A une époque où l’automobile se cherche un peu, il est peut-être naturel de se retourner vers les classiques, les modèles qui semblent immuables, ceux dont on s’étonnerait pas qu’on nous apprenne qu’ils sont encore produits quelque part, loin, dans un de ces pays où on exploite encore des brevets depuis longtemps révolus du côté aisé de ce monde. Il y a quelques voitures qui, dans l’histoire de l’automobile sont un peu comme ces animaux tellement adaptés à leur milieu qu’ils n’ont pas évolué depuis des millénaires, sans pour autant être dépassés. Malgré les bouleversements de ce monde, rien n’a suffisamment changé pour les rendre obsolètes.
A quoi les reconnaît-on ? Au fait qu’ils sont adaptés à la route, rien que la route, toute la route. C’est à dire, en fait, toutes les routes. Pavés urbains, goudron tout juste lissé d’une autoroute à peine inaugurée, départementales aux accotements meubles, chemins carrossables, tout juste empierrés, chemins carrément creux, dont on sent l’herbe caresser le chassis, routes de montagne, dont on entrevoit les reliefs les plus élevés par le toit ouvrant l’été, qu’on grimpe avec les skis fixés sur le toit l’hiver, corniches méditerranéennes sur lesquelles on cruise en compagnie de limousines aristocratiques et de modèles sportifs muselés par les bouchons, parkings d’hôtels, abords de restaurants où on confie les clés au voiturier, place du village, devant l’église le dimanche. Une voiture, si elle veut traverser le temps, doit être adaptée à toutes les situations. Et si elle tient le coup, elle aura une seconde vie sur un autre continent, où elle rencontrera des conditions de vie encore plus rudes, des températures plus élevées, une atmosphère plus dense parce que constituée, majoritairement, de poussière, des pistes au lieu de route, des passages à gué au lieu de ponts, des ornières, des nids de poule, des projectiles qui atterrissent sur le pare-brise qu’on ne réparera qu’au moment où il s’effondrera sur le tableau de bord, mais aussi de nouveau, des arrêts minute d’aéroport, des parkings d’hôtel et de casinos, des franchissements de fleuve sur ce qu’ici on appelle un bac, et ce qu’ailleurs on désignerait plutôt comme une série de planches posées sur deux pirogues, des réparations de fortune bricolées à grands coups de masse, de chalumeau, de pièces récupérées à droite à gauche dans l’écosystème automobile local. Bref, ces modèles éternels, il faut les chercher parmi les quelques uns qui vécurent une première vie en Europe, puis franchirent la Méditerranée pour passer une retraite plus active encore en Afrique, toutes latitudes confondues, résistant à tous les traitements, à tous les usages, embarquant passagers, et parfois plus que ce pour quoi ils ont été conçus, bagages, marchandises, animaux, et ce bien au-delà de ce que leur carte grise indique.
Ces modèles ne sont pas si nombreux. On laisse de côté les 4×4, qui sont plus à l’aise dans leur seconde vie que dans la première. On pourrait évoquer bon nombre de japonaises, parce qu’elles sont tellement fiables qu’elles sont évidemment prisées sur le marché des véhicules increvables. Nous autres français, nous aimons nous en souvenir, il y a quelques Peugeot qui ont gagné en Afrique de véritables médailles d’indestructibilité. Mais l’équivalent du grand requin blanc dans l’espèce automobile, c’est une berline dont le nom de code est w123. Elle a une étoile en ligne de mire tout au bout du capot, au dessus d’une calandre classique et statutaire. Elle est classique, avec ses trois volumes nettement délimités, son capot long, son coffre qui lui fait concurrence, son habitacle rejeté en arrière par un compartiment moteur imposant, rassurant, statutaire. A tous points de vue, l’impression qu’elle donne, c’est qu’on a vu large en la concevant. Ça se sent dans ses dimensions, et sans doute le regard extrapole-t-il un peu sur ses qualités : si on n’a pas lésiné sur les dimensions, on aura sans doute surdimensionné tout le reste. Bref, on sent tout de suite qu’on en aura pour son argent. Tout est net, proportionné. Surtout, tout a une présence. Tout est incroyablement là. Elle a un regard, elle a un cul, elle a un profil. On peut la regarder sous tous les angles, ça marche. Elle est belle à l’arrêt, mais on peut aussi prendre plaisir à la regarder accélérer, un peu assise sur ses roues arrières, le nez un tout petit peu levé. Tout semble solide, mais rien n’a l’air lourd.
Sans doute apparaît-elle exactement au bon moment : elle est dessinée après l’époque des Simca 1300 et 1500, qui proposait déjà une berline jolie, mais marquée par un style « d’avant », avec des phares rond encastrés dans une calandre simple, comme on le fait sur plein d’autres modèles, et elle est produite avant la voiture vraiment contemporaine, dont la ligne intègre tous les éléments dans un ensemble lisse, qui a souvent un peu moins de caractère. Ici, on est à l’exacte jonction du classique et du moderne. En fait, si on imaginait que ce modèle n’existait pas, et que des designers contemporains devaient proposer une version reborn de la w115, la génération précédente, ils dessineraient sans doute cette w123, tant ses détails nous semblent encore contemporains, particulièrement ses phares intégrés, qui sont en même temps simples et travaillés, et donnent à cette voiture une bonne part de son identité, ou plutôt de ses identités puisque plusieurs versions de ces phares existent, qui donnent à cette Mercedes différentes faciès, différents regards.
