Lo-Five Girl

In Advertising, Art, R5, Renault
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A la sortie de la R5 en 1972, la petite Renault est si mignonne qu’elle invite à la personnification. Déjà naturellement sujets à la paréidolie, nous1 reconnaissions vraiment dans la face avant de la R5 un visage humain souriant 24h/24, insensible à la météo, aux jours sans, aux galères quotidienne ou au Sisyphéen train-train auto-boulot-dodo. Cette bonne mine, ce bon cœur y compris dans la mauvaise fortune, on ne l’avait peut-être encore jamais vu aussi bien incarné dans une voiture. Il y avait déjà eu de la musique entrainante, des feelgood movies, mais des bagnoles pour aller bien, c’était quelque chose de radicalement nouveau.

On l’a dit précédemment, la nouveLR5 est en réalité une évocation de la mémoire que nous avons de son ancêtre, constituée à partir d’un conglomérat de souvenirs issu des formes, parfois radicalement différentes les unes des autres, que la carrière commerciale donna à ce modèle illustre. Mais l’image qu’on avait à l’époque de la R5 était elle aussi transfigurée par l’interprétation qu’en faisait le dessin, puisqu’une partie non négligeable de sa promotion se faisait sous la forme de bandes dessinées plongeant parfois la petite voiture dans l’univers visuel d’héroïnes et de héros de BD de l’époque : Bécassine, Mandrake, Bibi Fricotin, autant de personnages dont on se souvient, finalement, moins que la Renault qui envahit un instant leur univers visuel. Il faut dire qu’elle n’était pas un simple accessoire pour ces personnages : elle était en fait un personnage supplémentaire, invitée surprise, comme une guest star venue faire un caméo histoire de montrer sa bonne bouille au public, et de forger son image dans les neurones de la clientèle potentielle. On la croyait passagère dans ce monde fait de cases juxtaposées, finalement ce sont les figures des héros qui l’avaient accueillie qui se sont progressivement effacées jusqu’à disparaître tout à fait dans les espaces surannés des formes désuètes, hors de propos, la R5 les doublant, file de gauche, à fond de quatre, pied au plancher, sourire au bouclier.

Lancée sur son élan, la petite voiture sympa avait dépassé le champ de notre perception. Perdue de vue, on pensait qu’une dépanneuse avait récupéré l’héroïne de BD sur la bande d’arrêt d’urgence pour un aller sans retour vers la casse. Périmée la R5, obsolète, d’un autre temps, tellement 20e siècle. Un peu folklo, tout juste touchante, bêtement nostalgique comme une soirée entre boomers passée autour d’un jukebox rempli de génériques de dessins animés. Si elle avait disparu des radars, c’est qu’elle nous trottait en fait dans la tête. Simple sans être simpliste, étudiée sans être complexe. Pas bête, futée, malicieuse. A un moment, quand une forme est intelligente, quand elle est bien vue, il n’y a aucune raison pour qu’elle s’efface. Pas vraiment à la mode de son temps puisqu’elle fut finalement peu copiée, elle avait tout pour ne pas être démodée. Qu’elle ressurgisse n’a dès lors rien de si surprenant. A la façon des idées platoniciennes, la R5 furetait juste quelque part dans le monde intelligible, faisant une pause pendant qu’on regardait ailleurs, elle nous délaissait juste suffisamment pour qu’on commence à se rendre compte qu’elle nous manquait un peu, là sans être là ; il n’y a rien de si présent que l’absence.

A croquer

Connue jadis sous sa forme dessinée, il était naturel qu’elle nous revienne via sous la même forme. Plus stylisée qu’un sketch de designer, plus vivante dès lors, aussi. vibrante au possible, propice au frisson, trait de génie, ligne de vie. Dans le spot réalisé par WAFLA, déjà, mise en scène sous la forme d’une petite voiture de circuit électrique, elle semblait condensée jusqu’à sa plus simple expression, résumée à l’essentiel de ses volumes. Mais la R5 est pop. Et le pop-art, c’est la mise à plat de toute forme de profondeur. C’est la célébration de la surface, le refus de toute forme de transcendance, le culte de l’horizontalité. Bienvenue dans le monde tarmac de Flatland. Warhol ? Pure surface. Richard Estes ? Négation de toute forme de profondeur de champ. Figure du versant populaire de l’automobile pop (parce que, oui, le pop-art porte peut être assez mal son nom), la R5 semble faite pour la transposition en 2D, le passage du volume au plan, de la masse à la ligne. Et même si la nouvLR5 est un peu plus complexe dans ses formes, même si elle est davantage sculptée, on sent qu’elle a conservé ce potentiel, sans doute parce que sans jouer sur le registre néo-rétro, transparait sur son physique l’allure de celle qui l’a précédée, lisible comme à travers un calque qui aurait servi à dessiner le visage et le corps de la nouvelle génération.

