American dream

In A6, Advertising, Art, Audi
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Sur un malentendu…

Il y a une règle, en publicité, qu’il vaut mieux respecter, surtout si on compte vendre du rêve : ne pas représenter à l’écran la véritable clientèle ciblée. Ça, je l’ai compris en 1987, devant la campagne publicitaire lançant la 205 Junior. Eddy Mitchell à la musique, jeunes d’opérette avec leurs tenues colorées, mecs fragiles censés protéger les « copines », histoire de pas se les faire piquer par le nouveau venu; j’avais 17 ans, et tout ce que montrait ce spot était à des années lumières de la façon dont je me voyais. Par contre, ça collait exactement à l’idée que se faisaient les jeunes retraités de ce que devait être « un jeune ».

Bref, une publicité bien faite ne montre pas le client. Elle choisira plutôt parmi ces deux options : montrer le fantasme que le véritable client a de lui-même (le jeune pour le vieux, le riche pour le pauvre, le type aventureux pour le mec coincé, le tombeur pour celui qui a mis toute sa virilité dans sa carte gold), ou bien mettre en scène ceux qui regarderont le client, avec envie.

Si jamais on n’est pas convaincu par cette analyse, posons une question simple : est-ce qu’on peut raisonnablement penser qu’Opel a l’intention de vendre des voitures à des hipsters ? Je serais très très tenté de développer là une analyse complète du plan marketing d’Opel mettant en scène cette (soi-disant) jeunesse (soi-disant) virile et (soi-disant) branchée, mais je me détournerais de ma cible du jour, que tout le monde est désormais prêt à contempler. Asseyez-vous, c’est un peu long. Ça nous vient des USA, et c’est conçu par Audi :

Ça vous l’a fait, à vous aussi, le côté « ça devrait être passionnant et, finalement, on trouve ça un peu long ? » On va y revenir. Mais d’abord, reprenons notre bon vieux principe : dans une publicité, particulièrement quand il s’agit de produits dont la valeur est un peu liée au faut qu’elles participent à l’identité de leur client, celui qu’on voit en compagnie de l’objet à vendre n’est pas le client visé. Donc, ici, cet enfant, ce jeune homme, cet homme encore relativement jeune, ce jeune marié, ce jeune père, n’est pas le client visé par Audi.

Si vous n’avez pas une Audi, virgule…

Soyons carrément cyniques deux secondes. Audi n’est pas n’importe quelle marque. Et c’est évidemment, matériellement, l’incarnation même de la maîtrise, de l’efficience, de la rigueur, d’une espèce de puissance qui s’empare des matériaux, des ressources, des énergies, pour en obtenir très exactement ce que la volonté commande. Et c’est bien sûr avant tout de là que vient cette espèce d’autorité qui émane des fameux quatre anneaux. Mais du coup, Audi est aussi la marque prisée par ceux qui veulent associer à eux-même l’image de l’autorité. Et il y a un truc avec l’autorité : ça se partage difficilement. Si vous voulez avoir de l’autorité sur les autres, ça peut être commode de les en priver eux-mêmes. Et il en va évidemment de même avec les symboles d’autorité : si tout le monde les possède, ils sont un peu moins enviables.

Souvenons-nous du slogan du premier Iphone : « Si vous n’avez pas un Iphone, grrrrosssse virrrguuuuuule, et même poiiiiints de suspeeeeeeension appuyés, vous n’avez pas un Iphone ». Prototype de la communication sur les objets premium : on ne communique pas vers les clients, mais vers ceux qui les envieront. Et on leur dit carrément que le produit, il est pas pour eux. Ils pourront en rêver, il devront même le faire, parce que c’est cette envie que le client lira dans leurs yeux qui fera justement de lui, virgule pendant laquelle vous prononcez intérieurement vous-même la suite sans que j’aie besoin de l’écrire, mais je l’écris quand même maintenant que vous l’avez prononcée intérieurement, un client.

Si vous voulez, un jour, je vous ferai un article entier sur l’utilisation de la virgule et des points de suspension dans les pubs Audi, c’est totalement fascinant.

Il est comment, déjà, le héros du spot ?

Alors, reprenons ce long spot Audi, en ayant en tête la recette du bon spot pour un produit premium. Et disons ce que tout le monde a, évidemment, vu : cet enfant, ce jeune homme, cet homme jeune, ce jeune père, est noir. Jusque là, on est dans la description. Mais des publicités mettant en scène des hommes noirs, il y en a plein, et on ne remarque pas forcément le fait qu’ils le soient. Là, on le remarque tout de suite. Et pourquoi le remarque-t-on ? Parce qu’il roule en Audi. Et parce qu’on est dans un monde qui se demande encore si Idris Elba est plus à sa place dans le smoking de James Bond ou dans le corps génétiquement modifié du superméchant de Hobbs & Shaw. Ou plutôt, dans un monde qui a répondu à cette question.

