De tout ce qui passe, reste-t-il quelque chose ? Ce n’est pas parce qu’on est un peu bagnolard sur les bords qu’on est pour autant étranger à ce genre de questionnement, au contraire : s’attacher, sans doute plus que de raison, à cet objet massif, coûteux et problématique qu’est l’automobile, c’est évidemment se demander comment le temps va se charger de l’user, de l’épuiser, d’entamer sa magnifique aptitude à la performance, de l’abîmer au point qu’un jour, il faudra bien envisager quelques hypothèses : la conserve-t-on ? La répare-t-on encore une fois ? Ou bien admet-on que le temps est venu de s’en débarrasser, et de passer à autre chose ? Et bien sûr, cette question, tout amateur peut se la poser tant pour sa voiture personnelle, que pour le principe même qu’est l’automobile. Chacun sent le vent tourner, et constate que, de plus en plus, l’objet est décalé par rapport au temps que nous vivons, comme si plus on prenait le volant, plus on creusait le gouffre du jetlag qui sépare notre corps, et notre âme.
Vorace
Ces derniers jours, un des signes de ce désarroi face à l’œuvre destructrice du temps pouvait être lu dans l’annonce de la dissolution de SRT. Donnons de cette disparition une lecture paranoïaque : PSA étant l’entité prépondérante de Stellantis, et Peugeot constituant la marque repère de PSA, le lion agirait comme il l’a toujours fait avec ses marques suzeraines, comme il le ferait encore avec Citroën : elle plante ses crocs pointus dans leur cou, et elle absorbe leur substance vitale, jusqu’à les décharner complètement, aspirer leur dernière goutte de sang et les abandonner dans cet état : chaînes de montage arrêtées, concessions vides, carnets de commandes en berne, capacités d’investissement réduites à néant. On sait ce qui se dit : Peugeot tuerait à petit feu ses associés, pour tirer à soi la couverture, et serait jaloux de toute autre marque lui faisant concurrence.
Autant dire que l’annonce de la disparition de la division hautes performances de FCA a relancé la machines à inquiétudes irrationnelles : voila une nouvelle pièce à verser au dossier, une preuve de la malfaisance de Peugeot. La marque perverse serait prise avec le smoking gun en mains, et la victime porterait sur le visage les cicatrices du coup de griffes sournois du félin.
A vrai dire, ce récit catastrophé sert un autre projet : éviter d’admettre que des entités aussi marquées par le temps qui les a vu naître ont comme nécessaire destin leur propre disparition. Car les époques ont un début, et une fin, et avec elles s’efface tout ce qui leur était intimement lié. Ainsi, on sent bien qu’il y a dans les initiales de la filiale hautes performances de FCA, Street and Racing Technology une manière bien datée d’envisager le rapport entre les bagnoles et la rue. On reconnaît là quelque chose qui est intrinsèquement lié à la façon dont une certaine culture automobile s’est mis en tête, dans la première décennie du 21e siècle, de concevoir la rue, et la route, comme un terrain de jeu, une piste de course, un territoire voué à la compétition, que les autres le veuillent, ou non. Et on sent bien que ce temps est révolu, et qu’avec lui sombrent les objets qu’il a générés. Parmi ces objets évidemment, certains genres de voitures.
Story-telling
Etrangement, la division SRT, qui est apparue sous ce nom avec la Viper SRT-10, vendue sous ce label à partir de 2012 comme si c’était une marque à part entière, nous semble venir d’un plus lointain passé. C’est qu’en réalité, SRT fut la suite logique du badge R/T (Road/Track) qui désignait chez Dodge les déclinaisons performantes depuis la Coronet de 1967. Ainsi, entre 1991 et 2012, la Viper était vendue sous la marque Dodge et s’appelait RT/10. Depuis, cette lignée a formé ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme une tradition. Alors, forcément, apprendre ces jours ci que cette entité est dissoute peut provoquer quelques émois et susciter quelques théories du complot : à peine arrivé au pouvoir, PSA détruit tout sur son passage ! On sait quels délires s’expriment dans les forums sur le vampire Peugeot, qui créerait exprès des modèles Citroën pour qu’ils soient des échecs commerciaux. Oui oui. Et là, le lion aurait, tel Salomé demandant la tête de Saint-Jean Baptiste, exigé qu’on lui apporte le scalp de SRT, sur un plateau. Juste pour son bon plaisir de voir les marques de son propre groupe souffrir.
