario plus menaçant encore pour cet animal de compagnie, ce serait de le laisser en compagnie d’un chat. On sait comment peuvent être les enfants. Et peu importe que celui-ci soit, manifestement, issu d’une famille très aisée : il s’ennuie, il trouve un être plus esseulé que lui encore, quelque chose qu’il peut dominer, un être dont il peut disposer : il est peu probable que son habitus lui fasse prendre en pitié cette forme de vie plus faible qu’il ne l’est lui-même : il y a des positions de surplomb qu’on intègre dès l’enfance, et il n’y a aucune raison pour que l’ordre social ne s’apprenne pas, aussi, dans la relation aux animaux.

Et comme Mercedes n’est pas exactement une marque populaire, il est toujours intéressant de voir la marque mettre en scène la protection des personnes contre un monde agressif. A partir du moment où on a compris que l’argent n’est rien d’autre qu’une force, qui présente cette différence, avec les armes conventionnelles, que son usage est totalement dérèglementé, on comprend aussi que les plus puissants, c’est à dire les plus riches, sont par définition ceux qui exercent sur les autres les plus grandes menaces. L’enfant et le poisson sont dans un rapport de force qui n’est pas fondamentalement différent de celui qu’entretiennent, entre êtres humains, les plus riches et les moins riches. Les uns disposent des autres. Tout simplement.

Prétendre protéger le faible contre les forces qui peuvent lui tomber dessus, quand on s’appelle Mercedes et qu’on drague précisément la part de la clientèle qui est la plus puissante, c’est jouer en réalité le rôle de pompier pyromane, et faire mine de résoudre les problèmes produits par une situation sociale dont on tire, par ailleurs, bénéfice. Mais c’est une constante dans la communication des grands groupes automobiles : on prétend souvent sauver l’humanité contre les dangers qu’on génère soi-même, la main sur le cœur et la conscience presque peinarde.

Qu’on se rassure : cette histoire a une morale. Le petit poisson n’est pas si seul que ça. Après avoir joué les timides, il prend un peu plus d’assurance quand quatre poissons lune viennent se poster derrière lui. Métaphore des airbags, ils se déploient dès que l’enfant cherche à saisir l’innocent bébé poisson. Celui-ci n’est donc pas si pauvre que ça : il a un entourage, qui veille au grain et intervient quand la pression devient trop forte. Présence discrète, ils sont là sans s’imposer, n’intervenant que lorsque c’est nécessaire. Finalement, c’est puissance contre puissance. Match nul. Mais la mise en scène ne laisse planer aucun doute : si l’animal d’agrément ne recevait pas main forte de ses potes, il lui arriverait des bricoles, pour le bon plaisir du sale gosse. Qu’on se rassure, donc, la publicité ne renverse pas l’ordre social : tout n’est finalement que rapport de force.

S’agit-il seulement de faire la promotion des airbags à l’arrière ? Pas vraiment non. Ce dont il s’agit, c’est de montrer que certains bénéficient de protections dont les autres sont privés. Et de faire de la sécurité une affaire purement personnelle, qui ne concerne que soi et ses proches, c’est à dire ses semblables. Disons ça autrement : la sécurité n’est plus l’affaire de tous, mais au contraire un principe de lutte contre le danger que constituent les autres. Ca évite de se demander si, parfois, le danger ne vient pas de soi-même. Mais tout ça est logique : disons-le de façon aussi simple que celle-ci : être riche, c’est participer au principal problème de ceux qui ne le sont pas, ne rien faire pour le résoudre, et même n’en avoir aucunement l’intention. Etre riche, c’est déployer des moyens considérables pour se convaincre que sa propre richesse est justifiée, qu’elle ne pose aucun problème, tout en affirmant néanmoins que la vie, en gros, ce n’est qu’un rapport de forces.

Parce que, de quoi parlons-nous ?

D’airbags.

Et en quoi sont-ils exclusifs, ces airbags ?

Ce sont les seuls airbags du marché qui soient proposés aux passagers arrière, logés dans le dos des sièges avant, offrant donc une protection de face. Jusque là, les gamins et patrons devaient se contenter d’airbags se déployant latéralement, ou de ceintures logées dans les ceintures de sécurité. A priori, on devrait saluer une telle avancée technique. Après tout, si des vies sont sauvées, on doit applaudir.