Dans toutes ses déclinaisons, plus ou moins fortement motorisées, plus ou moins luxueuses, cette Mercedes n’est pas un modèle parmi d’autres. A vrai dire, c’est LA mercedes, celle qui donne à la marque son identité, celle vers laquelle les concepteurs de la marque se retourneront un jour quand ils en auront marre d’essayer de séduire les pays producteurs de pétrole et les chanteuses de R’n’B. Et comme Mercedes n’est pas n’importe quelle marque, ce modèle pourrait être considéré comme le modèle de tous les autres; non pas une voiture, mais la voiture. Quelque chose qui fait penser à ce qui existait avant que l’automobile soit créée. Et la w123 a quelque chose du bon vieux cheval qui est toujours partant. Solide sans être lourd, élégant sans être précieux, c’est un moyen de déplacement qui attend fidèlement qu’on l’emmène en voyage. Même son intérieur cuir peut faire penser à la fonctionnalité, mais aussi au soin apporté à la confection d’une bonne vieille selle, sans fioriture mais simplement faite comme il le faut, pensée et réalisée pour durer et se faire oublier à l’usage. D’ailleurs, la w123 est une prémonition de ce que deviendront les intérieurs automobiles, parce que son habitacle a du style. Elle est le modèle qui amènera chez Mercedes-Benz ces aérateurs ronds qu’on retrouve aujourd’hui, et un dessin de planche de bord simultanément sobre et stylé, exprimant le confort (cette voiture montre qu’elle est bien équipée, mais sans ostentation), la bourgeoisie (les matériaux apparaissent immédiatement comme qualitatifs et le mobilier est présent sans être intrusif ou tonitruant), et la modernité (rien ne semble venir du passé, les formes, particulièrement dans la partie haute, pourraient nous être contemporaines).
Enfin, si ce modèle a ce petit quelque chose que tant d’autres n’ont pas, c’est parce qu’à avoir accompagné si longtemps les automobilistes, à l’avoir tant vue parcourir nos routes, cette voiture fait partie de notre paysage, elle est une sorte de témoin de l’histoire puisqu’elle était là, avant, et elle est finalement encore là, fidèle au poste. Mais pour être honnête, il faudrait ajouter ceci : cette présence est, aussi, une image rassurante : parce qu’on n’a pas d’anecdote au cours desquelles les conducteurs d’un tel modèle agiraient n’importe comment, manqueraient de respect envers les autres conducteurs, dès lors nous avons un a priori positif sur cette Mercedes, parce qu’elle est paisible sans être insipide, elle est classique sans être passéiste, elle est durable sans provoquer l’ennui. On sait en somme que si on roulait en w123, on ne s’en lasserait pas, on ne chercherait pas à passer à autre chose. Et on sait qu’inversement, cette voiture ne nous laisserait pas tomber.
Dès lors il y a toujours une émotion particulière quand apparaît un de ces modèles dans une fiction.
Cette année, dans un clip de M. Craft (Martin Craft pour les intimes et les connaisseurs) accompagnant son titre Blood Moon, la nuit était percée par les phares d’une w123 dans son jus, dans une ambiance presque mystique, sous une pleine lune rougeâtre qui semblait verser sur la terre une lumière de sang. Il est difficile de dire pourquoi, mais il semble que si on changeait le modèle de la voiture présente sur cette route, on n’aurait plus le même récit, parce que cette Mercedes amène avec elle tout un univers imaginaire, qui participe à la narration, lui donne une certaine couleur ou mieux, une saveur.
Alternativement source de refuge ou d’inquiétude, cette voiture est l’incarnation de tout ce que peut être une berline de cette époque; dans ce mini-métrage réalisé par Antony Langdon, la tension tourne autour de l’automobile, d’une part parce que ses phares éblouissent autant qu’ils éclairent, mais aussi parce que le récit étant temporellement flou, le montage ne semble pas linéaire, au point de dédoubler le personnage principal, qui apparaît simultanément en tant que piéton sur cette route californienne, et conducteur, comme s’il se suivait lui-même au volant, sous cette pleine lune qui révèle et dissimule à la fois. Et ce dédoublement, cette route nocturne fait penser au Lost Highway de David Lynch, dans lequel une autre Mercedes du même modèle tenait, aussi, une place importante.
Musicalement, le piano lancinant fait penser au leitmotiv créé par Clint Mansell pour le Moon de Duncan Jones. Puis le morceau fait son chemin, entre plainte et réconfort, dans une élévation éthérée qui semble planer au dessus d’un brouillard dense. On se dit que finalement, c’est peut-être ça une Mercedes : une berline suffisamment sûre pour qu’on puisse se permettre d’y laisser aller ses états d’âme, un compagnon fidèle qui nous accompagnerait dans nos pires dérives, un outil rassurant qui percera pour nous la noirceur du monde.
Ajoutons, pour les amateurs, que le même musicien, dans un autre de ses clips, évolue de nouveau dans une Mercedes identique, cette fois ci de jour :