Le Monde d’avant du monde d’avant

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Dis-donc, on te voit plus aux soirées…

Reprise des activités alors que, de gré ou de force, il faut bien qu’on remette du charbon dans la chaudière, le train sur ses rails et la vapeur dans les pistons : le monde doit repartir, quoi qu’il en coûte. Si jamais on avait encore un doute, les circonstances nous mettent les points sur les i : c’est l’homme qui est au service du travail, et pas l’inverse.

Et si quelques rares marques ont réussi à traverser la période de trêve sanitaire en s’adaptant à ce contexte étrange au cours duquel le marché avait carrément disparu, d’autres attendaient simplement, patiemment, que les affaires redémarrent pour reprendre elles-mêmes le cours des choses, l’air de rien.

On reviendra sur le cas de Jeep, qui a brillé par son inventivité, peut-être précisément parce que, constructeur de véhicules exclusivement dédiés à la vie outdoors, les vents de cette période lui étaient tellement contraires qu’il a fallu que la marque aille contre sa première nature pour continuer à exister alors que ses modèles devenaient des sortes d’objets perdus dans une époque qui n’est plus la leur.

Mais pour le moment, on va plutôt s’intéresser à une autre marque, qui s’est faite plus discrète pendant cette parenthèse industrielle et commerciale, et qui communiquait juste avant cette crise, aux USA, sur un créneau qui nous est un peu inconnu, à nous qui vivons en Europe, où les arguments commerciaux doivent rester dans les limites de ce qu’on pourrait appeler, tout simplement, le « raisonnable ».

I’m so excited

Le principal message que Toyota (puisque c’est de Toyota qu’il s’agit) diffuse chez nous, c’est que ses voitures sont « bien », et qu’elles sont pour certaines fabriquées chez nous, et que ce sont des ouvriers bien de chez nous qui sont employés pour les faire, ce qui est censé être sympa pour eux ( passons sur le fait que lorsqu’une industrie s’installe en zone industriellement sinistrée, on ne sait jamais trop qui, de l’employeur ou de l’employé, fait la meilleure affaire; oh, un indice, il suffit de se demander qui est en position de force pour négocier les termes du contrat… mais bref ). Argument hyper raisonnable, on n’est pas sur le terrain de l’exaltation des sens, ou du prestige lié au badge collé au bout du capot.

Aux USA, en février, Toyota jouait sur une toute autre corde, plus sensible celle-ci : le frétillement ressenti sur la partie horizontale du siège auto, dès lors que les mains se posent, approximativement à 10h10, sur le volant. Sourire crispé au coin de la bouche, dents serrées, muscles des bras bandés, pied droit à l’affût, tous ces petits signes qui montrent qu’on n’est pas simplement en train de sortir la Camry du garage pour aller chercher deux baguettes en ville, mais qu’on s’apprête à taquiner un peu les pneus et le goudron, uniquement pour le plaisir.

Aux commandes, du spot, Mark Jenkinson. On l’a déjà évoqué ici à propos de son film mettant en scène le Defender New Gen, et on va lui faire un rond de serviette, parce que chacune de ses réalisations vise juste, y compris dans une forme de lucidité vis à vis de ce qu’il filme.

C’est donc un spot Toyota pour le marché américain, ça vend des modèles peu connus par chez nous, voire indisponibles, la Camry, la Supra, et le Tundra, et ça s’appelle Catch the excitement :

Je réponds tout de suite à une question simple : est-ce que la Camry est disponible dans cette version, avec bas de caisse et aileron ? Oui. Sur le marché nord-américain, tout à fait. Chez nous, il faudra se contenter d’une finition un peu plus uberesque. Et à défaut d’un V6 de 300cv disponible dans le nouveau monde, on devra opter chez nous pour une motorisation hybride culminant à 218cv. Bon, voila, c’est l’Amérique quoi. Je ferme cette parenthèse sans éteindre la frustration qu’elle a fait naître.

Rouler à contre-sens

Forcément, les temps étant ce qu’ils sont, faire la promotion de Toyota via sa division compétition, ça semble relever du mauvais timing, ou de la circulation à contre-sens sur l’autoroute de l’histoire. Le contre-temps, ce n’est pas la crise sanitaire (qui est en réalité une crise économique), puisque ce spot est sorti en février, c’est plutôt les choix que devra faire l’humanité si elle veut continuer à vivre à peu près correctement sur cette planète. Nous le savons bien, quelque chose doit changer dans le rapport que l’homme entretient au monde.