Mais voila. On a beau mettre en scène un bébé poisson rouge un peu disgracieux, celui qui bénéficie d’une telle protection est un peu plus solide que ça : chez Mercedes, le modèle le plus modeste à proposer un tel équipement, c’est la Mercedes Classe S 400 d 4Matic, dont le prix de base est, en France, de 112 000 €. Et à vrai dire cette version de base n’a en réalité pas droit à de tels airbags, parce que c’est un équipement réservé à la version longue de la voiture, qui n’est pas en vente en France mais qui, en Allemagne, coûte 3000 € de plus. On part donc sur une voiture de 115 000€, auxquels il faudra en ajouter encore cette option facturée 595 €. Et on peut parier que celui qui piochera dans l’incroyable catalogue d’options ne s’en tiendra pas à celle-ci.

Bref, on parle donc d’un progrès sécuritaire, qui concerne ceux qui voyagent à l’arrière de limousines coûtant plus de 150 000 €, et qui se prennent, en plus, un chauffeur. Voici de quoi se figurer un peu mieux le portrait de ce petit poisson, et de sa garde rapprochée.

Voila aussi ce qui permet de mieux comprendre le slogan final : Protect the ones you love.

Parce qu’à la différence d’une communication Volvo, on ne parle pas ici des enfants. La preuve ? La voici : si on veut s’appuyer sur les valeurs familiales pour vendre de la sécurité, on met en scène des enfants innocents, potentielles victimes de souffrances injustes. On fait en sorte qu’on ait de l’empathie pour eux avant même qu’il leur arrive quoi que ce soit. Ici au contraire, l’enfant est inutilement agressif, ce qui ne le rend pas aimable. La protection qu’évoque le slogan ne s’adresse donc ni à lui, ni aux autres enfants. Ce n’est pas d’eux, dont parle Mercedes quand la marque évoque « ceux que vous aimez ».

Préférence commerciale

Généralement, quand une marque fait de la publicité sans montrer les produits qu’elle vend, c’est qu’elle parle d’elle-même, de son attitude, de son éthique. Il faut donc se dire que ce slogan parle moins du client que de la marque elle-même : elle protège ceux qu’elle aime. Et quand on vend des produits qui valent plus de 100 000 €, l’amour est tout, sauf aveugle. Mercedes aime ses clients. Et elle les protège, eux, exclusivement. C’est à dire que non seulement elle ne protège pas les autres, mais que c’est même contre les autres qu’elle protège ceux qui achètent ce genre de produits. La publicité ne met pas en garde contre des risques naturels. Elle raconte une agression, l’hostilité innée entre le passager d’un bocal et un enfant, qui est un élément extérieur mettant en risque ce qui se trouve à l’intérieur. C’est une publicité institutionnelle, le choix est donc délibéré, c’est une option parmi d’autres, qui ont été nécessairement proposées, et c’est sciemment qu’on a mis en scène celle-ci plutôt qu’une autre.

En soi, le slogan « Protect who you love » est discutable. A strictement parler, on est censé protéger tout le monde. Sans exception. On avait déjà rencontré, dans les années 80, un slogan qui, lui aussi, réduisait le champ de la protection à ceux qu’on avait à la bonne : « Touche pas à mon pote » sous-entendait que si ce n’était pas un pote, on pouvait se laisser aller. A l’époque, le FN aurait pu être d’accord avec un tel programme, et l’appliquer au pied de la lettre. En réalité, en République, la sécurité n’est pas une affaire de préférence. Elle est due à chacun, quel qu’il soit. Et la sécurité routière n’est pas censée faire exception.

