Boss in the USA

In Advertising, Art, Jeep, Thom Zimny
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A propos de :
The Middle
Spot TV pour la marque Jeep
diffusé lors du Super Bowl 2021
réalisé par Thom Zimny
feat. Bruce Springsteen
Musique : Bruce Springsteen

Un jour, il sculpteur ajoutera au Mont Rushmore une figure supplémentaire. Un père de plus pour une Amérique dans laquelle tout est politique, y compris la musique et le cinéma. Surtout la musique et le cinéma. Et la littérature aussi, car ce musicien qui est aussi un écrivain. Pas ce genre d’écrivain qui écrit des livres, non. Un écrivain qui décrit des choses pour qu’elles soient dites, et qu’une fois entendues, on les voit enfin.

Et dans l’Amérique de la seconde moitié du 20e siècle, la meilleure façon de faire entendre des mots, c’était de les chanter. Bob Dylan le savait, Jim Morrison le savait. Lou Reed le savait.

Bruce Springsteen le sait aussi.

On the road again

Et si on n’en a pas immédiatement conscience, c’est parce qu’à la différence de ces autres songwriters, Springsteen est un chanteur populaire, dont les thèmes sont tellement classiques qu’on pourrait presque ne pas porter attention à son écriture. Et s’il ne semble pas « parler bagnoles » dans ses chansons, c’est parce que ce qui l’intéresse vraiment, c’est moins la voiture que la route. Et la route en revanche, il en est souvent question chez le Boss.

Si je ne devais garder de lui qu’un album, ce serait sans doute Nebraska, cet album atypique, enregistré à la maison sur un magnétophone 4 pistes, sans aucun artifice de studio, sans instrumentiste, sans post-production. Sur la pochette de cet album, une route sous un ciel nuageux vue à travers le pare-brise d’une voiture. Sur le capot, une petite couche de neige. Le froid dehors, sans doute un peu de chauffage dedans. On imagine Springsteen cruisant sur les routes au milieu de nulle part, saisissant des images, des portraits, des récits ; alimentant son écriture. Nebraska est un album qui va directement à l’essentiel, un décapage en profondeur, un retour aux sources, un voyage initiatique.

Et jeep a eu l’idée de lui proposer quatre roues et un volant pour l’accompagner dans ce périple. Connaissant les engagements politiques de Springsteen, qui n’a jamais fait mystère de son profond mépris pour le trumpisme, il était évident que l’humeur du cowboy était, ces temps ci, focalisée sur l’idée de renouveau; de renaissance même. Et la carrière de ce gars plaide en faveur de son honnêteté : il n’y a pas d’opportunisme dans ses engagements. Il y a une logique : Springsteen a toujours été sensible à la réalité quotidienne du monde ouvrier, à la difficulté qu’on rencontre quand on vit de boulots précaires et usants, qu’on est tenté par les dérives en mode outlaw sans pour autant perdre tout sens de la dignité. Bruce Springsteen aura, toute sa carrière, été soucieux de ceux-là même que Trump séduisait. Il aura essayé, vainement, d’être un rempart contre cette attaque en règle de la république américaine, il y a quatre ans. Et il n’est pas étonnant de le voir réapparaître aujourd’hui.

Swing low, sweet chariot

Jeep, de son côté, était ultra présent dans la mise en scène des drive-in politiques de Joe Biden. Lors de son speech de victoire le soir de l’élection, des dizaines de SUV et pickups étaient garés au plus près de la scène, formant comme un bivouac, un trailer-park en miniature, ou un refuge contre la sauvagerie résiduelle en ce Brave New World émergeant à peine de quatre années de brutalité, de honte de rien, d’absence totale de toute forme de vergogne. La Jeep, si proche encore du modèle originel, sans doute le modèle dans toute la production actuelle qui doit encore quelque chose aux voitures « d’avant », celles dont les ailes n’étaient pas intégrées à la ligne générale de la carrosserie, qui a encore un lien de parenté avec l’antédiluvien chariot, ce véhicule si important dans le mythe de la conquête de l’Ouest, ce moyen de transport absolument passe-partout, indifférent au terrain, pouvant servir tant de convoyeur que de refuge, de bloc opératoire ou de cuisine, d’armurerie ou de chambre d’enfants, auquel on pouvait même, en cas de désespoir total, foutre le feu pour se réchauffer une dernière fois avant d’aller voir dans l’au-delà si on n’y serait pas, aussi, un peu, cette Jeep est comme le chien fidèle, le compagnon immuable qui accompagne ceux qui ont besoin d’une monture pour aller là où ils doivent aller. Où tu iras j’irai, semble-t-elle dire à son propriétaire, indéfectible, telle un garde du corps, elle se tient prête à toute éventualité, elle veille au grain, elle attend juste qu’on lui donne le signe du départ.

