Enjoy the Silence

In Art, Audi, Audi S1 Hoonitron, Ken Block
Scroll this

« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. »
Blaise Pascal

Faisons preuve d’un peu d’incohérence. On regrettait il y a quelques jours le mutisme des Mercedes-AMG devenues électriques. Alors qu’on n’en a pas encore vu passer « en vrai », on sent déjà grandir sur la mer déjà passablement agitée de nos illusions perdues la vague de nostalgie qui rincera nos conduits auditifs et se déversera sur nos neurones avant de conquérir la totalité du système nerveux lors de la première rencontre dans l’espace public. Les yeux déconnectés du reste du corps soudain sourd et anesthésié devant la mécanique démécanisée, on cherchera en vain des repères esthétiques quand, laissé sans voix devant la créature privée de son propre chant, on verra passer la carrosserie éviscérée de ses propres organes, épave errant tel un spectre aphone fait de métal et de plastoc, vaisseau fantôme flottant sur le bitume comme dans un film muet, plus stérile encore qu’un castrat. Farinelli, lui au moins, chantait encore. Circulez, y a rien à entendre.

Mais, depuis les Cités silencieuses de l’au-delà, casqué, ganté, sanglé dans sa machine aux batteries chargées ras la gueule de megawatts emmagasinés juste pour assurer quelques minutes de show dans un trajet qui va d’un hangar à un tarmac d’aéroport en passant par tout ce qu’une ville peut comporter de terrains de jeu potentiels, avec ses rampes d’accès, ses autoponts, ses voies rapides, ses boulevards se croisant en mode angle droit ou façon rond-point, ses parkings souterrains, ses creux et ses bosses, Ken Block est décidément encore là, à la façon dont peuvent être encore présents ceux qui s’en sont allé tout en demeurant présents, dans les têtes tout d’abord, parce que la pensée peut difficilement se détacher des souvenirs enregistrés et de ce qu’elle imaginait être de futures aventures, et dans les yeux aussi, quand ces disparus qui n’ont en réalité pas tant disparu que ça existent au regard du monde sous la forme d’images enregistrées, certaines déjà vues, d’autres encore inédites, et que régulièrement de nouvelles publications permettent de découvrir cette vie qui, décidément, ne s’est pas encore épuisée de tout ce qu’elle contenait.

L’Acrobate

And I must be an acrobate
to act like
and speak like that

U2; Acrobate

Ainsi Ken Block réapparait, des mois après sa disparition. Privilège des hommes illustres, ils ont plusieurs vies et ressuscitent à intervalles réguliers dans le monde qu’ils ont déserté. Et gros avantage des hommes d’image sur les prophètes : si on croit en ces derniers parce qu’on en interdit tout type de représentation les premiers, eux, se rappellent à nos très bons souvenirs grâce à la banque semble-t-il sans fin de scènes photographiées et filmées dont ils sont les éternels héros. Buster Keaton et Harold Lloyd sont les corps immortels incarnant le mouvement sous la forme de cascades infiniment projetées dans les salles de cinéma. Les acrobaties de Ken Block tourneront en boucle sur nos écrans et nos moniteurs, ses trajectoires laissant derrière elles une trace fantôme comme si les pixels cramés par ses burnouts conservaient la mémoire morte de ses trajectoires à la façon dont la rétine ne parvient pas effacer tout à fait sur les images persistantes qui s’y impriment, écho radar qui imprimé au beau milieu de nos neurones, empreinte de vélociraptor dans la mémoire, queue de comète faite de gomme arrachée aux quatre pneus que la transmission intégrale martyrise dès que la semelle droite de Ken épouse le plancher du petit monstre agile mis entre ses doigts, et sous ses pieds.

On met parfois du temps à comprendre. En 2022 déjà, avant que le rideau se ferme sur la partie du spectacle qui se déroulait de son vivant, il avait envoyé un signal qu’on aurait pu saisir. Mais les changements de paradigme ont parfois besoin de temps pour se frayer un chemin au cœur de nos neurones. Givré par l’habitude, notre univers mental est à ce point densifié qu’il devient imperméable à toute nouvelle forme, hermétique à toute remise en question. Pourtant, au beau milieu du light-show urbain qu’est la ville de Las Vegas, Ken Block avait déjà posé quelques annotations sur ce que pourrait être la partition du chant des bagnoles pour les décennies à venir. Assourdis par le tintamarre des explosions résonnant dans les chambres à combustion et les lignes d’échappement, nous n’y avions entendu que du silence, comme un vide sonore, une absence, un manque.

