Signes intérieurs de vitesse

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Dieu sait s’il y aurait pas mal de choses à dire, et à redire sur le principe même du luxe, du produit onéreux, de la marchandise fétichisée en raison même de son caractère économiquement inabordable. Mais voila, la chair est faible, et on peut se laisser entraîner en ce que, d’ordinaire, on considère comme territoire ennemi, pour peu qu’on soit habilement pris par la main. Que ne ferait-on pas pour une sensation de vitesse, pour l’évocation d’une accélération, pour la promesse d’une prise de quelques G, pour le regard dans le vague d’un Jake Gyllenhaal rêvant à son prochain vol ? Chez Cartier, on sait prendre le public par les sentiments. Pas la peine de le prendre par le porte-monnaie, puisque de toute façon il n’aura pas les moyens de se payer ce qu’on lui montre. Ceux qui ont les moyens d’être clients, ils n’ont pas besoin de publicité télévisée pour connaître, et s’offrir, les produits de la marque.

Ainsi, la dernière campagne publicitaire lancée autour de la nouvelle Santos se permet-elle d’à peine montrer le produit, privilégiant l’évocation puissante de l’univers dans lequel sont censés évoluer ceux qui portent cette montre qui n’est pas n’importe quelle montre. 

La force au poignet

En effet, la Santos de Cartier n’est pas une montre bracelet. C’est la montre bracelet générique, parce qu’elle est l’originale. Avant, les montres ne se portaient pas au poignet. On les rangeait dans une poche de son vêtement, et elles étaient maintenues par une chaînette, ce qui, pour certaines professions, n’était pas pratique. En particulier les professions nécessitant, pour les mettre en oeuvre, de disposer de ses deux mains, et des deux poignets qui vont avec. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, qui n’a été choisi du tout  au hasard, Alberto Santos-Dumont, en 1904, était un pilote virtuose, et comme tous les pilotes, il avait besoin de chronométrer ses trajets, parce que parmi les grandes questions qui se posaient aux pionniers de l’aviation (« Cela volera-t-il ? », « Cela atterrira t-il ? », « Comment pourrait-on encore gagner du poids ? »), il y avait celle-ci, cruciale quand il s’agissait de se comparer aux autres fous volants : « Combien de temps ai-je mis entre le décollage et l’atterrissage ? », question à laquelle seule le chronographe permettait de répondre. Et puis, dès qu’il a fallu survoler des océans, le seul moyen de faire le point, c’était de mesurer le temps de vol. Autant dire que pour ces hommes là, la montre n’était pas, et de loin, un luxe. Mais voila : comment sortir sa montre gousset de sa poche d’une main, afin de regarder l’heure, alors que cette main était requise par le pilotage ? Santos confia à son ami Cartier l’inconfort horloger dans lequel il se trouvait, et c’est ainsi que naquit le premier modèle spécifiquement conçu pour donner l’heure aux hommes d’action. Un modèle aux lignes dessinées à moitié par le style du joaillier, à moitié par les exigences de sa fonction, mélange de lignes géométriques aux angles délicatement arrondis, un peu « art-déco », et de détails techniques « brut de décoffrage », comme les vis apparentes. Et unevéritable révolution : une bande de cuir glissée dans des fentes ménagées dans le boitier, afin de pouvoir porter le chronographe au poignet. L’art et la manière de tenir, quasiment, le temps dans sa main; ou comment ne plus perdre de temps à le mesurer. 

Le temps est le nombre du mouvement

On sait, depuis, le rapport intime qui a maintenus, soigneusement liés l’un à l’autre, le sport mécanique et l’horlogerie d’exception. Parce que la montre fut, bien avant le smartphone, l’objet le plus cher qu’un homme était susceptible de porter sur lui; et elle le demeure, parce que le monde de la montre de luxe existe à part entière, alors que le créneau du smartphone très haut de gamme est handicapé par le simple fait que ce type d’objet est destiné à ne pas durer, ce qui l’empêche de générer, massivement, des « classiques ». Parce que les planches de bord des voitures les plus luxueuses se devaient d’accueillir en leur sein une pendule signée d’un grand nom de l’horlogerie, parce que les compteurs des combinés d’instrumentation ont évidemment puisé leur dessin dans la culture visuelle spécifique aux meilleurs chronographes de l’histoire. Parce que les deux univers s’alimentaient l’un l’autre en prestige, en exclusivité, en références historiques aussi. Après tout, les horloges furent les premières vraies machines mécaniques de l’histoire de l’humanité, et elles avaient quelque chose à voir avec ce qu’on avait, collectivement, fait de plus glorieux : la mesure du temps, le timing parfait des prières quotidiennes, qui rendait nécessaire l’invention de machines à mesurer le temps, afin de synchroniser la montée vers le ciel des prières des fidèles, la construction des clochers dans lesquels on hissait des cloches qui constituaient ce qu’en ces temps là on savait faire de plus complexe, de plus lourdement mobile aussi, et de plus haut perché par la même occasion. Quelque chose d’équivalent au spectacle offert par le décollage d’une fusée SpaceX avec retour au bercail synchrone des boosters. L’horlogerie actuelle, smart-watches mises à part, est héritière de cette histoire. Il était naturel que ce que les moyens de transport les plus décoiffants du XXème siècle croisent le fer avec ces machines plus anciennes encore, et ce d’autant plus que, pour les plus performants d’entre eux, leur existence était intimement liée à l’aptitude des aiguilles à mesurer leur vélocité. 

