Sans arrêt

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Ce monde est devenu tellement orwellien qu’on y partage même des citations d’Orwell qui semblent bien être des gros fakes : on a beau fouiller 1984 dans tous les sens, on n’y trouve nulle part écrit que « en dehors du travail tout sera interdit… Marcher dans les rues, se distraire, chanter, danser…« . Il faut dire que le totalitarisme de 1984 est plus subtil que ça. Ce n’est pas que danser soit interdit. C’est que ça ne se fait pas, parce qu’on a mieux à y faire.

Mais après tout, il est possible que le monde dans lequel nous sommes n’ait pas besoin d’être aussi subtil que celui que construit Orwell dans sa dystopie. Et nous n’avons pas eu besoin d’une quelconque pandémie pour que le message adressé à ceux qui ont besoin de travailler pour vivre soit clair : il faudra accepter de travailler plus longtemps dans la semaine, plus longtemps dans l’année, plus longtemps dans sa vie. Qu’on le veuille; ou non. De gré; ou de force. Qu’il en soit ainsi, pour le bien de ceux qui en tirent bénéfice. Inutile de résister. Ca ne se discutera pas. Et le peu qui n’y est pas encore passé y passera : temps libre, congés, retraite. Le travailleur devra passer par pertes et profits ce qui ne relève ni du travail, ni de la consommation. Disons ça autrement : il devra consacrer son temps à la production de richesses. Puis, quand il en sortira, il devra consacrer le reste de son temps à la production de richesses. Parce que quand on bosse, on crée de la sur-valeur qui ne nous revient pas. Et quand on achète, on verse aussi de la sur-valeur, qu’on perd de nouveau. Bref, notre emploi est rentable. Mais pour quelqu’un d’autre.

Du coup, on serait bien inspiré d’enchanter un peu le temps de travail, car il semblerait que celui-ci soit appelé à constituer ce qu’on appelle « le plus clair de notre temps ». Chantons-donc au travail, puisque c’est tout ce qu’il nous reste !

Ca tombe bien, Iveco nous y invite. Mieux, Iveco met en scène ce que devient le travail quand on y est associé à une bonne grosse bête de somme, à un bestiau de compet’, infatigable, indéfectible, répondant immuablement à l’appel. Mieux qu’un collègue, l’Iveco S-Way semble être le partenaire de vie qu’on aimerait tous avoir. Présent quand il faut se sortir les doigts pour se mettre sérieusement au boulot, il sera aussi à vos côtés lors des petits matins blêmes, sous la pluie, le vent, protecteur de jour comme de nuit. Patient, il attendra sur le parking. Costaud, il tractera tout ce que vous collerez dans le dos. Tantôt nid douillet, tantôt gros bras. Fidèle, avec un clin d’oeil de ses immenses clignotants, il ouvrira sa porte en pleine nuit pour vous accueillir à votre retour de beuverie, et passera la nuit à vos côtés, et ce jusqu’au petit matin d’un nouveau jour passé sur la route à livrer la marchandise qui a été produite par les uns, et qui sera consommée par les autres, et sur la route, il croisera son frère qui, lui, transporte la marchandise fabriquée par les autres pour que les uns la consomment. Et c’est ainsi que se déploie la ronde infinie, de ce cycle éternel ; c’est l’histoire, l’histoire de la vie !