On aurait dû prêter l’oreille. Mais on était alors atteints de cette surdité qui frappe ceux qui ont trop longtemps fréquenté les lignes de front. Surtout, on aurait pu être un peu plus observateur : depuis les tout premiers gymkhanas, jamais les numéros de haute voltige de Block n’ont eu besoin d’être doublées par la moindre musique ou une quelconque bande son extradiégétique. A Las Vegas, le show inaugurait un nouvel engin, la fameuse Audi S1 Hoonitron. Celle-ci avait l’idée a priori incongrue, vu le genre d’exercice auquel elle était censée être dévolue, de rouler à l’électrique, dans un silence abasourdissant. La tentation a dû être grande de rompre avec le choix du montage en son réel, et de plaquer une playlist punchy sur les images de la bête en mouvement. Pourtant, imperturbablement, la réalisation de Brian Scotto respectait la règle suivie jusque-là, misant tout sur l’armada lumineuse de Las Vegas, qui en fout tellement plein les mirettes qu’on ne se rend pas vraiment compte du silence dans lequel évolue cet engin lui-même haut en couleur.

InAUDIble

Can you hear me?
Can you feel me inside?
Show your love, love
Take it in right (Take it in right)
Take it in right

David Bowie ; Can you hear me ?

Maintenant, les tympans reposés, l’ouïe un peu plus fine, on peut prêter une oreille un peu plus attentive à ce second Electrikhana, cette fois ci organisé et saisi à Mexico, et on peut désormais déceler dans la mise en son de cette expérience des nuances auxquelles on était jusque-là insensibles. Et, tout de suite, on est frappé par une évidence : là où jadis le moteur écrasait tout le spectre sonore de sa tonalité dominatrice, son absence laisse place, non pas au silence, mais à toute une variété acoustique qu’on ne soupçonnait pas. Là où un V8 tonne comme un soliste devant lequel les musiciens s’inclinent et se font discrets, le chuintement électrique fait davantage dans la nuance, se met moins en avant, ne s’affirmant que lorsqu’il faut lâcher les watts. Le résultat, c’est un plus grand contraste entre les moments de pure tension, et les phases d’accalmie, durant lesquelles les masses sont livrées à l’énergie cinétique, lancées comme un projectile à travers l’espace urbain, le plus souvent à la dérive comme si des courants marins surpuissants traversaient en biais les avenues, balayant l’engin sur son passage selon des trajectoires qu’aucun conducteur standard ne saurait provoquer, ni contrôler. Alors, les torsions de la structure, le jeu des suspensions, les micro-ajustements de la direction, les tremblements de tout l’accastillage qui compose la bagnole se lancent dans une improvisation rythmique sur les nappes d’air traversant les appendices aérodynamiques déployés, poupe et proue sifflant dans le flux de l’ouragan qui file de biais sur leurs surfaces lisses tandis que l’engin drifte sur l’asphalte, vecteurs de force partis en live, barycentres totalement cintrés, déjouant les plans des algorithmes les plus perspicaces, tournant dans les calculateurs les plus rapides. Sorry les I.A., ici on est au-delà des calculs balistiques, le sort de l’équipage est suspendu à la sensibilité de la paire de fesses bien calées dans le baquet, seules maîtresses à bord à même de percevoir les forces centrifugeant l’habitacle et, d’un coup de rein accompagnant le coup de pied droit, de reprendre le dessus où, et quand il faut. Alors, la puissance contenue dans la batterie peut s’actualiser d’un coup, traversant de façon tellement rapide les moteurs de chaque train roulant que, à l’échelle humaine on puisse voir ça comme de l’instantanéité pure, le contact se fait entre les bornes de la batterie, réveillant la mécanique comme un défibrillateur redonnerait vie, en l’électrocutant, au cœur de la Belle endormie sur le bitume, inconsciente un instant plus tôt d’être inconsciente de sa propre dérive, muscles et squelette passant en un shoot d’électrons du coma à la plus extrême vigilance, cerveau rebooté en un flash d’électrochoc balancé en dose chirurgicale. Le sifflement caractéristique des rotors répondant au doigt et à l’œil aux calculateurs au garde à vous sous le pied droit de Block grimpe dans les aigus, juste le temps de reprendre le contrôle en s’opposant, de toute la force dont dispose la machine, aux lois de la physique qui l’emmènent droit dans le mur. Dès que la tempête magnétique a fait son oeuvre magique, le silence se fait sur le mouvement, laissant place aux frémissements du carbone, à la stridulation des freins, au hululement des pneus sur la chaussée, caressés par le bitume comme la mèche d’un archet glisse sur la corde pour mieux la faire miauler.

