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In A plus dans l'bus, Julien Gracq, Littérature, Transports en commun
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On peut aimer l’automobile pour elle-même, statique, posée sur son podium de salon ou le sol moquetté d’une concession. On peut aussi l’apprécier pour l’occasion que certains modèles offrent de passer de la simple conduite au véritable pilotage. Mais, à côté du fétichisme pour l’objet et de la performance sportive on peut être simplement attaché à ce que cette machine permet, quel que soit le modèle en lequel elle s’incarne : la translation. Cette expérience particulière qu’offrent les engins motorisés est partagée aussi par leurs passagers, et ce d’autant plus qu’ils n’ont pas le volant en mains, dès lors que leur regard traverse le vitrage pour viser le paysage défilant, rapide et indiscernable au premier plan, plus lent au point de sembler immobile à l’horizon. On l’a déjà écrit : l’automobile est le meilleur moyen de vivre des travellings sans l’intermédiaire de la caméra, en s’installant simplement dans le fauteuil ou la banquette arrière, si possible près de la fenêtre. Quatre roues, une surface à peu près plane : on est sur un chariot de travelling et la vitre, parfois translucide, plus souvent mouillée ou simplement couverte de buée constitue un filtre transformant le monde traversé, offrant sur celui-ci un point de vue imprenable, un angle permettant de le redécouvrir. A chaque passage, à la façon des cathédrales de Monet, c’est un lieu inédit, une nouvelle impression, une expérience différente, un brand new monde.

On pense volontiers que seul le cinéma est capable, par mimétisme formel, de restituer fidèlement cette relation particulière qu’on tisse avec les choses dès lors que le regard translate, qu’il n’est plus rivé à un point photographiquement fixe vers lequel l’image des choses converge mais trace une ligne de fuite portant pour une fois correctement son nom, faisant glisser la perspective pour mieux la tordre, embarquant dans sa dérive le paysage tout entier, comme si on plaçait le monde sur un plateau mobile tenu à bout de bras et que, d’un savant mouvement du bras, du poignet et des doigts on le faisait tourner, de droite à gauche, d’avant en arrière, multipliant, nuançant et faisant varier les angles en décalant ce paysage par rapport à l’axe des yeux.

Pourtant, en lisant les premières pages de La Maison, de Julien Gracq, on découvre un tout petit livre, très récemment publié, qui réussit à s’ouvrir sur un véritable travelling. Le mouvement se fait en autocar, à plusieurs reprises. On sait que ces passages répétés se font sous l’occupation allemande. On peut alors imaginer qu’on roule dans un Berliet, puisque cette marque d’autocars équipait souvent les lignes de province, avec des engins rustiques mais besogneux, embarquant passagers et bagages sur les départementales, laissant chacun regarder, la tempe contre le vitrage, le paysage défiler dehors. La fenêtre de l’autobus dessine le cadre au cœur duquel va apparaître cette demeure autour de laquelle passe, et repasse le regard, réussissant à s’y arrêter tandis que l’autocar poursuit sa route.

L’automobile offre cette possibilité étrange : elle nous fait frôler des espaces auxquels la route ne mène pas, car ils lui sont fermés, elle permet juste d’entrevoir ces perspectives qui sont comme autant de trouées dans le paysage, d’ouvertures sur des d’existences qu’on aurait pu partager si on avait été là plutôt qu’ici dans cet habitacle. Une maison à peine aperçue sur un terrain longé par la route. Pas vraiment visible, pas tout à fait dissimulée non plus. Juste entraperçue, construite sur une frontière entre l’ouvert et le clos, ce à quoi on accède et ce dont on est séparé. On ne fait que passer. Et on a beau passer de nouveau, suivre du regard la demeure, ajuster la profondeur de champ de l’oeil pour mieux distinguer derrière la végétation qui la masque en partie, on ne distingue pas quelle vie se tient là s’il s’y tient de la vie.