Ce passage au dessin, Renault a voulu le lier au nouvel univers au sein duquel certaines des images dessinées évoluent aujourd’hui. Ni vraiment le dessin en apparence figé de la bande dessinée, du roman ou de l’essai graphique2, ni vraiment non plus le trait en mouvement permanent de l’animé. Entre les deux oscillent comme un pendule les images qui sont à peine en mouvement, quasi arrêtées, pas tout à fait fixes, mais pas suffisamment mouvantes non plus pour dire qu’il s’y passe quelque chose qui nécessiterait une attention de chaque seconde pour s’y fixer. Un mouvement sans événement. Ce genre d’image dont les variations occupent le temps long, ralenties parfois au point d’épouser le passage du temps réel, accompagnant le passage du jour à la nuit, ne réclamant rien d’autre qu’un coup d’œil de temps en temps comme on le fait pour le paysage projeté au-delà de la fenêtre de son bureau, est de nos jours popularisé par une image devenue à elle seule un même, quasi fixe, d’une jeune femme griffonnant des lignes de texte sur son carnet tandis que, dehors, par la fenêtre, un paysage lyonnais vit sa petite vie tranquille sous la forme de ce qu’on pourrait appeler un calme plat.

Pop-Art

Que Renault invite dans sa campagne publicitaire ce type d’image a ceci d’un peu magique que c’est totalement pop, d’une part parce que c’est populaire, d’autre part parce que c’est aussi conforme à ce que le pop-art a pu apporter à notre culture.

Si vous ne connaissez pas Lofi Girl, rassurez vous : vous faites bel et bien partie de la majorité des êtres humains qui n’ont jamais croisé son nom, ni son image. Mais la mondialisation a ceci de paradoxal, qu’un phénomène inconnu de l’écrasante majorité des femmes et des hommes qui peuplent cette planète, puisse faire pourtant partie de la vie de millions de personnes. Lofi Girl est donc le nom de cette image représentant une jeune femme assise devant son bureau, à côté de cette fenêtre ouverte sur les pentes de la Croix-Rousse. Dans un mouvement joliment synthétique, le trait et les couleurs convoquent immédiatement l’univers de l’animation japonaise, tandis que la posture, le calme alentour, l’apaisement de cette scène, la position même de cette jeune femme pourraient inviter le cerveau à remonter jusqu’à La Liseuse de Fragonard. Lofi Girl était destiné à servir de visuel à la playlist perpétuelle de la chaine Youtube Chilled Cow3, dédiée à la pop lowfi, cette musique volontairement anodine, qui a pour objectif de ne même pas faire remarquer qu’elle est conçue pour ne pas se faire remarquer. Un peu malmenée par Youtube, parce que cette chaine utilisait à l’origine une illustration qui n’était pas libre de droits, elle demanda en 2017 à un jeune étudiant en arts graphiques, colombien certes mais installé à Lyon pour y suivre ses études, de créer une illustration libre de droits, afin que la chaine puisse reprendre sa diffusion en visant, cette fois-ci, l’éternité. Et c’est ainsi que Juan Pablo Machado proposa ce plan fixe : un intérieur ouvert sur le paysage, une jeune femme, casque sur la tête, travaillant de façon un peu indolente, mais concentrée. On tenait là l’essence de cette playlist sans fin, destinée à celles et ceux qui comme Lofi Girl, bossent le cerveau baigné par des vagues sonores aussi impalpables que la brise qui souffle sur la nuque, perçue sans même qu’on s’en aperçoive.

