eTRON – Legacy

In Audi, e-tron Gran Turismo

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1982. Les studios Walt Disney sortent un ofni signé Steven Lisberger. A mi-chemin de ce qu’on appelle conventionnellement « réel » et de rêves électroniques dont on ne sait même si pas des androïdes pourraient les imaginer, Tron embarquait pour la première fois le public dans l’écran légèrement bombé du jeu d’arcade. 

Trajectoires phosphorescentes dans l’univers noir laqué, surfaces glacées reflétant le fantôme lumineux de bolides qu’aucune caméra n’aurait pu saisir. A peine captés , déjà disparus. Tron inventait ce qu’aujourd’hui on appelle « signature lumineuse », ce à quoi se résument désormais les bagnoles vues de dos.

Une règle du jeu simple, prophétique : Une fois qu’on a tracé une ligne, celle-ci ne plus être franchie. Rouler, c’est tracer des frontières ; dessiner une ligne continue; en interdire le franchissement ; transformer l’espace en territoire ; traduire l’univers en langage géométrique ; s’approprier le monde et en boucler les issues.

En 2010, Disney marquait de nouveau son propre territoire, en laissant cette fois-ci les commandes à Joseph Kosinski, pour un nouveau round de courses poursuites luminescentes. Dans Tron, Legacy, des escadrilles de motos filant comme des balles traçantes dessinent de nouveau des murs de lumière solide dressés comme un sillage parfaitement linéaire, solidification instantanée de l’atmosphère numérique au moment où le vecteur de force déplace ses propres coordonnées dans la matrice.

Extraballe

2020. Audi tease une e-tron GT à peine camouflée. A moins qu’elle apparaisse ici sous sa forme réelle, incompatible avec la matière telle que nous la connaissons, telle que nous l’épuisons, telle aussi que nous envisageons de plus en plus nettement de la quitter pour lui préférer d’autres dimensions, plus propres, plus lisses, plus nettes dans leurs surfaces, leurs lignes, leurs volumes réduits à leur plus simple expression. Après tout, quand nous en aurons presque fini avec ce monde, quand nous aurons plié ses dernières ressources à nos quatre volontés, quand nous l’aurons écartelé puis – ne lésinons pas – crucifié, on pourra toujours en extraire quelques gouttes d’ultime énergie pour générer et maintenir un univers virtuel, numérique, inépuisable, sur lequel nous surferons alors, magnifiques dans nos combinaisons noires comme une lave refroidie, nos casques laqués, traversant l’univers inexistant mais réel à bord de nos bolides théoriques, motos nucléaires, bagnoles atomiques. L’e-tron Gran Turismo semble moins taillée pour les descentes de cols alpines que pour les rampes d’accès à des circuits virtuels, sur lesquels elle se mesurera à quelques autres véhicules entièrement constitués d’un alliage de bits et d’octets : A sa gauche, la GT by Citroën de 2008, à sa droite, la Lambo V12 Vision Gran Turismo, l’AMG G Vision… De toutes, c’est l’Audi qui signera la plus belle sortie de piste, car ce missile tactique va se dédoubler pour débouler dans notre bas-monde. Evidemment édulcorée, privée de ses couleurs de guerre numérique, elle va bien sûr se normaliser, s’habiller de surfaces plus conventionnelles dans leurs matériaux et leurs couleurs, gagner en sobriété, s’embourgeoiser pour adopter le profil bas qui sied à une Audi. 

Il faut dire que l’engin a des dessous de Porsche, puisque c’est la Taycan qui offre sa base technique. Et curieusement, tout en étant théoriquement moins spectaculaire, l’Audi semble plus impressionnante encore que sa cousine technique, plus présente, moins cartoonesque. Et surtout, elle est finalement plus proche du concept originel dont elle est issue, alors que la Porsche paie, elle, beaucoup trop de concessions à sa propre industrialisation, qui la rendent moins bestiale, moins féline, moins présente finalement, que ce que le show-car avait promis. 