« Nous » le savons bien ? Si on comptait faire de ce « nous » une généralité, voire une universalité, on commettrait un très léger excès. Il n’y a à ce sujet aucune unanimité. Et surtout, y compris chez ceux qui ont bien compris que quelque chose ne tourne pas rond dans ce monde, il est tout à fait possible de faire preuve d’une jolie schizophrénie, au cours de laquelle, tout en considérant qu’un changement important soit nécessaire, on continue néanmoins à guetter, un filet humide s’écoulant sur le côté du menton et les doigts moites, l’apparition des nouveaux modèles performants, espérant les croiser « pour de vrai », et peut-être même un jour, descendre au garage à 3h du mat’, allumer la lumière et rester là, bouche-bée, devant l’un d’entre eux dont on sera l’heureux propriétaire. Pour ma part, je pense être parfaitement internable si on m’évalue psychiatriquement sur ce terrain ; Billy Milligan n’a qu’à bien se tenir.

Et s’il y a un territoire où cette schizophrénie est classée parmi les signes de parfaite santé mentale, ce sont bien les USA. Peuple convaincu dans son apparente majorité d’avoir plus de droits que les autres à consommer la matière de ce monde, et à l’avaler toute crue, patriotes plutôt que citoyens du monde, ce pays revendique on ne peut plus clairement sa volonté de ne pas changer de mode de vie. Et celui-ci est fondamentalement lié aux moyens de déplacement en général, et à la bagnole en particulier.

Comme au bon vieux temps

Ajoutons que les joies américaines ne sont pas tout à fait les nôtres. Parce qu’on n’a pas fait croire à ce peuple qu’on pouvait exporter la totalité de la classe ouvrière ailleurs sur la planète, et vivre tranquillou entre bourgeois raffinés, avec juste assez de pauvres pour que quelqu’un vienne, quand même, repasser nos chemises et nettoyer nos chiottes, il existe encore sur ce continent nord-américain une solide culture populaire, qui est ce qu’elle est, qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui existe. Et l’Asie a manifestement parfaitement compris comment brosser la crinière de ce bronco dans le sens du crin pour l’apprivoiser et le faire venir dans ses concessions. On l’a déjà vu dans la façon dont Kia y vend son Telluride, mais on peut aussi le discerner dans le paysage imaginaire que Mark Jenkinson tend, comme une toile de fond, quand il s’agit de faire la promotion des modèles japonais sur les terres de l’Oncle Sam.

Après-midi au speedway à regarder le championnat Nascar, drive du Bucko’s de Mooresville (Nth Caro), banlieue pavillonnaire, kids sortant du Hobby shop local, RC cars toutes neuves encore dans leur carton d’emballage, c’est toute un pan de la pop culture de la Sun-Belt qui est ici mise en scène, avec tout ce qu’elle a de sincèrement populaire, et tout ce qu’elle a de totalement incompatible avec les exigences de ce temps, ce que, au mieux, elle ignore, et ce dont, au pire, elle se contrefout.

Mais remontons jusqu’en Septembre 2019 ; Mark Jenkinson est toujours au volant de la réalisation, pour une autre marque japonaise cette fois-ci, Acura, déclinaison haut de gamme de Honda inconnue chez nous. Même principe : ce qu’on met en avant, c’est le plaisir de laisser parler la poudre d’escampette dans la rue, au milieu de la circulation, dans un jeu de courses poursuites et de défis lancés depuis le volant de plusieurs générations de ces Honda dont les moteurs savent, nettement plus que la moyenne, monter haut dans les tours.

Et de nouveau, c’est l’Amérique qui débarque sur l’écran, telle qu’on la connaît au cinéma, et telle qu’elle est devenue pour de bon, à force de copier son double filmé : gymkhanas en pleine rue, gros SUV aux trousses, zigzags au cul des camions, regards provocateurs échangés entre conducteurs alors qu’ils foncent côte à côte, l’air de dire « Alors, t’en as ou t’en as pas ? » nonobstant la présence de conductrices parmi les conducteurs, peu importe, il semblerait que le port d’organes sexuels de bon format, tous modèles confondus, soit conseillé pour jouer à ce jeu là. Rodéos sous les échangeurs, virée dans les zones industrielles et les hangars vides, détour par les laboratoires d’analyse peuplés de scientifiques d’opérette posés aux milieu de leur panoplie d’écrans, et speedway de nouveau, mais en IMSA cette fois-ci, (pardon, il s’agit plus précisément du WeatherTech Sportscar Championship), avec deux seules voitures en piste qui se tirent la bourre bien au-delà des limites du temps officiel, poursuivant leur face à face alors que le circuit a été déserté depuis longtemps, comme si leur poursuite pouvait n’avoir aucune fin.