Il se trouve que cette illustration percuta les neurones de ceux qui reçurent l’image via leur nerf optique, comme si tout le tronc cérébral des spectateurs était ébranlé par cette scène simple, à peine mouvante, ataraxique au point de ne susciter aucune attente, et donc aucune déception ; comme un refuge dans un monde anxiogène. Dans les oreilles du spectateur, la même playlist que celle qui passe dans le casque de la jeune femme sur l’écran. On lui jette un coup d’œil comme elle-même perçoit les mouvements indolents de son chat prenant le soleil sur le rebord de la fenêtre. Il ne se passe, strictement, rien qui vaille la peine d’être noté. Et c’est assez notable, dans un monde qui n’attend que ça, qu’il se passe quelque chose. Mine de rien, Lofi Girl invite à la contemplation, à prendre le temps d’explorer l’image en quête tout d’abord de ce qu’on n’y avait pas encore vu, puis de ce qu’on va prendre plaisir à revoir parce que c’est justement ça le quotidien : ce dont on n’a pas le luxe de se lasser. Sans avoir l’air d’y toucher, cette scène d’intérieur ouverte sur un paysage constant développait les éléments fondateur du cinéma immobile de Warhol, prenant le spectateur en otage dans la salle obscure pour le poser devant l’image accélérée d’un plan fixe sur l’Empire State Building filmé des heures durant, ou l’image quasi immobile d’un homme qui dort, des heures durant. L’image d’un film arrêtée dans son mouvement, comme peinture 2.0. Attentive aux variations saisonnières, l’image originelle de Juan Pablo Machado fut ensuite déclinée pour la nuit, l’hiver par d’autres graphistes qui prirent le relai de cette histoire sans récit, simple écho du mouvement imperceptible de la vie.

La Fin de l’Histoire

Succès planétaire discret, Lofi Girl est à ce point un anti-récit qu’on pourrait se demander quelle place une automobile peut bien y trouver. Pourtant, c’est bien cet univers ci que la réincarnation de la R5 a choisi d’habiter le temps infini d’une séquence nouvelle inspirée par la scène originelle de Machado. Parcourant une courbe sans fin comme sur le virage extérieur d’un carrousel, la R5 roule imperturbablement au son de la musique neutre. Derrière elle défile le paysage français résumé à une poignée de monuments archétypiques. Antithèse du premier film promotionnel mettant en scène la R5 dans un labyrinthe urbain en forme de QR code, Lofi Girl embarque la voiture dans la verdure d’une promenade provinciale, comme si une départementale sans fin avait été construite rien que pour elle, frôlant consécutivement le viaduc de Millau, le Mont Saint-Michel et le technocentre Renault de Guyancourt. Géographie française aplanie, la R5 abolit les distances, synthétise le pays pour n’en faire qu’un seul et même paysage faisant tourner en boucle sa poignée de diapositive, comme ces disques qu’on insérait dans des espèces de jumelles qui nous permettaient de voir quelques cartes postales saisies là où on n’irait jamais.

L’insertion de la R5 dans cet univers faussement anodin dit quelque chose de l’époque : un peu comme Hibernatus, si la voiture ressuscite elle le fait dans une époque qui n’invite plus à vivre quelque événement que ce soit. On va pas se mentir : au mieux on maintient vaille que vaille ce qui a été acquis ; au pire, tout s’effondre de soi-même. Et au pire du pire, c’est la guerre. En ces temps fébriles, de deux choses l’une : soit on a vraiment une idée géniale, qui répond pour de bon aux problématiques de l’époque et projette tout le monde dans l’avenir – mais le risque, c’est qu’on mette tous un certain temps à regarder l’époque avec la lucidité nécessaire, et qu’on ne reconnaisse ce génie qu’après coup -, soit on se raccroche aux acquis, aux valeurs sûres qui, nécessairement, viennent du temps d’avant. Peut-être sommes-nous arrivés au bout d’un cycle, peut-être notre monde (qui n’est pas LE monde) n’a plus grand chose de nouveau à dire, pas grand chose de nouveau à proposer. Peut-être la voiture elle-même est-elle un témoin de temps sur le point d’être révolus. A strictement parler, plongés jusqu’au cou dans le bain de l’époque, nous sommes incapables de le savoir. Alors nous restons en suspension, exécutant les tâches courantes pour que tout ne s’effondre pas immédiatement, sans visée particulière, sans projet précis, sans horizon ni attente.

Disons ça autrement : Il y a les choses, et il y a la représentation des choses. Comme on le sait, la Renault 5 a toujours été vendue via la représentation dessinée d’elle-même. Mais finalement, la nouvLR5 est en définitive une représentation de l’ancienne R5. Du coup, quand la marque vend de nouveau ce modèle sous la forme d’une représentation, ce que nous avons sous les yeux, c’est une représentation de la représentation de la R5. Si jamais vous avez du mal à comprendre Platon, méditez cette mise en abyme, parce que l’essentiel de la théorie des idées et de la critique platonicienne de la représentation se trouve là. Et on peut parier qu’on pourra écrire de nouveau le même paragraphe quand sortira la Twingo I 2.0. Cette représentation au carré, c’est une mise en boucle de l’image et de ce dont elle est l’image. A ce moment précis, l’Histoire se tourne sur elle-même et assume de ne plus rien raconter de nouveau. C’est ce phénomène qu’on observe en regardant l’actuLR5 rouler sans fin sur cette boucle dans l’univers sans événement de Lofi Girl.