On sait qu’il existe une autre hypothèse, plus discrète, car moins conspirationniste : SRT retourne simplement à sa véritable nature : à la façon dont une équipe de producteurs vraiment doués (au hasard, mettons, N.E.R.D.) peuvent créer au grand jour ensemble, ou bien essaimer leur art dans une sorte de galaxie musicale faite d’un nombre incalculable de collaborations, petits coups de main, featurings officiels ou officieux, les ingénieux ingénieurs de SRT peuvent, aussi, ensemencer Stellantis en générant de l’enhancement mécanique partout où on les invite à le faire. Réfléchissons à cette possibilité une seconde. Au sein de Stellantis, deux tendances opposées vont se développer, qui sont aussi nécessaires l’une que l’autre. D’un côté, il faudra que chaque marque trouve ou conserve son identité propre au sein du groupe. Et même si les territoires des uns et des autres demeureront relativement hermétiques (et c’est pour ça que Peugeot ne retournera finalement pas aux USA, preuve que la marque ne dévore pas tout sur son passage), le risque pour chaque marque de sembler faire doublon avec une autre entité sera toujours d’autant plus présent qu’un très grand nombre de modèles vont partager des dessous semblables. On devine bien le risque qu’il y a à développer une Jeep sur la plateforme du 2008. Parce que techniquement, on attend certaines aptitudes d’une Jeep, et qu’on devine que cette base européenne ne sera pas capable de les fournir, diluant l’image de Jeep un peu plus encore dans l’eau un peu insipide du Renegade. Ajoutons que certaines identités de marque vont avoir du mal à se confronter à cette réalité brutale qu’on appelle « l’avenir » : c’est très chouette de faire la promotion de Dodge à grands coups de spots mettant en avant un esprit un peu « garnement », un souffle de résistance aux tendances écologiques actuelles. Mais on n’est plus sous l’ère Trump. Biden pense revenir vers les critères et objectifs des accords de Paris, et tout le monde va devoir se calmer un peu. Mais inviter Dodge à devenir raisonnable, c’est une forme de politesse consistant à lui tenir grande ouverte la porte du cercueil en lui disant aimablement « Après vous ». L’autre tendance consistera à générer des lignes de forces qui traverseront le groupe Stellantis pour en unir les marques, donnant l’impression d’une véritable famille. Et dans cet objectif, entretenir une story faite d’ingénieurs de l’ombre intervenant en mode task force ou envoyés spéciaux ponctuellement sur tel ou tel modèle d’une des marques du groupe, en mode on/off ou one shot, ça ne serait pas totalement stupide, pour peu que ce soit utilisé avec parcimonie (il n’est pas certain qu’il soit judicieux de refaire le coup de la Neon SRT-4 de 2003, par exemple…), et que ça puisse susciter des modèles vraiment exceptionnels.
Le côté obscur de la force
Déjà, la division Mopar de la partie américaine du groupe cultive l’art et la manière de produire de l’exclusivité en proposant des pièces exclusives plutôt que des modèles complets. Ainsi, on peut acheter des moteurs poussés grâce à une ribambelle d’améliorations visant à les rendre plus pointus encore, plus mordants, davantage réservés à quelques initiés qui en sont à construire leur propre bagnole, plutôt que simplement aller en concession dépenser leur fric comme n’importe qui peut le faire (pour peu qu’il en ait, du fric). On veut le V8 de 6,2l Hellcrate Redeye poussé à plus de 800 cv, avec tous les équipements périphériques permettant de le coupler à une boite de vitesse et à tout ce qui va autour ? On peut trouver ça chez Mopar. On est intéressé, mais on se dit que tant qu’à faire, on opterait plutôt pour une déclinaison de plus de 1000 cv ? Pas de souci, ils font ça aussi, et c’est en vente. Ce faisant, cette démarche permet de susciter des projets, de générer des machines uniques qui se multiplient et créent une famille sans diluer l’image. Dans un monde où chaque semaine on voit apparaître sur nos écrans des projets automobiles autonomes, créés par de petits artisans hyper doués, souvent très respectueux des marques et modèles dont ils s’inspirent, au moins aussi doués que les grandes marques pour produire des vidéos, alimenter les réseaux sociaux et susciter de l’intérêt chez les passionnés, cette entité dédiée à la personnalisation et à l’ensauvagement mécanique des modèles américains du groupe Chrysler entretient une culture qui n’a pas besoin de s’incarner dans une marque, parce qu’elle est un souffle qui s’immisce là où il le peut, saisissant les occasions, injectant de la vitesse et de la fureur là où on sent que ça va faire plaisir d’en glisser un peu, ou beaucoup.
