Aplatir les platanes

In Art, Françoise Sagan, Littérature
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On essaie d’écrire sur les bagnoles, les roues sur l’asphalte, le tintamarre des cylindres ; le mouvement, mais on ne va pas faire le malin, d’autres en sont passés par là, avec un tout autre talent. Ca faisait un moment que j’avais envie de partager quelques lignes, et même quelques pages. Et parmi ces pages, celle-ci, publiée en 1984, écrite par Françoise Sagan dont on sait combien elle aimait l’automobile en général, et les cabriolets en particulier. On imagine sans peine sa fameuse coupe de cheveux, dont on ne se souvient en fait que de l’ultime déclinaison, ébouriffée par les bourrasques que ne pouvait pas endiguer le saute-vent de sa Jaguar. Et on se dit qu’ainsi prise dans la tempête, sa diction déjà inaccessible en temps normal devait devenir absolument inaudible, comme si le filament entortillé qui lui faisait office de voix tremblait au rythme du martèlement des cylindres.

Il y aura, sans doute, un jour ou l’autre, d’autres extraits de Sagan. Pour le moment, voici le plus connu de ceux qui ont pour objet ce que ça fait, d’appuyer sur la pédale de droite.

1984, donc, dans un recueil intitulé Avec mon meilleur souvenir, et ce chapitre : La vitesse.


 » Elle aplatit les platanes au long des routes, elle allonge et distord les lettres lumineuses des postes à essence, la nuit, elle bâillonne les cris des pneus devenus muets d’attention tout à coup, elle décoiffe aussi les chagrins : on a beau être fou d’amour, en vain, on l’est moins à deux cents à l’heure. Le sang ne se coagule plus au niveau du cœur, le sang gicle jusqu’à l’extrémité de vos mains, de vos pieds, de vos paupières alors devenues les sentinelles fatales et inexorables de votre propre vie. C’est fou comme le corps, les nerfs, les sens vous tirent vers l’existence. Qui n’a pas cru sa vie inutile sans celle de « l’autre » et qui, en même temps, n’a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, qui n’a pas senti son corps tout entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche refermée sur le volant et les jambes allongées, faussement décontractées mais prêtes à la brutalité, vers le débrayage et les freins, qui n’a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence prestigieux et fascinant d’une mort prochaine, ce mélange de refus et de provocation, n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie – ou alors, peut-être, n’a jamais aimé personne. « 

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