Je surinterprète ? Je me suis suis payé le luxe de faire ce que vous n’allez pas faire, parce ce spot n’est pas très réussi : je l’ai regardé plusieurs fois. Faites-le, vous verrez, tout tourne autour de l’inaccessibilité de la RS6. Tout d’abord parce que la précédente n’était pas vendue sur le marché américain, et l’indisponibilité des modèles RS en Amérique du nord est une vieille et compliquée histoire, faite de grands moments de frustration, ce qui permet au spot de mettre en scène, pour de bon, cette impossibilité de l’acheter tout en ayant bonne conscience. Mais tout comme l’iphone s’adressait à ceux qui ne pouvaient pas l’acheter, Audi met en scène, dès le moment où la RS4 apparaît sur l’écran quatre-tiers de la télé de cet adolescent, l’impossibilité pour lui d’en être le propriétaire. Raison invoquée : « Non available in U.S.A. ». Disons ça autrement :

Ce spot met en scène un jeune homme noir qui regarde une bagnole, et la publicité lui dit « Cette bagnole n’est pas pour toi ».

Calendrier de l’Avant

Creusons davantage. La première Audi qu’on voit dans le spot est une Fox. C’est le nom que portait la 80 première génération sur les marchés nord-américains et australiens, ce qui permet évidemment de jouer un peu sur les mots, et de coller sur le pare-choc avant une plaque personnalisée telle que certains états américains les autorisent. Ainsi, le break Avant de cette petite famille noire s’appelle Foxy, clin d’oeil au nom de la bagnole, mais aussi au Foxy Lady de Jimi Hendrix. La petite famille a les références qu’elle est censée avoir, avec une claire répartition des rôles : les mecs sont branchés bagnoles, et ce dès le plus jeune âge. On ne sera donc pas surpris de voir le gamin, à peine sur pieds, porter un t-shirt rendant hommage aux cinq cylindres mythiques de la marque, reprenant la fameuse séquence de l’allumage, 1 2 4 5 3.

Mine de rien, les t-shirts du gamin nous donnent quelques repères temporels, et c’est presque un jeu de piste à suivre. On sait qu’il fête ses sept ans l’année où l’Audi 90 remporte le championnat IMSA, 1989. Il naît donc au début des années 80, ce qui justifierait presque qu’il porte à trois ans le t-shirt célébrant le mythique cinq cylindre qui surclasse ses concurrents en Classe B, en 1983 et 1984, et aux alentours de sept ans le t-shirt « Race to the clouds » célébrant la participation du coupé Audi à la course de Pikes Peak.

Audi, Avant tout

Mais quand on joue à ce petit jeu des références qui vont parler aux passionnés, on prend peu à peu conscience qu’il y a quelque chose qui cloche dans ce petit récit : cette famille, de génération en génération, n’est pas passionnée par Audi. Elle en est littéralement obsédée. Tout, absolument tout, tourne autour des anneaux. La mère, épargnée par ce phénomène, observe son mari et son fils totalement obnubilés par leur marque fétiche, qu’ils admirent de loin sans pouvoir y accéder. Certes, ils roulent en Audi, mais un modèle modeste des années 70, acheté d’occasion du coup, et transmis de génération en génération. Celles dont ils rêvent vraiment, ils les regardent à la télévision, ils jouent avec des modèles réduits à leur image, ils ont les posters au mur, les t-shirt à leur effigie; ils les approchent parfois, tournant autour d’un modèle exposé au garage Audi du coin (devant la concession, dans laquelle ils n’entrent même pas, ce n’est pas « leur » monde), ou passant sans s’arrêter devant un rassemblement d’Audistes, des rêves plein la tête. On l’avait bien dit : il ne s’agit ici que d’inaccessibilité et de frustration.

Et arrive le jour où le héros de cette histoire accède à son rêve. Et ça ne met pas vraiment fin au malaise. Au contraire, ça le renforce. D’abord parce que cet homme plus tout à fait jeune devient audiste par alliance, puisqu’en fait, ils se marie avec une femme, plus tout à fait jeune non plus, qui fait de la compet’. Du coup, elle l’emmène faire un tour de circuit dans sa S4 et, bien sûr, parce que lui est dans la continuité de son rêve d’enfant, il porte le casque qu’il avait déjà sur le crâne quand, ado, il faisait du kart avec ses copains (oui, c’est physiologiquement peu probable, mais on est dans un conte…). A vrai dire, de la S4 rouge et de cette femme, on ne saurait trop dire laquelle des deux il a épousées. Disons qu’il a pris le pack complet. Si on a un petit malaise pour cet homme, c’est que finalement, il accède à son rêve exactement comme le font ceux qui ne sont pas supposés le faire : comme un footballeur peut devenir complètement obsédé par la richesse qui est devenue la sienne, tant il est conscient qu’en réalité, il n’aurait pas dû y accéder, le héros du spot Audi est d’autant plus attaché à Audi qu’il ne devrait pas rouler en Audi, et encore moins dans un modèle RS. Et c’est bien pour cette raison, ressentie par le spectateur, que le marketing l’a choisi, lui, et pas un autre. Ainsi, tout ce qu’il va vivre de plus important sera connecté, d’une manière ou d’une autre, aux anneaux. Sa demande en mariage ? Derrière le coffre, grand ouvert (le hayon levé faisant visuellement contrepoint de l’ouverture de la boite contenant la bague de fiançailles). Le jour où il accède enfin au volant de la RS, c’est aussi – et du coup c’est accessoirement – le jour de son mariage. Où pleure-t-il la mort de son père ? Où sa propre femme est-elle à deux doigts d’accoucher ? Virgule, vous avez compris.