Il n’y a rien de plus immobilier qu’une maison pourtant, vue depuis le référentiel mobile qu’est l’autobus ce bloc enserré dans la végétation semble mouvant, passant du visible à l’invisible, du dissimilé à l’offert à mesure que la navette poursuit son chemin sur sa bande de goudron. Julien Gracq parvient à restituer cette guerre de positions, ce guet itinérant scrutant à travers les branches les signes d’une hypothétique vie dans la pénombre des fenêtres. Et comme les tiges et les branches de la végétation semblent former un carcan végétal autour de la demeure pour mieux en repousser l’accès à plus tard, les phrases de Gracq se bâtissent comme poussent les rameaux, jusqu’à former un treillis de mots pour mieux dérober leur objet à un regard trop direct. Il faut aussi lire ce qui suit comme depuis un esprit avançant sur une route parcourue plusieurs fois de suite pour essayer de distinguer ce qui tout d’abord n’est qu’entrevu à travers les lignes. Parfois, la forme épouse, à la lettre, le fond.

Autant dire que soudain, la lecture va prendre une nouvelle dimension. Ce qui suit pourrait tout à fait faire renoncer celui qui aurait la prétention de, lui « aussi », écrire.

Ca donne ça :

« Une douzaine de kilomètres avant d’arriver à A…, la route nationale, qui commence ici à descendre doucement à travers des étendues de plateaux bas largement ondulés vers la vallée de la M., borde pendant une demi-lieue une tache lépreuse au milieu du paysage bocager, une étendue de campagne remarquablement hostile et déserte. En ce temps-là, qui était celui de l’occupation allemande, je me rendais presque chaque semaine de V… à A… par l’autocar fourbu, enfermé, surpeuplé qui les reliait encore, et, debout comme je l’étais presque toujours dans le couloir central où les voyageurs s’imbriquaient comme harengs en caque, il était rare que, passés les pavés cahotants du petit bourg de G…, un secret mouvement de curiosité ne me fit pas baisser la tête pour regarder à travers la vitre embuée, et tâcher de surprendre à un tournant de la route le débouché maintenant bien connu d’un chemin creux, le bouquet de chênes, la borne blanche à partir de laquelle commençait l’échappée de paysage la plus répulsive et la plus régulièrement désolée et morne que j’aie je crois bien vue de ma vie.

Il me serait difficile de dire quelle singularité apparente pouvait river chaque fois aussi intensément mon regard à cette zone étroite, pareille au coup d’ongle d’un doigt mauvais au travers de campagnes banales et cossues. A tout prendre, ce n’était guère que ce qu’on eût appelé en Poitou une brande; une étendue confuse de taillis maigres de chênes et de châtaigniers, montant en pente douce à partir de la route, puis, au-delà d’un pli de terrain très ouvert, se relevant vers l’horizon en une pente plus inclinée jusqu’à une ligne de rochers de grés blanchâtres qui finissait par crever la mince pellicule du sol.

Oui, une friche – mais c’était bien la friche la plus rebelle à la hache, la plus abandonnée qu’on pût voir. Au plus lointain de mes souvenirs que je remonte, je ne la revois jamais verdoyante. Avec ses fouillis hirsutes, à la fois compacts et mal venus, sans chemins, sans allées, son sol ligneux tapissé de feuilles pourries, les branches tordues et hargneuses des chênes nains qui en barricadaient les profondeurs contre le regard à quelques pas de la route, en toute saison ternie par la grisaille crayeuse éteinte d’une couleur pulvérulente de terre de bruyère et de feuille sèche, c’était vraiment une étendue miséreuse et maladive, une terre gâte dont le regard se fût détourné comme d’une sanie, n’eût été, à trois ou quatre cents mètres peut-être de la route, la construction inattendue qui apeurait ces taillis crayeux et nocturnes comme l’affût précautionneux et tendu d’une bête lourde au milieu de ces solitudes.