En tout et pour tout, au long de ce spot deux seuls mots sont prononcés, à chaque défi lancé : Beat that. Pas besoin d’en dire davantage dans un monde transformé en ring, où le moindre déplacement est vécu comme un challenge. Les seules autres voix sont celles des moteurs qui montent dans les tours, et des pneux qui crissent.

Tu vas voir ce que tu vas voir

Quelque chose nous dit pourtant qu’il n’y a là qu’une invitation à fantasmer, que rien de tout ça n’est réel. Ces images ne sont possibles que dans les films. Et si certains font de ce fantasme une réalité, ils sont extrêmement minoritaires et même outre-atlantique, les rues ne ressemblent pas à une perpétuelle course-poursuite entre automobilistes jouant comme des gosses avec 300cv sous le pied droit. Two words, le spot tourné pour Acura, est tourné selon les standards du film d’action. Lieux, mouvements de caméra amplifiant toutes les figures exécutées de main de maître par la jolie Integra Type R, prise de son captée au cœur du petit 1,8l poussé sans sa zone rouge légendairement élevée, intérieurs qui n’existent nulle part, scientifiques tellement déguisés en scientifiques qu’ils ne peut en exister aucun de ce genre dans les laboratoires réels, situations qui doivent tout au scénario et rien au monde tel qu’il est. Tout hurle aux yeux du spectateur qu’on est dans la sphère de la pure imagination. Idem dans Catch the excitement : le tout premier plan se situe au bord de la définition du film d’animation. Si on collait une bouche sur la calandre des Camry, et des yeux sur leur pare-brise, on serait dans Cars, directement. Cette ouverture déréalise immédiatement l’image; et au cas où le cerveau ne serait pas convaincu, on en rajoute immédiatement une couche en instaurant la petite mécanique interne qui tournera sur l’ensemble du spot : une sorte de démon de la compétition automobile s’empare de ceux qui regardent une Toyota passer tambour battant, si et seulement si ils sont eux-mêmes au volant d’une Toyota. Autant dire que, puisque dans le spot tout le monde roule en Toyota, tout le monde est touché par le phénomène. Ceux qui connaissent l’ambiance bruyamment festive des spots M-Town de BMW ne seront pas dépaysés. On est à peu près dans le même degré de réalisme cartoonesque. Tout est bigger than life, la contagion est hyper-rapide, et systématique. Elle se déplace R0 réglé au max’, au point que manifestement, toute la population a été confinée ; ne restent que ceux qui roulent en Toyota de compet’, puisqu’ils sont perdus d’avance.

Que la publicité se situe dans la sphère de l’imaginaire, c’est presque banal. Ce qui est plus significatif ici, c’est que le genre de ces publicités fasse autant référence à un imaginaire cinématographique un peu daté. C’est particulièrement flagrant au moment où les gosses sortent du magasin, bagnoles radiocommandées en mains : on dirait une scène tout droit sortie d’un Spielberg des années 80, avec ses kids se démerdant avec leur famille en phase de dissolution, composant avec des adultes immatures, et maîtrisant déjà comme des grands des jouets complexes. Caméras, talkie-walkies, ou ici RC cars, ils sont experts en dispositifs techniques en tous genres. Dans l’ensemble du spot, c’est un tremblement de l’image qui manifeste l’effet de contamination, et tout esprit normalement constitué comprend donc que tout ce qu’on voit appartient à un monde parallèle, mais qu’en plus cet univers « bis » est construit avec des grosses briques de Lego extraites de notre mémoire collective. Si le virus atteint immédiatement les êtres humains, les voitures sont elles aussi ensorcelées. Et on adore le petit détail discret, mais très chouette, au cours duquel la Camry devant laquelle passent les deux petits bolides radiocommandés, qui ont manifestement pris leur autonomie et circulent comme des fous dans les rues, fait pivoter ses roues exactement comme le font les RC cars avant de démarrer, comme si elle aussi avait été à son tour possédée par un esprit nouveau, qui la fait entrer dans la danse.