Mais voila. Ce slogan, qui fait la promotion d’une automobile très largement bardée d’automatismes, et il fait écho à des réflexions profondes qui sont menées à propos, justement, de la conduite automatique. Celle-ci devant tout à la programmation, et rien à l’improvisation, les constructeurs doivent décider jusqu’où les automobiles qu’ils construisent doivent protéger leurs propres occupants. Et si on veut poser la question très froidement, la question est la suivante : doit-on sacrifier la vie des autres usagers de la route, des passants, des automobilistes lambda, pour sauver celle des passagers d’une Mercedes Classe S ? Et si jamais il faut choisir entre percuter une Dacia Logan remplie jusqu’au plafond de marmots, et foncer dans une autre Mercedes Classe S dont l’occupant arrière est littéralement encapsulé au milieu des déclencheurs d’une quinzaine d’airbags, faut-il cependant sauver la Merco-Benz, et sacrifier la famille Lambda ? Il s’agit de programmation. Ca ne peut donc pas être livré au seul hasard. L’écriture du programme implique de préméditer l’action. Littéralement. Et un jour, on achètera une voiture en préméditant les morts qu’elle provoquera pour sauver son propriétaire.

Mercedes nous livre, ici, son algorithme : la sécurité offerte par une Mercedes sera préférentielle. Disons-le autrement : la sécurité, l’intégrité physique et la vie, tout simplement, s’achèteront. C’est déjà le cas à vrai dire : dans une collision de face entre un Duster et un Q7, on se doute un peu de ce à quoi peuvent ressembler les passagers de chaque véhicule. La sécurité a déjà un prix. Mais jusque là, cette donnée était un non dit, quelque chose qui était une conséquence, pas une intention. Avec cette publicité, Mercedes passe du côté de la formulation, et donc de l’intention assumée. Et ça nous en dit long sur les services que des marques pourraient à l’avenir proposer.

Parce qu’on peut imaginer qu’on aille un peu plus loin que la simple mise en œuvre d’une sécurité active, et passive, spécifiquement conçue pour sauver, coûte que coûte les passagers d’une voiture. Après tout, de tels engins sont intimement connectés au smartphone de leurs occupants. Pourquoi, dès lors, la protection ne continuerait-elle pas, pour eux, à l’extérieur de leur véhicule aussi ? Le jour où toutes les voitures seront dotées de systèmes prenant en charge les manœuvres d’évitement, pourquoi ne pas proposer à ceux qui ont les moyens de s’offrir en option, un patch installé dans leur smartphone, qui leur garantirait de ne jamais être la cible potentielle d’un accident, de pouvoir traverser la rue les yeux fermés, et voir toutes les automobiles freiner et bifurquer à leur approche ?

Bien entendu, c’est de la science-fiction. Mais bon nombre des fonctions dont est dotée, aujourd’hui, cette nouvelle Classe S auraient aussi été considérées comme science-fictionesques il y a cinq ans. Et dans les bureaux d’études, demain se décide aujourd’hui.

Si on voulait une démonstration des thèses que j’ai développées ci-dessus, il suffirait de regarder cet autre spot, qui compile trois micro-films mettant en scène Roger Federer, Alicia Keys et Lewis Hamilton.

Dans chacun des segments, il n’est question que d’une seule chose : ces gens là sont-ils complètement égoïstes ? On se doute bien que, lorsqu’une marque pose cette question à propos de ceux qui sont ses ambassadeurs, la question est purement rhétorique. Ainsi, on nous montre le pilote secourant une automobiliste sur la route, le tennisman être sympa avec le petit personnel de son hôtel, et la chanteuse aux petits soins avec ses enfants. Tout ça est so cute. Mais c’est aussi immensément introspectif. Et croyez moi, il n’y a rien d’aussi égocentrique que l’introspection. Descartes lui-même, quand il écrivait son fameux « Je pense, donc je suis », en était à douter de l’existence des autres êtres humains, dans un doute carrément matrixien. Ajoutons que le doute quant à l’absence supposée d’altruisme de ces trois personnes est présenté comme venant de l’extérieur : « on » dit qu’ils seraient déshumanisés. Eux-mêmes ne se disent rien de ce genre. Bien sûr, que c’est faux. Mais, tout en les montrant dans des fictions mettant en scène leur souci d’autrui, le spot donne finalement ce conseil (car maintenant les publicités sont des sortes de coaches qui nous disent comment voir la vie) : Care for what matters. Concentre-toi sur ce qui a vraiment de l’importance. On a compris le truc du spot ? On regarde les trois héros confrontés à leur propre réputation, prononcée par des voix étrangères. C’est de cela qu’ils sont soucieux du début à la fin de ce montage. Dès lors, ce dont ils doivent ne pas se soucier, ce sont précisément ces propos tenus à leur sujet. Donc, ce qui n’est pas important, ce sont les autres, puisqu’au contraire, ce qui est mis en évidence ici, c’est qu’il faut se recentrer sur soi, et sur ses proches : ses enfants, son chien, ses balles de tennis et, plus largement, ceux qui sont à votre service personnel. On ne sort décidément pas de l’algorithme du spot sur les airbags : les autres sont hostiles, mieux vaut s’en protéger et rester entre proches.