L’e-tron GT fait partie de ces nouvelles propositions électriques dont, tout en sachant qu’elles seront bientôt réelles, qu’on les verra grossir dans le rétroviseur sur l’autoroute, puis nous dépasser sans peine et filer vers l’horizon, tout en étant conscient qu’on les croisera sur les aires de repos, en train de se recharger pendant que la petite famille qui s’y déplace se fait une andouillette frites, une salade périgourdine et deux menus enfants à la cafet’ avec vue sur la borne de recharge, on se demande pourtant si elles appartiennent bien au monde soi-disant « réel », comme si elles n’étaient pas faites pour passer de l’idée à l’existence, comme si le monde n’était pas assez bien pour elles, à moins qu’on transforme celui-ci, pour de bon, en un paysage électronique en phase avec l’énergie qu’elles dévorent.

Circulez, y a rien à voir

Parce que, évidemment, on sent bien qu’il y a un souci, un paradoxe interne, quelque chose de bancal dans cette démarche. Evidemment, cette machine va être d’une efficacité diabolique. Mais ça, vous l’aurez remarqué, on n’en parle même plus. La puissance des véhicules électriques est tellement élevée qu’elle nous ennuie déjà. Des constructeurs artisanaux annoncent déjà des puissances qui réclamaient jadis que Bugatti s’associe avec l’aérospatiale pour la maîtriser, et ça ne produit déjà plus que des bâillements tellement puissants qu’on prend rendez-vous chez le chiropracteur à l’avance, pour qu’il nous ré-emboite la mâchoire.  Et on commence à cerner ce qu’il y avait, avant, de fascinant dans la puissance des moteurs : elle était un Everest à conquérir, et elle constituait un potentiel que seule une ingéniosité débordante permettait d’endiguer et de guider correctement vers les roues. On pouvait admirer ce génie dans la simple représentation en coupe d’un différentiel à glissement limité, d’un pont autobloquant ou d’un visco-coupleur. Mais avec l’électricité, tout devient simultanément très simple, et très opaque. Simple, car il suffit d’accumuler des batteries partout où il est possible d’en caser dans les parties basses, et d’envoyer ça directement dans le, ou les moteurs. Et les moteurs électriques, c’est comme les batteries, on peut en glisser un peu partout. A la place du moteur thermique, comme on le fait actuellement chez PSA, devant, derrière, devant ET derrière, ou même aux quatre roues. Généralement, on se passe même de boîte de vitesse, carrément, même si chez Porsche on s’est dit qu’une boite 1 vitesse, ça permettrait d’accélérer plus loin, plus vite. Le problème en est un sans en être un : étant donné le niveau de puissance et de couple atteint par la motorisation électrique, il faut une boite de vitesse incroyablement solide pour encaisser de tels niveaux de charge mécanique. C’est un peu comme si on envisageait de motoriser une voiture avec les pompes hydrauliques qui permettent à un manège de fête foraine d’animer un bras de levier capable de soulever une centaine de personnes et de les propulser en quelques secondes à 40 mètres de haut. Si on branchait un tel couple sur la moindre boite de vitesse, celle-ci exploserait à la première caresse de l’accélérateur. Mais en fait, cette puissance de l’électricité est telle que la boite de vitesse devient inutile. C’est un peu comme les énormes blocs thermique américains : quand on a 8 énormes cylindres sous le capot, on peut rouler tout le temps en 3ème, même au démarrage. Mais la contrepartie, c’est que la quasi absence de pièce mécanique complexe rend la distribution de l’énergie totalement opaque. La voiture fonctionne comme une immense boîte noire électronique : un flux d’énergie recharge les batteries d’une puissance qui, ensuite, semble s’écouler directement dans les roues, et s’évaporer par la même occasion. Et voila. Il n’y a rien de plus à en dire, rien à observer. On ne peut pas proposer de représentation en coupe de ces éléments, ou prendre son tournevis, sa clé de 12, et démonter tout ça pièce par pièce pour voir comment ça fonctionne. C’est en même temps transparent  à la vue, et impénétrable à la compréhension. En ce sens, même si on peut monter dans la voiture, appuyer sur le bouton Start, enfoncer l’accélérateur et démarrer en arrachant le bitume avec les roues de 20 pouces, tout ça reste virtuel : on le vit, mais en dehors de la sensation très linéaire offerte par les accélérations, on ne sait finalement pas très bien ce qu’on vit. 

