La trajectoire du flou

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Finalement, ce qui aura marqué le début du 21ème siècle, c’est l’émergence de marques qui, au 20ème siècle, n’existaient pas encore. On pleurait Talbot, et plus récemment Saab ou Pontiac, et on ne réalisait pas qu’entre temps, on avait gagné Lexus, Infiniti, et plus récemment, Tesla, DS ou Polestar. Ainsi, ce sont des marques sans histoire qui produisent aujourd’hui des automobiles nouvelles, dotées de caractéristiques innovantes, vendues sur des réseaux parallèles. Autant de modèles qui redessinent le visage de l’automobile, avec toutes les difficultés qu’il peut y avoir à redonner forme à un objet qui est déjà profondément défini depuis presque un siècle. 

Il y a peut-être, dans cette absence d’histoire, une explication aux choix étranges dont font preuve certaines de ces jeunes marques au moment de s’affirmer sur le terrain de la conception et du design. Ainsi, consécutivement, DS et Infiniti ont proposé au public des concepts qui avaient la curieuse particularité d’être asymétriques. On avait déjà critiqué la proposition DS, qu’on trouvait un peu ratée lors de sa présentation virtuelle, et comme on aime quand même bien cette marque, on avait évité d’enfoncer le clou lors de sa présentation en huile et en tôle, aux côtés des jets de la Patrouille de France. Et pourtant, on aurait pu l’enfoncer, ce clou. Ces derniers jours, c’est donc la marque haut de gamme du groupe Renault-Nissan qui proposait, à Pebble Beach, un nouveau concept, dont le nom indique la place dans la succession des concepts Infiniti, puisqu’au prototype 9 succède aujourd’hui le prototype 10. Et il est difficile de ne pas avoir la proposition DS en tête au moment de le découvrir, puisque lui aussi présente la particularité d’être asymétrique. Mais lui, est réussi. 

Pourquoi se tourner ainsi vers une caractéristique qui ne peut quasiment pas être déclinée en série ? Parce que ce trait de caractère est porteur de réminiscences historiques dont ces marques sont, elles, dépourvues. Il n’y a pas de modèles Infiniti dans les livres d’histoire de l’automobile. Aucun modèle DS ne peut être croisé dans un film des années 70. Oh, il y en a, certes, mais chacun sait qu’il s’agit, en fait, de modèles Citroën et ça, le marketing n’y pourra rien. Or, dans un univers automobile fortement marqué par les références au passé, et quand il s’agit de produire un objet aussi précisément défini dans les esprits, on peut être tenté de se faire passer pour plus vieux qu’on n’est, en écrivant son passé sur une durée que, sauf grosse distorsion spacio-temporelle, on n’a pas pu vivre. Sauf qu’à jouer à ce jeu là, on ne peut tout de même pas mentir effrontément. Alors il y a une solution : faire passer le passé qu’on a pas eu pour le futur qu’on va produire. 

C’est peut-être pour cette raison que, successivement, Infiniti et DS se sont livrées à un curieux exercice de néo-passéisme, consistant à exhumer du passé une forme disparue, la barquette asymétrique, afin de la faire passer pour une image du futur. Car la voiture de course désaxée, réservant au seul pilote le privilège qu’on lui creuse un habitacle  au sein du fuselage, est une forme datée. C’est un concept qu’on voit se développer au milieu des années 50 sur les circuits de course automobile avec une star tout particulièrement, la Jaguar Type D, magnifique de courbes alternant volumes creusés et rondeurs voluptueuses, adversaire désignée pour cette autre sculpture invraisemblable que fût la Mercedes 300 SLR. Parce que ce sont, à leur époque, des modèles qui évoluent en « Formule sport », et qui ne sont pas, comme les Formule 1, des monoplaces, ces bolides évoluent entre deux mondes, appartenant pleinement à chacun d’eux, à cheval entre la route et la piste, entre le paysage et le circuit. D’où ce physique particulier, dans lequel on devine la biplace du monde civil, à moitié masquée pour être entièrement consacrée au seul pilote, la carrosserie se refermant sur la place du passager, fuselant des lignes qui semblent avoir été coulées dans le flux de l’air, la carrosserie épousant au plus près la mécanique afin de la laisser s’exprimer de la façon la plus pure. Du coup, le poste de pilotage demeuré en position classique, se trouve excentré par rapport à l’axe de l’auto, donnant ces physiques particuliers qu’ont abandonné les voitures de courses modernes, le positionnement central devenant le signe de la véritable sportivité, y compris sur les modèles de route ayant choisi cette disposition, dont, évidemment, avant tout, la fameuse McLaren F1. Notons que, dans les années 50, un modèle va se permettre de jouer sur tous les tableaux : la Porsche 718 RSK, qui fut déclinée en formule sport, avec ou sans ‘tonneau cover », ainsi qu’en Formule 1, avec poste de pilotage recentré. 