Bruce Springsteen sait où il va. A vrai dire, il fait partie de ces types qui semblent faire ce voyage étrange consistant à filer droit vers là où il est déjà. Ce n’est pas qu’il fasse du sur place, ni qu’il soit immobile. C’est plutôt qu’il approfondit son exploration, qu’il est attentif aux détails, et qu’il n’a jamais vraiment pensé que l’herbe était plus verte ailleurs. Certes, lui et le E-Street Band ont enchaîné les tournées internationales au cours de sa carrière. Mais il a toujours semblé étrange de voir Springsteen ailleurs que sur le sol américain. Parce que lui et ce pays sont indéfectiblement liés : il y est né. Mais l’inverse est vrai aussi : une part des USA est née dans les chansons de Bruce Springsteen. Ou du moins, une certaine Amérique ; profonde, dense, rude, travailleuse, sans illusion, mais rêveuse quand même. Ce n’est pas l’Amérique de Trump. Mais ça pourrait être celle de ses électeurs. Et ce n’est pas non plus celle de Biden. C’est quelque part entre ces deux pôles. Les bottes sur Terre, le regard scrutant l’horizon.

The Middle

Le pays de Springsteen, ce sont les Terres du milieu. Parce que même si ses textes enchantent les vies du peuple américain en les chantant, c’est bien de réalisme qu’il s’agit : il est là où on peut encore observer un peu de vie sur ce territoire, là où demeurent des cœurs qui battent, quand bien même ils sont usés pas les jobs harassants, par les crises traversées, et par les illusions politiques perdues. Quand bien même le Boss est évidemment sorti des inquiétudes prolétariennes, tout montre qu’il n’a pas oublié, et qu’il nourrit en lui la crainte d’avoir perdu le contact avec le terreau qui l’a fait naître. On se doute bien des difficultés qu’il y eut pour le jeune Bruce à assumer d’être un artiste dans un milieu d’ouvriers et d’artisans. Et c’est peut-être ce doute, cette distance avec son milieu d’origine qui l’assure finalement de ne pas perdre ce contact, de ne pas devenir étranger à son propre milieu. La distance, c’est aussi ce qui fait qu’on entretient le lien.

Dans un monde d’antagonismes, quelques hommes cultivent la mémoire d’un milieu qui ne soit pas ce qu’en politique on appelle le Centre. Le Centre, en politique, c’est ce qui mange à tous les râteliers, c’est ce qui ne se décide pas, ce qui par opportunisme laisse toutes les options ouvertes, au cas où. Quand on dit que Bayrou est au centre, on ne dit rien d’autre que ça. Le milieu réclame un vrai renoncement : le refus de renoncer aux autres. La conviction qu’on peut se retrouver à mi-chemin des positions antipodes qui sont les nôtres. C’est finalement une invitation que Springsteen lance depuis le cœur de l’Amérique, dans cette chapelle perpétuellement ouverte : et si chacun faisait la moitié du chemin ?

Le lieu est rural, mais il n’est pas inaccessible. On se doute un peu que les routes y conduisant puissent être à la frontière du praticable, à la limite du roulable. Un engin un peu passe-partout sera donc bienvenu, sans pour autant qu’il soit nécessaire de s’équiper d’un franchisseur extrême. On voit mal, à vrai dire, Springsteen rouler dans un engin totalement délirant, vomissant sa propre puissance par ses pots d’échappement, absorbant la substance même du monde à chaque sollicitation du pied droit. S’il roulait en Jeep, ce serait exactement dans le modèle simple et sobre dans lequel on le voit dans ce spot publicitaire en forme de manifeste politique, à moins que ce soit l’inverse. Cette Jeep, c’est un outil avant tout, quelque chose qui n’a pas de valeur en soi, si ce n’est sa valeur d’usage. Une voiture qui n’en est presque pas une : à moitié arme de guerre, en partie engin agricole, et un peu moyen d’exploration de terres désertes, et pourtant habitées.