Inattendue certes, car, dans ce pire coin de campagne sourde et muette, elle figurait assez bien, vue de la route, une de ces villas de prétentieuse et médiocre apparence que le siècle commençant a multipliées sur les plages de second ordre. La maison, trop haute pour sa largeur, était comme écrasée entre deux avant-corps qui faisaient légèrement saillie sur la façade et s’encapuchonnaient, sous un auvent d’ardoises très saillant soutenu par des boiseries grossièrement sculptées, de deux pignons aigus forés chacun, assez haut au-dessus du toit de la façade, du trou noir d’une fenêtre ouverte. Je la revois encore sous le ciel voilé et immobile du jour d’octobre où me vint, je crois bien, l’idée que j’aurais un jour à la visiter de plus près. De la route, elle paraissait prise étroitement dans la masse des taillis, coulée à fond dans les branchages comme une barque trop lourdement chargée. Le haut des fenêtres de l’étage et la ligne des toits émergeaient seuls, et plus nettement les deux avant-corps qui faisaient pointer leurs pignons et leurs fenêtres éveillées – et, sur la surface des taillis, assez lisse et légèrement inclinée, avec laquelle du haut du car il se trouvait à niveau, l’oeil immédiatement s’aimantait à elles, comme en glissant sur la pente d’un glacis, le regard de toutes parts remonte vers la masse surbaissée du fort qui le surveille. La maison battait de partout cette étendue fauve et roussâtre. Cependant, à cette première impression d’alerte qui lui venait confusément – celle, assez instinctive, d’une bête tapie dans les herbes et levant la tête juste assez pour laisser couler aux alentours un fil de regard – se mêlait aussitôt dans l’esprit une sensation aussi forte de grotesque presque ricanant et de fantaisie mesquine et triste. Tout, dans cette construction de plaisance dérisoire, signifiait l’abandon et le vieillissement rapide : la croissance sauvage du fouillis de branches qui battait de partout les murs, la qualité ladre et pauvre de tout l’appareillage, le délabrement des fenêtres en partie arrachées, les boiseries découpées depuis longtemps veuves de peinture, décapées et blanchies par les pluies, d’une teinte d’ossements secs sous leurs coulures sales. Larvaire, inhabitable, déhanchée, sournoise, endormie là en plein jour comme une chauve-souris accrochée aux branches sèches, au milieu de ces bois de mauvais songe où l’on n’imaginait pas qu’un oiseau pût jamais chanter, et pourtant vaguement vivante du regard aveugle de ses deux fenêtres, c’était le rendez-vous d’un chasseur noir, une maison où se pendre – une retraite pour le pire veuvage. Longtemps encore après qu’on avait cru la perdre de vue, une ondulation de terrain sur la route tanguante la ramenait sur l’horizon des bois, virant lentement au gré de la courbure de la route, – de trois quarts, puis presque de profil, ses deux pignons repliés l’un sur l’autre presque à se joindre, et sur le jour blanc se dessinait alors le filigrane, presque imperceptible d’une girouette descellée – puis un ressaut de terrain ramenait le paysage confortable des campagnes cultivées, et le bruit des voix paysannes qui s’endormait toujours au passage de ces landes désœuvrées semblait alors reprendre un ton plus haut.

Semaine après semaine, – sortant de la brume, ou frottée de la lumière plâtreuse d’un ciel blanc qu’elle semblait vieillir et jaunir – l’apparition revenait s’enchâsser dans le film usé et indifférent du voyage, moins une image qu’un clin brusque de mauvais œil, une nuée soucieuse passée sur l’âme, un appauvrissement vague et chagrin du jour. Une après-midi de novembre, le car me déposa sur la route, une demie-lieue après G. Le temps était frais et pluvieux, le jour bas. J’avais devant moi une journée creuse, et le besoin de me sentir le cœur net de l’envoûtement bizarre de ces bois sans joie.

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