Les ingénieurs de SRT ne vont pas disparaître, et ils ne sont pas non plus virés. Ils vont se mettre au service de projets plus vastes, et ils vont contribuer à raconter une histoire filmée selon des angles beaucoup plus larges. Interviendront-ils sur des 3 cylindres PSA ? A priori, l’idée semble farfelue. Mais finalement, si le monde mécanique suit la voie que la raison écologique lui dessine, il le faudra peut-être et après tout, ces ingénieurs ne sont pas que des brutes épaisses. Bien qu’ils ne fassent pas exactement dans la dentelle mécanique, leur art consiste à optimiser tout ce qui marche selon le bon vieux principe du moteur à explosion. Il est possible qu’ils doivent ajouter un jour à leur compétence l’art de la miniature. Et si on imagine qu’ils croisent leurs propres skills avec le savoir-faire naissant de ceux qui, du côté de chez PSA, travaillent depuis des années à l’optimisation de chaines de traction électriques, on se dit qu’on a là, peut-être, une forme de promesse de quelques lendemains qui chantent encore un peu. On peut imaginer qu’un jour des équipes de sorciers proposeront à la vente des chaines de traction électriques complètes, boostées par un équipement cuisiné aux petits oignons pour tirer du moindre watt une source de perpétuelle jouissance. On pourra alors, en appuyant sur la pédale de droite d’un DS ASL, se dire que si l’engin s’arrache ainsi du sol, ça a quelque chose à voir avec ce qui, aujourd’hui, peut pousser au cul une Dodge Challenger.
Extralucide
Ce qui est étonnant dans tout ça, c’est que dans un spot vieux maintenant de huit années, tout ça était dit. On y tissait les fils antagonistes de la recherche presque brutale de l’efficacité mécanique, et des soins portés à quelque chose qu’on pourrait appeler l’âme d’une marque, ou son esprit. L’idée du spot, c’est que si certaines machines sont si envoûtantes, c’est parce qu’elle portent, inscrite dans leur matière, incorporée au métal, soudée au châssis, injectée dans le bloc moteur, l’âme de ceux qui les ont créées. Le spot était beau, l’idée qu’il développait était parlante, et même touchante. Comme si le concept central de Ghost in the Shell s’incarnait non plus dans des androïdes, mais dans de bonnes vieilles bagnoles. Comme si, aussi, on s’attendait déjà, il y a huit ans, à voir l’esprit de SRT perdre les corps métalliques dans lesquels il s’était jusque là incarné et devoir trouver des formes plus abstraites pour perdurer, et permettre à cette âme d’exister encore un peu, dans un monde qui ne veut plus d’elle.
C’est réalisé par Jaron Albertin, c’est bien foutu. Ca a huit ans, et c’est d’actualité. Ca s’intitule Body and Soul, et c’était assez visionnaire.
Et on reviendra sur Jaron Albertin, car il fait généralement un bon boulot.
Et on reviendra aussi sur cette étrange notion, quand on la place dans le monde automobile, celle qu’on évoque quand on doit évoquer ce qui n’a pas de présence physique : l’âme. Et on verra que celle-ci a quelque chose à voir avec l’apparition, dans les voitures, de cette force virtuelle, invisible et silencieuse, qu’est l’électricité.