Raised by wolfes

Mais surtout, surtout, tout ça est parfaitement illogique : si les voitures deviennent électriques, c’est parce que la consommation d’énergie fossile est désormais un problème dès lors que ce n’est plus une petite mauvaise habitude qu’une minorité d’être humains avait prise, en profitant de la pauvreté relative de la majeure partie de l’humanité, mais tout le monde sur Terre qui, non seulement, veut rouler en bagnole, mais en plus, veut se faire plaisir en le faisant. Mais l’électricité, pas plus que le pétrole, n’existe à l’état pur dans la nature, et les ressources qui permettent de la produire et de la stocker n’existent pas non plus en quantité illimitée. En France, nous le savons bien, consommer de l’électricité, c’est encourager le nucléaire, énergie avec laquelle, pour des raisons semblables à celles qui nous poussent à échanger le pétrole contre l’électricité, nous ferions bien de prendre quelques distances, si on ne veut pas, un jour, se demander comment on peut recaser la population française sur un autre territoire pour les 50 000 ans qui viennent. 

La façon dont la voiture électrique fait sa propre promotion et se développe aujourd’hui est absurde au sens où, au lieu de remettre en question un certain genre de développement technique qui nous a conduits dans un mur auquel peu d’airbags et de zones de déformation peuvent résister, nous utilisons les caractéristiques alléchantes de cette énergie pour pousser cette logique d’inflation de la puissance et des performances plus loin encore, jusqu’à l’absurdité : on se demande déjà si les organismes humains pourront résister aux forces d’accélération du roadster Tesla à venir. L’électricité, dès lors, c’est un peu le loup du Chaperon rouge, qui vient se planquer sous le capot de la bagnole, en se faisant passer pour le bon vieux moteur thermique qu’on connaissait tous, et nous, naïfs, on tend la main vers la poignée affleurante, qui se déploie vers nos doigts selon une cinématique qui vaut bien tous les  » Tire la chevillette, la bobinette cherra  » du monde, on se convainc que si la porte s’ouvre, c’est qu’on doit être doté d’un sacrément bon doigté. Une fois bien calé et sanglé dans le siège de cette capsule spatiale, on ne cesse de faire remarquer à cette voiture :

« Oh, Tesla Model S P100DL Performance Ludicrous Dual Motor, comme vous avez une grande puissance…
– C’est pour mieux te propulser mon enfant
Oh, Audi e-tron Gran Turismo, comme vous avez un couple immense ! 
– C’est pour mieux te faire accélérer mon enfant… »

On sait comment finissent les histoires de ce genre. 

Si cette Audi était un super-héros, elle participerait davantage à la série The Boys qu’à un énième épisode des Avengers. Elle participe à cette ère du développement de la voiture électrique qu’on considèrera plus tard, quand tout ça sera de l’histoire ancienne, comme une période de débauche et d’excès. Déjà, les propriétaires de 208, de Corsa, de DS3, bientôt ceux qui rouleront en Ë-C4, s’interpellent sur les forums : dites-donc, ils ne durent pas bien longtemps les pneus du train avant ! Tu parles, vu le couple qu’ils se prennent dans la figure, c’est pas étonnant que la gomme n’arrive pas à s’accrocher à la roue, et se retrouve vite fait sur le bitume ! Autant dire que les fabricants de pneumatiques se frottent les mains à l’idée que les propriétaires de Tesla, d’Audi e-tron et de Porsche Taycan puissent être tentés, en permanence, de taquiner un peu l’accélérateur. 