Quelque chose se dit dans ces spots, qu’on a déjà croisé dans d’autres campagnes publicitaires : l’automobile fait davantage rêver si on la conjugue aux temps du passé. Même quand Peugeot présentait la 208 comme la voiture du futur, c’était en fait d’un avenir imaginé depuis les années 80 qu’il s’agissait. Et aujourd’hui, c’est presque toujours en jouant sur la corde de la nostalgie et de la référence à l’imagerie cinématographique de ces années là que le fantasme automobile parvient à survivre à l’écran.

L’avenir n’est plus ce qu’il était

On n’en a donc pas fini avec la promotion filmée de l’automobile, et il n’est pas étonnant que le terrain de prédilection de telles images soit ce pays qui existe d’abord comme image de cinéma, et ensuite comme pays réel. Ce que ce constat dit de l’automobile n’est peut-être pas très rassurant pour ceux qui aiment ce qui circule sur quatre roues : les bagnoles sont de plus en plus le signe de quelque chose d’autre qu’elles-mêmes. Le signe de ce que furent les voitures dans le passé, le signe de l’univers qu’on a créé autour des voitures, le signe d’une certaine vie qu’elles accompagnaient. A ce titre ci, elles vont demeurer. Mais il arrive à la voiture en général ce qui est arrivé à certaines d’entre elles, les plus prestigieuses, depuis longtemps. Le genre particulier qu’est la grande routière ne sert plus à voyager. Les premières pages de La Dame de Berlin, le premier tome des Aventures de Boro reporter photographe, embarquent le héros dans un Paris-Munich parcouru à l’arrière d’une Bugatti Royale, le coupé Napoléon. On est en 1931, le héros doit être le plus vite possible à Munich, il n’y a aucun moyen plus rapide de s’y rendre, Jean Bugatti lui prête la voiture, et le chauffeur qui va avec. La scène est fausse, bien sûr, mais elle est crédible. Le même trajet aujourd’hui ne se ferait en voiture que si on était contraint de le faire ainsi, ou parce que le but du voyage serait précisément de le faire à l’ancienne. Mais voila, la grande berline est le signe d’un statut social qui, lui, existe toujours. Alors on produit toujours ce genre d’engin, même si finalement, elles ne franchissent que très rarement les périphériques des grandes villes, et uniquement pour amener leurs passagers arrières à l’aéroport, où ils ont leur habitudes.

Les bagnolards seront de plus en plus des boites crâniennes pleines de sensations emmagasinées, de souvenirs qu’on partagera encore, sous forme d’images en mouvement, d’écrits ou de produits. Les modèles filmés ici par Mark Jenkinson sont, pour beaucoup, des images fantasmées de ce que l’histoire de l’automobile a pu porter de mieux. Il y a dans le coupé Supra un paradoxe étrange, tant elle semble être l’héritière de tout un tas d’autres modèles, mais pas forcément de la lignée qui, chez Toyota, portait son nom. Mais elle est une belle image de ce que fut un certain genre de bagnole, dédié à des plaisirs d’un autre temps.

Catch me if you can

Jenkinson a raison : l’excitation, il faut l’attraper au vol, là où elle se trouve. Il est possible que peu à peu, on l’éprouve davantage devant un écran que volant en mains. C’est évidemment iconoclaste, mais c’est aussi une forme de justice sociale : l’écran est accessible à tous, et les plus nombreux des êtres humains auront connu plus de plaisir à voir rouler les voitures qu’à les conduire, puisque les plus plaisantes, ils ne les auront jamais conduites. L’excitation automobile ne réside pas uniquement dans la possession, ni même la conduite; elle se trouve aussi dans la restitution de ces expériences dans l’écrit, les images en mouvement, la musique ou la photographie.

Elle se trouve aussi, et de plus en plus, dans l’univers pas si virtuel que ça du jeu vidéo. On y reviendra un jour. Mais on ne s’étonnera pas, en guise d’amuse-bouche, de constater que l’univers du spot Acura ait donné lieu à un dérivé ludique, disponible en ligne, dans une définition très… vintage.

On l’a dit. Le plaisir automobile a quelque chose à voir avec le passé.

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