Hello Silence my old friend

I’ve come to talk with you again

Simon & Garfunkel; The Sound of silence

Ce faisant, la S1 Hoonitron indique quelle pourrait être la bande originale des bagnoles du futur. Et ce qu’on va perdre en tonitruance, on pourrait le gagner en subtilité. Nos oreilles vont passer du McDo au grand restaurant. A elles les symphonies pour fibre de carbone et disques en céramique, les quatuors pour architecture 800v, les impromptus pour freins à main hydraulique, les concerts de couinements et chuintements, les duos de flux, les requiems pour pneus lisses. Le moindre cliquetis, la plus courte des giclées de watts, le plus minuscule gravier coincé dans la rainure d’un pneu deviendront partie prenante de la vie sonore de la bagnole. On rêve d’un engin qui sache transmettre ces signaux directement dans les tympans, sans passer par le micro, les haut-parleurs, pire encore par une simulation numérique. On espère plutôt un travail profond sur des passages de roue conçus comme des caisses de résonnance, des trains roulant pensés comme de grosses cordes de basse, des cables haute-tension capables de faire effleurer les flux qui les traversent le long de la cuisse, sous le coude, dans la jante du volant. On songe à un engin dont les forces intérieures seraient palpables comme le sont les ondes baignant une salle de concert.

Ce qu’on voit poindre à l’horizon du spectre sonore, c’est la possibilité d’expériences sensibles d’autant plus contrastées qu’elles nous feront passer du vacarme au calme plat, du déchainement de l’accélération au calme plat d’une translation absolument fluide. Kubrick, dans 2001, fait taire Strauss et Ligetti pour tendre le micro au silence, qui se dresse comme une cathédrale intime au cœur de laquelle on perçoit enfin les signaux infinitésimaux des micro-mouvements de notre âme, résonnant, amplifiés, sur les voûtes de notre empire intérieur. Nolan ne vise dans son Dunkirk que cet instant de suspension durant lequel, planant à la seule force de sa propre vitesse, moteur réduit au silence par l’absence de tout carburant, le Spitfire de Farrier traverse le ciel de part en part, une première fois, d’Est en Ouest, disparait du champ tandis qu’un bombardier allemand vise la jetée sur laquelle les soldats alliés attendent d’être sauvés et, dans le silence de l’atmosphère retenant son souffle, réapparaît soudain dans les oreilles, les tympans percutés par les détonations de ses derniers tirs dans le ciel aveugle, abattant son dernier ennemi le temps d’un combat éclair. On est prêt, alors, à ressentir toute la puissance contenue dans l’image d’un monomoteur aphone traversant, d’ouest en est cette fois-ci, le paysage comme un projectile réduit à sa plus simple expression habite à lui seul l’espace, pur cinétisme zébrant sereinement la rétine, aussi précisément que le fil d’une lame de rasoir, histoire de s’y imprimer. Pas besoin de passer Hans Zimmer dans la radio de bord, inutile d’en rajouter. Une plage et une mer mutiques suffisent à aiguiser en nous une hypersensibilité au moindre frémissement dans la bande passante de l’audible, et à tisser un lien neurologique entre ce presque silence, et la sensation de vitesse.

Il est possible que la bagnole s’arrache de ses propres racines, liées au chemin de fer et au galop des chevaux, pour se tourner vers des références plus aéronautiques ou marines, évoquant davantage la légèreté, le jeu subtil avec les éléments, une forme de souplesse permettant d’être perméable aux forces naturelles. Ce qu’on va perdre en pure brutalité mécanique, on le retrouvera dans le contact retrouvé avec les forces naturelles. Assez étonnamment BMW, cette marque qui résiste tout particulièrement à l’abandon de ses moteurs thermiques, avait bien exploré cette voie, avec des concepts à la peau souple, rompant avec l’aspect « armure » de la carrosserie pour préférer une allure plus souple, plus légère, comme une peau tendue sur la structure. En particulier, le concept Gina menait l’expérience d’une carrosserie constituée comme une toile tendue permettant une allure protéiforme, le déploiement de structures aérodynamiques sans que des appendices se détachent du volume général, l’ouverture de paupières sur les optiques pour que celles-ci n’apparaissent que lorsqu’on les allume, des panneaux de portière dont la surface se trouve dans la continuité absolue de l’aile avant, sans aucune démarcation. Une peau comme la surface des ailes d’un avion, les voiles d’un catamaran, la paroi externe d’un habitat spatial, fine comme une simple couche d’aluminium tendue par la pression atmosphérique.