Le Synth

Sur les réseaux sociaux, Renault et Lofi Studio présentent une sorte d’introduction à la boucle vidéo mettant en scène la R5 roulant sans fin. Dans cette scène d’ouverture, on voit le personnage parallèle à Lofi Girl, SynthWave Boy, prendre le volant de la premiR5, casque sur le cou. Par la fenêtre ouverte, on devine les quais de Lyon qui défilent. Puis la R5 s’engouffre sous un tunnel qui fait penser au passage sous la Croix Rousse, sans lui être tout à fait identique. Parce que le style graphique (qu’on ne doit plus à Juan Pablo Machado, mais à une nouvelle équipe, qui marche sur les pas qu’il a tracés, menée par Carole Edel, avec en tête d’affiche pour le dessin Vladimir Roszak) fait évidemment penser à l’animation japonaise, on ne peut pas ne pas penser au tunnel initial du Voyage de Chihiro, passage entre deux mondes, l’ici, et le là-bas, qui est aussi notre ici-bas. SynthWave Boy roule manifestement dans un tunnel traversant le temps, puisque c’est la nouvLR5 qui réapparait en plein jour. Sur l’écran central s’affiche le visuel de la playlist Morning Coffee, montrant Lofi Girl debout devant sa fenêtre. Ce bon dans le temps ressemble à un flash-forward pointant directement la dernière scène pour se passer celle-ci en boucle, ad libitum comme on disait pour désigner la façon dont les chansons de variété s’achevaient sans fin dans les années 80. Le road-trip immobile de la R5 au cœur du paysage français est un peu une conclusion. Synthèse du passé lointain et de l’histoire récente, et mis en boucle du présent pour une éternelle répétition. Plus rien ne se passe, on peut simplement goûter le plaisir impassible d’être parvenu à destination.

Dans les périodes de crise, on a facilement l’impression que tout horizon a disparu, que les perspectives sont closes, qu’au-delà de cette limite notre ticket n’est plus valable. Dans ces phases de l’histoire, nous nous tournons volontiers vers les figures réconfortantes ; celles de nos ancêtres, dont nous n’avons plus guère que le souvenir. Celle des objets aussi, quand ils nous semblent avoir un visage. Si tout devait s’arrêter là, on aimerait prendre le temps de se poser un peu pour se bercer de l’illusion que les objets qu’on a aimés nous jettent un dernier coup d’oeil. Ont-ils donc une âme ? A strictement parler, ils n’en ont pas besoin : n’étant pas appelés à mourir, leur présence physique se suffit à elle-même. Mais dans l’idée que nous nous faisons d’eux, ils vivent, ils nous accompagnent, ils partagent ce monde et les états d’âme qui nous traversent. Comme si elle avait deviné longtemps à l’avance que les bagnoles seraient un jour moins désirées au point de devenir indésirable, la R5 s’était éclipsée pendant plusieurs décennies, histoire de se faire un peu oublier. Elle revient faire une apparition dans ce bas monde, mais elle le fait avec précaution, comme si elle se tenait à la lisière entre deux mondes. La présence physique d’une part, sous forme d’une tonne six de métaux plus ou moins précieux, de plastiques recyclés et de charge électrique, et d’autre part la représentation de cette présence, quand nous dessinons sa silhouette simple dans ces univers parallèles qui sont aussi un peu nos refuges, au sein desquels nous donnons une seconde vie aux objets et paysages qui nous sont chers. A la fin de l’Histoire, comme des Lofi Girls et des Synthwave Boys songeurs, il est peut-être temps de retomber en enfance, de prendre entre nos doigts des versions miniatures de la R5 et de les pousser en avant à la force de nos mains afin qu’elles nous conduisent à leur tour, dare dare, vers notre dessein, animées.

  1. Quand je dis « nous », j’ai conscience que la majorité des lecteurs se sent moyennement concernée : il faut avoir plus de 50 ans pour avoir vécu cette expérience précise. Si vous êtes plus jeune, vous avez un peu raté ça. Mais vous êtes jeune ! Ca compense pas mal.  ↩︎
  2. On précise, « en apparence », car il y a évidemment du mouvement dans l’image arrêtée. Il y en a en peinture, il y a dans les cases de la bande dessinée, il y en a dans chaque photogramme étendu dans le temps de La Jetée de Chris Marker, il y en a dans chaque photographie et il y en a bien sûr, puisqu’on en parlait, dans les plans fixes des films expérimentaux d’Andy Warhol. ↩︎
  3. Rebaptisée Lofi Girl en 2021, vous commencez à comprendre pourquoi ↩︎

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