Seb Edwards signe là, pour Cartier, un film qui peut, quasiment jusqu’à la fin, vivre sa vie indépendamment du produit dont il fait la promotion, à ceci près que ce produit, en réalité, est intimement lié aux images qui défilent devant les yeux du spectateur et, simultanément, dans l’esprit du fameux Santos, incarné ici par un Jake Gyllenhaal intronisé visage officiel de la marque. Si le spot vaut la peine d’être particulièrement évoqué ici, c’est parce qu’il s’inspire précisément de ce qu’on compte développer d’articles en articles : l’idée que les objets mécaniques, tels qu’ils sont conçus, peuvent suggérer les sensations qu’ils procurent sans même qu’on les utilise, que les formes parlent d’elles-mêmes et communiquent la puissance cinétique, les saveurs particulières de chaque modèle. C’est exactement ce que le film met en scène : un aviateur rêve de trajectoires, les vit en les pensant. Peu à peu, c’est un rêve de puissance pure, de vitesse sublimée, de déplacement abstrait. Et le réalisateur parvient à projeter sur l’écran ces formes conceptuelles subtiles, parce que ce sont, aussi, des expériences vécues. Dès lors, il peut dépasser l’histoire, déployer les rêves d’accélération sur la selle d’une moto, ou dans le décollage d’une fusée. Tout devient cohérent parce que dans l’univers onirique, les images peuvent entrer en collision sans se contredire. 

Le chemin de Saint Jake

Ce n’est pas la première fois que le personnage de Santos apparaît dans une publicité Cartier. Le Spot intitulé Odyssée, en 2012, avait déjà invité le pilote et son avion fétiche dans ce véritable film de plus de trois minutes, mais il était peu incarné, le déroulement du film se voulant très majestueux et lent. Ici, c’est au contraire la vélocité, l’habileté et la légèreté qui sont célébrées, et elles le sont d’autant plus efficacement qu’une bonne partie de ces impressions sont suscitées tout d’abord, non pas par leur représentation, mais par les signes extérieurs de la vitesse. Ombres qui partent en vrille, objets qui dérivent dans l’espace, semblant obéir à des lois de la physique étrangères à cet univers. Comme si le regard de Gyllenhaal abritait un monde à part entière, alimenté par ses souvenirs d’heures de vol. Alors, dès qu’il ferme les yeux pour regarder par la fenêtre (l’idée est simple, et forte, elle fait penser à ces exercices mentaux effectués par les champions de sports de glisse, ou les pilotes de voltige), il est littéralement projeté dans cet ailleurs qui l’aspire, au point de finir dans une chute tellement libre qu’elle semble ne jamais pouvoir rencontrer d’obstacle. Quel autre acteur pouvait mieux incarner ce pilote porteur de ce qui permet de mesurer le temps, que Jake Gyllenhaal, lui qu’on découvrit dans Donnie Darko (Richard Kelly, 2001), débutant, errant dans les failles temporelles, déjà concentré et largué tout à la fois, à la frontière de sa durée vécue,  et du temps objectif ? Aller le chercher, lui qui a l’air si distant vis à vis du monde du luxe, c’est évidemment mettre cette présence particulière qui est la sienne au service de la marque, mais c’est évidemment, aussi, aller chercher, par delà le passage des années depuis, cet adolescent devenu adulte, qui fut dès ce moment initiatique, tant pour lui que pour le spectateur, un véritable voyageur du temps.

Ici, dans ce récit sans début, sans fin, mais structuré comme une petite mécanique de haute précision, la montre, entrevue au début, comme le sont discrètement les montres de luxe, simple prolongement de la manche du vêtement, visible sans ostentation, revient en clôture, comme simple témoin neutre du mouvement, mesure objective du temps, face à la durée vécue par le personnage. L’outil idéal pour faire le point, retrouver ses esprits, s’y retrouver. 

Peu de spots, dans un temps si court, parviennent à projeter le regard dans une durée si vaste, avec une telle intensité. Il pourrait, à lui seul, constituer une mise en image de cette définition mystérieuse, à la fois parfaitement logique et absolument poétique qu’Aristote donnait du temps : il est le nombre du mouvement.

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