Same player, shoot again

Nous savons, dans le fond, que la voiture électrique telle qu’elle est actuellement conçue, tout en prétendant proposer une alternative, ne fait que pousser plus loin la perspective ancienne que parcourait déjà la voiture thermique. C’est un peu comme si l’écouteur intra-auriculaire se présentait comme la panacée qui allait sauver nos oreilles de la surdité après des années passées à écouter de la musique à trop fort volume sur des gros casques. En réalité, pour le moment, l’électricité nous propose juste de filer, plus vite encore, et en accélérant plus fort, entre les murs de plus en plus proches de la même impasse. Et on peut renvoyer dos à dos ceux qui l’exècrent parce qu’elle vient remplacer un type de mécanique qu’ils aimaient bien, et ceux qui l’adorent parce qu’elle démultiplie l’offre des hyper-cars, redistribuant les cartes industrielles de la production automobile : de toute façon, au bout de cette impasse, il y a un mur. Et envisager de s’y fracasser plus vite encore n’est pas exactement ce qu’on peut appeler une solution. 

Il y a une voie pour la voiture électrique, mais pour le moment, rares sont les propositions de ce genre qui aient vraiment du sens. On se focalise actuellement sur la voiture parce qu’on fait mine de penser qu’à elle seule elle peut être simultanément le problème et la solution. Si ça lui tombe dessus, c’est parce qu’elle est le symbole de quelque chose qui la dépasse, et de loin : elle est le noyau central d’un mode de vie global qui est, lui, bien plus le problème que la voiture elle-même. Le non-sens d’un certain genre de voiture électrique, c’est de perpétuer le mode de vie qui aura rendu l’électrification des voitures nécessaire. Disons-le simplement : électrifier les automobiles, ne serait-ce que partiellement, n’a de sens que dans le cadre d’un ralentissement global de nos vies. Utiliser cette énergie pour aller encore plus vite, accélérer encore plus fort, c’est faire perdurer ce à quoi nous devrons, tôt ou tard, mettre fin. Le marché est par excellence le réacteur de l’accélération globale : il n’y a absolument aucune raison pour que celui-ci entame une quelconque décélération, et un certain genre d’automobile est le porte-drapeau de ce genre de civilisation dont il est maintenant établi qu’elle n’est pas compatible avec, pardon du peu, la vie. 

Dès lors, on la trouve plutôt chouette, cette e-tron, dans ses peintures de guerre numérique qui semblent la réserver aux paysages virtuels. On aimerait presque qu’il en soit construit quelques exemplaires, qu’on monterait sur vérins au beau milieu d’une salle immense capable de reproduire tous les aspects de la réalité, de façon quasiment inoffensive. On grimperait dedans pour y faire « un tour ». On y éprouverait des plaisirs d’un autre époque, le temps d’une location. Sur ces vérins, on pourrait en fait brancher n’importe quel modèle, de n’importe quelle époque, pour rouler sur n’importe quelle route, de n’importe quel temps. Il y a des plaisirs que, sans interdire, on devra réserver à des espaces virtuels dans lesquels ils seront inoffensifs. Seront-ils pour autant démocratisés ? Rien ne le garantit, car c’est l’objet d’une décision collective, et on sait que l’exclusivité est une part non négligeable d’un certain genre de plaisir. Il va sans dire qu’ici, on plaiderait volontiers en faveur du partage du monde sensible. Mais l’e-tron aurait gagné à n’être que virtuelle. Le monde y aurait aussi gagné en apaisement. On prendra évidemment plaisir à la voir passer, mais c’est un plaisir dont on sait qu’il est, comme les traces lumineuses laissées derrière les bolides de Tron, le vestige de quelque chose qui n’est déjà plus, la vision fantasmée d’un simple passage, suffisamment solide encore, pour qu’on puisse s’y écraser. 

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