Fabrizio Mari signait il y a un an pour The Box Films un de ces spots dont on ne sait plus si on aime les détester, ou si on déteste les aimer. C’est réalisé avec brio, c’est très bien mené de bout en bout. Casting totalement parfait, car on a les archétypes du rôle de camionneur, mais aussi celles et ceux auxquelles et auxquels on ne s’attendait pas. Et bien sûr que ça nous rapproche de façon terriblement efficace de ce milieu qui nous est pourtant parfaitement étranger, et ce d’autant plus qu’il est évidemment, comme tout ce que touche la pub, complètement idéalisé. Tout ce petit monde semble tellement proche de nous (enfin, de la version très idéalisée de nous-mêmes, en fait) qu’on se dit que, finalement, ils ont la même vie que nous, mais en mieux. Leur maison est, aussi, leur lieu de travail. Leurs collègues sont aussi leurs partenaires de vie. Ils bossent ensemble, mangent ensemble, boivent ensemble, partagent les mêmes salles de bains, les mêmes douches, les mêmes tables de p’tit déj’, les mêmes bars, les mêmes parkings et, donc, les mêmes dortoirs. Chaque matin, le rideau s’ouvre sur un pare-brise derrière lequel se révèle un paysage nouveau. Oh ! Des moutons ! Que rêver de plus beau qu’un S-Way parqué de tout son long dans la brume d’une aire de repos aux abords de l’E-27 ? Y a-t-il plus belle image de la vie ? Si de toute façon le travail est la seule dimension que puisse adopter la vie, alors le plus beau travail est celui qui s’ouvre aux plus beaux et plus nombreux paysages.

Derrière les belles images, le beau son. Et comme on parle de publicité, l’idée est en même temps géniale et bien pourrie : Don’t stop me now, de Queen, chanté à tue-tête par le petit monde des routières et routiers. Ce spot est le fils caché du road-movie et du karaoké. Et bien qu’il ait étrange allure, le gamin ne manque pas de charme. Evidemment, on adhère au projet, tout de suite, et on accompagne sans réserve cette chorale de solistes qui, chacun dans son coin chante les louanges d’un mouvement qui ne s’arrêtera jamais, d’une mécanique infinie qui sans cesse avancera sur son chemin, sans jamais s’arrêter. Et techniquement, on pourra observer comment la chanson est inserée dans l’image, tissée dans le récit, au point qu’on n’arrive plus à savoir si elle est intradiégétique, ou extradiégétique. Chapeau bas, on y va avec des gros sabots, mais ils ont été super bien vernis pour nous en mettre plein les yeux.

Rien n’arrêtera ce mouvement. Rien. Et ce mouvement, vous êtes persuadé en regardant le spot que c’est celui du camion. Hmmm hmmmmm… on aurait donc sous les yeux une publicité pour un camion. Genre, on la regarde et on file chez Iveco s’endetter pour les cinq réincarnations à venir, pour repartir au volant d’un tracteur de 570 cv ? Hhhhmmmmm nan, je ne crois pas qu’on parle de ça. Ce qui ne s’arrêtera pas, c’est le cycle de la production/consommation. Travail/achat. La pub le crie à tue-tête : n’essayez même pas de m’arrêter, je suis sur ma lancée et je suis hors d’atteinte. Le travail ne connaîtra aucune fin, son mouvement se perpétuera éternellement, et il est inutile de nourrir un quelconque espoir d’en sortir : il est inusable, puissant au point d’avoir contaminé l’existence entière. Il est devenu l’unique réalité, la forme même de la vie. Inutile de résister, apprenez les paroles participez au concert de la vie : rien ne vous arrêtera, rien ne vous fera obstacle, vous travaillerez sans cesse, dans la joie, et l’allégresse ! Rembobinez la scène. Et repassez la une seconde fois en ayant en tête ceci : ça ne parle plus d’un camion que rien n’arrête, mais d’un outil de travail qui chante, et qui fait chanter à son partenaire humain une chanson à la gloire d’un travail qui ne s’arrête, carrément, jamais. Sauf évidemment si on a une bonne raison : se soulager, et reprendre des forces, pour reprendre le boulot, et acheter deux trois trucs.

Inutile, finalement, d’interdire de faire autre chose que bosser. Ce monde a des méthodes bien plus fines pour obtenir de nous ce que nous sommes censés faire : il fait en sorte qu’on n’ait rien de mieux à faire, et que ça ne nous vienne même plus à l’esprit. Après tout, ça a plutôt bien marché pour la consommation : nous nous y livrons tous avec joie et bien au-delà du nécessaire. Il ne reste plus qu’à susciter en nous le même enthousiasme pour le travail. Et de toute évidence, nous sommes mûrs pour monter à bord de ce convoi, mettre notre ceinture, engager la première et prendre cette route en beuglant :

Don’t

stop

me

now

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