Evidemment, à raconter l’histoire d’un gars qui aimerait tant avoir une Audi RS sans y accéder on court un risque : tourner un spot dans lequel le produit brillera par son absence. Audi règle la question en insérant dans le montage, en plans de coupe, des visuels tonitruants des différentes RS4 et RS6 s’étant succédées au fil de cette lignée prestigieuse, comme autant de rêves que le héros n’aura pas atteint. Comme si, parallèlement à sa propre histoire s’en écrivait une autre, la grande histoire, à laquelle il n’a pas accès. Quand lui roule dans un joli modèle S4 avec sa petite famille, sa femme en passagère, sa fille cheveux au vent à l’arrière, le monde, lui, profite de modèles RS auxquels lui n’accède pas. On sait bien pourquoi, n’est-ce pas : ces modèles ne sont pas vendus aux USA. Bon sang, mais c’est bien sûr, quelle autre raison pourrait faire que cet homme ne roule pas dans le dernier modèle très haut de gamme de chez Audi ? Points de suspension…

The dream is real…ly a dream

Du coup, les dernières images du spot sont ambiguës : évidemment, tout ceci avait pour but d’annoncer et montrer la nouvelle RS6. Evidemment, le clip ne peut pas se conclure sans nous montrer cet homme à son volant. Mais voila : s’agit-il de la réalité ? Ou bien d’un rêve ? On a déjà été préparé à la réponse plus tôt dans le récit, puisqu’on l’a déjà vu fantasmer la vie qu’il aurait s’il était au volant du modèle de ses rêves, adolescent. Même caresse sur la calandre anneaudisée, même façon de tourner autour de l’engin, presque absent. Surtout, ce n’est pas en famille qu’on le voit dans ce modèle. Il y est seul, alors que dans le récit, il est père de famille, et que sa femme est censée être pilote, et que sa fille a déjà manifesté sa passion pour les Audi de compét’. Notre cerveau n’est pas con, il sait ce que serait le scénario crédible, si cet homme devenait réellement l’heureux propriétaire d’une RS6 : il en jouirait en famille. Si ce n’est pas le cas, nous savons que c’est tout simplement parce que cette image est un rêve.

Et si nous le savons, aussi, c’est parce que nous avons bien appris notre leçon : on ne montre pas la véritable cible commerciale d’une publicité. Il peut y avoir deux raisons pour lesquelles cet homme noir se trouve, en fin de spot, au volant, en plan de coupe du packshot : soit parce qu’il est l’image fantasmée du client type. Et c’est une hypothèse valable, ceux qui accèdent à ce genre de moyens qui permettent de s’offrir ce genre de jouets sont absolument convaincus que, partis de rien, ils ont construit à leur seule force personnelle une telle réussite. Ils aiment donc s’identifier imaginairement à ceux dont on sait qu’ils doivent, vraiment, lutter pour vivre. Et aux USA on sait bien qui est concerné par ce genre de trajectoire. Ou bien cet homme est là parce qu’il est de ceux qui regarderont éternellement d’autres que lui posséder ce dont lui-même rêve tant. Et on sait que cette hypothèse est juste aussi. Tout, dans le spot, va dans cette direction.

Résumons : au moment où la RS6 arrive, enfin, avec tambours et trompettes sur le marché américain, le service marketing local s’est dit qu’il allait communiquer vers le public réel de ce modèle en mettant en scène ceux dont cette clientèle aime être désirée, histoire de dire à cet homme, et à ses semblables « Tu la vois cette voiture ? Eh ben elle n’est pas pour toi ». Et on voit sur qui ça tombe.

Est-on surpris ? Pas vraiment.

Après tout, c’est même l’exacte illustration de ce qu’on appelle, par là, virgule, le rêve américain.

En voici une image :

2 Comments

  1. j’ai lu ce texte étonnant; je n’en suis toujours « parvenu » !

    C’est peut être un peu aussi une sorte de clin d’oeil à l’occasion des 20 ans du « il a la voiture il aura la femme », inversé. Il a la femme il aura….ou pas….la voiture.

    • Je me suis retenu d’analyser outre mesure le personnage féminin, ethniquement un peu indécis, et qui laisse le volant à l’homme dès qu’elle l’a rencontré. Il y a là, aussi, une conception des relations hommes/femmes qui est bien bien traditionnelle, ou pour le dire à l’américaine, conservatrice. Mais on est chez Audi, et cette marque, à l’inverse de Volvo par exemple, surfe sur des conceptions qui sont toujours au bord du réactionnaire.

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