A Pas feutrés

It feels like I’ve been silent runnin’
Through the infinite pages, I scroll out
Searchin’ for a new world
That waits on the sunrise

I’m silent runnin’

Gorillaz; Silent running

Si Brian Scotto prend soin de laisser au montage les plans montrant la façon dont les terre-pleins mexicains éjectent littéralement la S1 dans les airs dès qu’elle se les prend de travers, c’est précisément pour mettre en scène ce paradoxe : son apparence est massive, resserrée sur son empattement court et ses volumes tassés autour de son poste de conduite, elle conjugue le savant déséquilibre des masses de son ancêtre des années 80, et un profil de toit tiré du premier coupé TT, aux arches de toit pourvues d’un épaulement très marqué au dessus du vitrage, et pourtant elle est en quête de légèreté, parce que c’est le gage de la maniabilité extrême dont a besoin Ken Block pour faire des donuts dans le cirque fermé de nos yeux. Cette légèreté est évidemment relative, dans la mesure où il faut quand même l’embarquer sous forme de batteries, cette puissance, mais le réalisateur cherche aussi à la mettre en évidence, en plaçant la caméra à l’intérieur du chassis, à hauteur des trains roulants, afin qu’on puisse en percevoir le travail mais aussi l’espace dans lequel évoluent ces éléments mécaniques, le faible diamètre des arbres de transmission pourtant soumis à des contraintes délirantes, œuvrant tout en souplesse, comme des roseaux capables d’absorber des forces de torsion démesurées, comparées à leur frêle apparence.

Ken Block laisse un héritage subtil et complexe. Dès le tout premier épisode de cette série de Gymkhanas offerte à une planète parcourue de long en large par une population décidément clouée au sol, son oeuvre s’annonçait paradoxale. Block disposait d’outils semblables à ceux qu’on met entre les mains de nous autres, communs des mortels : un volant, quatre pneus, un pédalier. Pourtant, tout automobiliste qu’il fut il, semblait aspirer à l’élévation, comme si les forces associées des différents modes de propulsion qui lui passèrent sous le pied droit pouvaient l’affranchir, corps et âme, de toute forme de pesanteur. Les acrobates ont le don de conjuguer les puissances les plus antagonistes. La gravité s’opposant à l’apesanteur, le poids luttant contre l’ascension, la maîtrise faisant face à la dérive, le contrôle versus la glissade. Avec pour partenaires de bal Subaru, Ford puis Audi, passant de l’explosion au flux, Ken Block nous en aura mis plein les yeux, au point qu’on n’ait pas été suffisamment attentifs à la révolution qu’il opérait, aussi, dans nos oreilles. Sa dialectique terminale, il l’aura mise en oeuvre en mettant en scène le grand combat entre, à notre droite le bruit, la fureur, l’apocalypse et la guerre et, à notre gauche, le calme après la tempête, le repos du guerrier. La suite des Gymkhanas de Block, c’est Guerre et Paix traduit en langage des pneus.

Quel que soit le point de vue depuis lequel il nous observe, Ken Block doit nous trouver singulièrement lourds, pesants et peu agiles. Et cette inaptitude à l’élévation doit lui sembler d’autant plus étrange que nous persistions à être particulièrement bruyants. Les cieux, et particulièrement le septième d’entre eux, sont nécessairement des royaumes au cœur desquels règne ce qui peut sembler être, au premier abord, un pur silence. Pourtant, si les Jardins d’Eden sont censés donner pleine satisfaction à tous nos sens il est impossible qu’ils ne soignent pas aussi les oreilles. Sans doute faut-il s’aiguiser un peu l’ouïe quand on l’a longtemps maltraitée à force de ne lui proposer aucune subtilité. Alors on redevient sensible à ce qui, auparavant, semblait n’être qu’une absence de sensation. Ce n’est pas qu’on voit des signes partout, c’est qu’on les regarde là où ils se trouvent : Ken Block, en mettant finalement ses moteurs en sourdine, aura préparé la rééducation de nos oreilles. Nous voici prêts pour accueillir des effets esthétiques qui n’existent pas encore. C’est au monde automobile de cultiver notre ouïe. On se trouve au premier jour du monde, encore vierge de tout son, les oreilles grand ouvertes sur un univers dans lequel on manque de repères. Au loin, une Audi S1 exécute des cabrioles dans un espace spécialement créé pour elle. Chacune de ses accélérations produit un chuintement qui permet de vivre à distance ce que son pilote doit éprouver intérieurement. En prêtant l’oreille, on capte peu à peu le travail hydraulique du frein à main, le jeu des suspensions, la dextérité de la direction. Adieu les décibels. Bienvenue dans un monde amplifié.


Le film de Brian Scotto peut être regardé ici :
https://www.youtube.com/watch?v=U4FAqwkn-pc&t=54s

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