Ce qui peut mettre mal à l’aise, dès lors, dans ces deux concept-cars, c’est que voulant évoquer un passé glorieux auquel elles n’ont pas participé, ces marques adoptent des formes qui n’ont pas de sens mécanique. Admettons que le prototype DS justifie sa forme par un usage qui permettrait, théoriquement, de laisser la voiture conduire elle-même en se lovant cocoonieusement dans le cockpit fermé, il n’en demeure pas moins qu’une telle proposition n’a, en fait, aucun sens. Dès lors, on assiste à un phénomène d’appropriation culturelle : là où cette ligne déséquilibrée fait pleinement partie, par exemple, de l’histoire de la marque Gordini, là où elle fait sens dans le parcours de Jaguar ou de Mercedes, on ne trouve rien, chez DS et Infiniti, qui puisse légitimer de s’approprier de telles formes, rien de conceptuellement plausible qui puisse justifier de les proposer comme un élément identitaire. 

Evidemment, c’est la plus jeune de ces deux marques qui doit, le plus, supporter les interrogations et parfois les sarcasmes quant à sa prétention autoproclamée à représenter à elle seule l’avenir de l’automobile de luxe « à la française ». Et tout le monde a remarqué la disproportion entre les discours, les concepts,  et ce que la marque met véritablement sur les routes. Recourir à un tel concept-car présente une chance, et un danger. Certes, c’est un vecteur d’image, mais cette image, ici, est floue : on n’arrive pas à regarder le DS X E-tense et à faire le point sur cet objet mal identifié. Quand on le regarde, on a l’impression d’avoir besoin de lunettes. Pire : quand bien même cette image serait-elle nette (en proposant, par exemple, deux véhicules entiers, et non deux moitiés de véhicule soi-disant unies par les liens sacrés du marketing fumeux), on aurait du mal à y voir un réinvestissement du patrimoine de la marque dans son futur, parce que tout le monde sait que DS ne concourrait pas sur les circuits de Formule Sport dans les années 50, et que le side-car n’est pas un concept suffisamment pertinent pour qu’il soit nécessaire de le remettre au goût du jour. 

Infiniti, au moins, n’est plus attendu au tournant quand sortent de nouveaux produits. Sur ce terrain, la marque a prouvé qu’elle détient un savoir faire qui lui donne du crédit. Alpine, de son côté, peut s’appuyer sur un passé auquel la berlinette actuelle rend un hommage juste et efficace. Pour DS, rien de tout ça n’est disponible. La marque Citroën existant toujours, et les fans ayant de la mémoire, il est impossible de dépouiller la maison mère pour doter à bon compte son spin-off  de ce vernis de tradition. Si DS doit exister, ce sera en se tournant résolument vers l’avenir. A l’heure actuelle, on peut dire que la marque cherche ses repères et son identité. On aimerait lui rappeler que, finalement, personne n’a plus de personnalité que ceux qui, justement, ne se posent jamais la question de leur identité, et se contentent, simplement, d’être qui ils sont, sans chercher à prouver quoi que ce soit. On attend de DS qu’elle fasse, tout bonnement, les bagnoles qu’elle  a en tête, sans chercher à faire croire à autre chose que ce que la marque sait, et veut faire. Et de toute évidence, on n’en est pas encore là.

Un petit conseil en matière de communication pour finir ? Voici : au moment de révéler au public la version roulante du concept, DS a eu l’idée, pas mauvaise, de le faire évoluer aux côtés des jets de la Patrouille de France. Belle association d’idées, même si, en fait, on voit bien qu’ici, ce sont les avions de cette élite des pilotes qui apportent de leur aura au concept DS, et pas l’inverse. Et ça, c’est toujours un outil de communication qui est à double tranchant. Mais tant qu’à puiser dans l’imaginaire aéronautique pour faire rêver l’amateur de beaux engins, il aurait fallu être plus malin encore, et aller chercher du côté des objet volants mal identifiés un modèle qui, lui aussi, brillerait par son asymétrie. Un tel engin existe. Il s’agit d’un avion conçu en 1937 par le constructeur Blohm & Voss, alors que l’Allemagne en guerre cherchait à remplacer son Henschel HS 126. La conception du BV 141 était très étonnante, puisque le cockpit se trouvait déporté sur l’aile droite, le fuselage central étant entièrement réservé à la propulsion. Et le plus étonnant c’est qu’une telle dissymétrie permettait une maniabilité et un équilibre parfaits. Alors, certes, on objectera qu’appuyer sa communication sur un avion destiné à équiper le Reich n’est peut-être pas une très très bonne idée, ce dont on conviendra. Mais on peut regarder cet avion, et mettre de côté un instant le client auquel il était destiné, pour ne voir en lui que l’objet technique qu’il est. Et on s’aperçoit qu’on se fait très vite à sa forme singulière. On peut même lui trouver une beauté certaine. A l’inverse, des heures d’observation du DS X E-tense ne parviennent pas à dissiper tout à fait la gène qu’on éprouve à sa vue. Sans refuser qu’un design puisse être transgressif, il est probable qu’on ait ici le signe d’un dessin qui est, tout simplement, raté. On reconnaîtra à Infiniti ceci : même si le Prototype 10 n’a pas beaucoup de sens, il est tout simplement, esthétiquement,  réussi. Il est même purement, et simplement, beau.


Place aux images : 

DS x E-tense :

Infiniti Prototype 10 : 

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