Le commun des motels

C’est peut-être ça, Bruce Springsteen : le prototype de ce qu’on appelle un habitant. Quelque part sur ce continent, et sans doute au fin fond d’un Etat dans lequel la concentration de villas de stars demeure faible, un homme s’est installé. Il n’occupe que la place qui lui revient. Il ne se la ramène pas, alors qu’il pourrait. Se tenant soigneusement à distance de l’agitation ambiante, il persiste à envisager le monde à son échelle, depuis la place qui est la sienne. Il connait la poussière sèche, il connait les points d’eau, il connaît aussi les femmes et les hommes qui vivent là, car il fait en sorte de vivre avec eux. Ce qu’il défend, ce ne sont ni des grandes idées, ni des principes universels, ni même des valeurs. Né là où se rencontrent ceux qui travaillent la terre et ceux qui bossent à l’usine, il est imprégné de ce savoir vivre avec les autres qu’Orwell appelait la décence commune, ce qui a tant manqué à Trump pour ne pas tromper son électorat. Le matériau de son art, ce n’est pas seulement la musique. Ce qu’il sculpte, c’est la vie partagée, les expériences communes. Springsteen est un homme commun qui fait des choses pas communes.

Il y a évidemment quelque chose de cynique à mettre à profit les valeurs communes pour faire du profit privé. Car il s’agit avant tout de vendre des Jeep. Et on pourrait être presque déçu de voir Bruce Springsteen se plier à cet exercice. Mais les marques font partie de la vie publique américaine, et les spots tv durant le half-time du Super Bowl sont une tribune. Cette tribune, il est parfois temps de la saisir. Et Jeep, parce que c’est cette marque, et pas une autre, a cette légitimité. On se souvient de Chrysler qui s’associait à Clint Eastwood pour relancer l’Amérique après crise. Il y a maintenant Springsteen qui appelle à la réunification autour du feu de camp national.

On sait à quel point ces deux figures, le démocrate Springsteen et le républicain Eastwood, sont antagonistes. On sent aussi à quel point il y aurait du sens à ce qu’ils se rencontrent. Sur ce territoire Olympe, on a le sentiment que ce serait un peu le next episode d’American Gods : le trajet réciproque d’Eastwood et Springsteen vers leur point de convergence, l’épicentre des forces politiques qu’ils incarnent. L’un se déplace en Jeep Wrangler. L’autre roule en Chrysler, ou en Ford. Deux bagnoles, deux ambiances, mais une seule nation, sous deux mêmes Dieux.

Gods bless America.

Post Scriptum :

Evidemment, quelques jours après la diffusion de cette publicité, on sait que Bruce Springsteen s’est fait arrêter, un peu éméché, alors qu’il s’apprêtait à reprendre sa moto. A strictement parler, il semble qu’il ait enfreint davantage le règlement du parc du New Jersey dans lequel il se trouvait, que la loi. Mais le règlement, c’est le règlement ! Toujours est-il que le joli spot de Thom Zimny a été retiré par Jeep, alors même que l’interpellation avait eu lieu en novembre 2020. C’est donc, à peine diffusé, presque un collector. Et de la part d’un rockeur jusque là étranger à toute démarche publicitaire, c’est finalement un plutôt chouette épilogue. Evidemment, il ne faut pas conduire sous l’emprise de l’alcool, mais ici, on est au niveau du récit, pas du danger de mort imminente sur la route. L’Amérique est une fiction, on ne cesse de le répéter.

Oh, évidemment, les media conservateurs s’en donnent, eux, à coeur joie. Mais pour Springsteen, c’est une sorte de consécration. Au moins, on ne le confondra jamais avec Taylor Swift !

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