Et vous savez quoi ? Je pense que les communicants, chez Mercedes, ont carrément eu la même impression que moi. Ca vaut le coup de regarder le spot jusqu’à sa toute fin, car apparaît alors un tout dernier message, qui se situe à mi-chemin du mea culpa et de l’enfonçage de clou : The new Class S looks after you and others. Passons sur le petit côté « Big Brother is watching you » du slogan, même si encore une fois, il faut avoir en tête ceci : tout ce que nous nous disons devant une telle publicité, ceux qui l’ont créée se le sont déjà dit avant nous. Et donc, s’ils le font, c’est qu’ils l’assument pleinement. Si on laisse de côté l’arrière goût orwellien de la formule, il en reste ceci : la priorité, c’est de faire attention à soi. Les autres arrivent en seconde position, comme une concession qu’il faut bien faire, du moins publiquement.

La publicité affirmera encore un moment, la main sur le coeur, que la sécurité de tous n’a pas de prix.

Mais enfin, c’est de la pub. Alors ce que ça signifie, c’est que précisément, ça en a un. Et de toute évidence, pour la plupart, nous n’avons pas les moyens.

2 Comments

  1. Hello JC

    je constate que tu rattrapes aisément le ralentissement de la fin de l’année ! Tant mieux pour les lecteurs !

    Dans ton analyse sur cette Classe S, tu n’évoques pas un point qui me paraît important: la démocratisation des éléments de sécurité. La Classe S a souvent été la mère qui a porté à la « grande » série la première les innovations concernant la sécurité: l’ABS, airbags complémentaires à ceinture, ESP, etc.
    Ce n’est pas un mérite à proprement parler (je n’en l’admire pas pour ça), mais simplement la vitrine d’un savoir-faire pour des équipementiers qui ont travaillé sur une avancée technique. Et quand cette dernière convainc réellement, elle s’étend rapidement vers les gammes plus accessibles, aidée par les normes qui finissent par les rendre obligatoires.
    Et si, selon l’Insee, l’équivalent actuel des 45 000 francs d’une 205 Junior de 1989 correspond à environ 11 000 €, on trouve malgré tout à ce prix des voitures neuves ou d’occasion dotées d’un arsenal complet de sécurité passive. Pas encore d’airbags arrières, effectivement. Mais ca viendra sans doute.

    Le recroquevillement sur soi et les siens contre le reste du monde que tu évoques illustre totalement les dernières années écoulées pour les pays les plus aisés, et n’augure rien de bon quant aux prochaines. La montée des extrémismes, les discours protectionnistes et autres radicalisme religieux pousseront bientôt nos concitoyens à ériger des murs et construire des bunkers…

    Bonne semaine
    Xavier

  2. Héhé, c’est drôle, parce que j’ai pensé à cet argument, mais je ne l’ai pas gardé, précisément parce qu’il s’agit d’un équipement dont je ne pense pas qu’on le retrouvera en série : s’il n’est disponible que sur les versions longues de la Classe S, je pense que c’est parce que, tout simplement, il faut du recul entre le siège avant et le passager assis sur la banquette. Je pense, du coup, que cet équipement ne se démocratisera pas, alors qu’après tout, l’option ne coûte pas si cher que ça.
    Mais en réalité, c’est moins l’équipement lui-même que la façon dont la marque en fait la promotion, que je trouve symptomatique. Mais je reviendrai prochainement sur le discours d’une autre marque, à propos de sécurité : Volvo. Parce que le propos est très différent, et nettement plus iconoclaste, même s’il n’est pas dénué, lui non plus, d’arrières pensées commerciales.
    Bref, there’s more to come ! 🙂

    Merci encore pour la lecture.

    Et à bientôt,

    Jean-Christophe

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