En Avant les histoires

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L’histoire des formes suit parfois des méandres surprenants. Ainsi, le « break », qui fût autrefois considéré comme une déclinaison un peu trop populaire de la berline routière bourgeoise, une sorte d’excroissance un peu malvenue mais nécessaire pour certains, qui avaient besoin de ce volume de chargement supplémentaire pour transporter des meubles, ou les produits qu’ils allaient vendre à droite à gauche, cette version un peu utilitaire et dès lors considérée comme un peu trop « prolo » est devenue, avec le temps, la version générique de certains modèles, semblant plus aboutie que la berline dont elle est censée être extrapolée. Ainsi, peu à peu, les versions Avant, apparues en 1983 sur la version C3 de l’Audi 100, ont gagné en prestige, au point d’incarner tout autant que les berlines dont ils sont issus l’esprit des routières Audi.  La première Audi 100 Avant semblait avoir quelque chose à raconter, avec ses formes totalement nouvelles pour une déclinaison « break », sa lunette arrière barrée par un déflecteur aérodynamique, sa ligne particulièrement élancée, moderne. Par la suite, c’est en compagnie des Audi 80 et quelques modèles 200 que ce break va se faire un nom, les Audi 90 et A8 n’ayant jamais eu droit à cet agrandissement. 

Voici donc la version 2018 de cette descendance  (un conseil d’ami, coupez le son) :

Une question en passant : les propriétaires d’Audi écoutent-ils vraiment Nick Kingsley ? Un mythe est-il en train de s’effondrer ?

Bref, la révélation, il y a quelques jours, de l’A6 avant 2018 devrait constituer une sorte d’événement pour ceux qui sont fans d’automobile. Elle le devrait d’autant plus qu’à strictement parler, elle gomme un peu les défauts qu’on peut constater sur la berline, et que j’ai évoqués dans un article précédent détaillant la surabondance de lignes censées gommer le léger embonpoint que prend le volume de la berline par rapport aux générations précédentes. Si c’est en version Avant que ce déluge de lignes passe mieux, c’est parce qu’il n’est pas nécessaire de prolonger tous les épaulements jusqu’à l’extrême limite du coffre, et puis la masse d’un break est visuellement plus évidente à percevoir que celle d’une berline, l’allongement du toit permet de mieux répartir les volumes et cette version de l’A6 semble finalement assez bien équilibrée, et même plutôt élégante avec sa lunette arrière plus inclinée que ne l’était celle de la génération précédente.

Reste cette plaie que sont ces pièces encadrant la lunette arrière, qui ont évidemment un rôle aérodynamique, mais qui parasitent la lecture du volume et de la ligne. Mais on ne peut pas en vouloir à Audi : la plupart des marques sont concernées. Cependant, certaines tentent de faire quelque chose de cette contrainte technique, comme Peugeot sur le 5008, qui prend le parti de faire de cette pièce un élément de style, alors qu’ici, le détail s’ajoute à la ligne véritable de la voiture sans rien lui ajouter, tentant de se faire le plus discret possible sans pourtant pouvoir disparaître tout à fait. 

Il faut donc mettre ce petit détail à part, tout comme il faut faire abstraction de cette tendance à repasser toutes les lignes structurantes au surligneur, au cas où le badaud, dans la rue, n’aurait pas remarqué à quel point elle est dessinée, la bagnole. Par exemple, les prises d’air, à l’avant,  sont déjà significatives par leur taille, surtout pour des prises d’air factices. Mais non contentes d’être là, un peu gigantesquement présentes au regard, leur pourtour est encadré quatre fois, les couches successives du cadre s’empilant sur la face inférieure comme autant de feuilles de matériaux nécessaires pour contenir ce vide qui, en fait, n’en est pas. Autant d’artifice pour donner forme à un artifice ? On est loin de la référence au Bauhaus et à l’esthétique fonctionnaliste jadis revendiquée par la marque dites-moi… On est un peu interrogatif quand une marque censée être à ce point installée veut encore, à ce point, épater le bourgeois. A moins qu’on ait compris que le bourgeois, il aime bien, un peu, épater le prolo et donner dans la surenchère, façon nouveau riche. Bref, mis à part ce détail un poil envahissant, je me disais que tout était fait pour que tout le monde soit bouche bée devant ce break. 

 

Pourtant, on est au bord de l’indifférence. Evidemment, tout est très bien fait. Bien sûr, on ne doute pas qu’on y soit extrêmement bien installé, que les dossiers des sièges doivent s’effacer d’un geste du doigt pour libérer la place nécessaire par le rapatriement de cette petite commode en plexiglas tout droit venue du futur, ou plutôt, tout droit venue du futur tel qu’on l’imaginait dans les années 70, si délicieusement vintage, trouvée en faisant une pause chez un brocanteur, sur le retour des vacances sur la Côte d’Azur. Evidemment, évidemment (ceux qui connaissent les sketchs de Sylvie Joly voient un peu sur quel ton prononcer tout ça…). Bien bien bien. C’est assez étonnant, finalement, cette aptitude à générer, presque, une forme d’ennui alors que tout est une véritable débauche d »ingénierie et de savoir-faire. Frank Zappa, dans ses mémoire, évoquait certains de ses musiciens, virtuoses, mais un peu chiants, un peu trop enthousiastes à l’idée de montrer, sur scène, toute leur dextérité dans des solos parfaits, mais aussi parfaitement soporifiques. Généralement, après leur avoir lancé des regards assassins pendant toute la durée de leur performance, il leur signalait backstage que, pour eux, l’aventure allait s’arrêter là, La perfection technique ne fait pas tout. La qualité se révèle aussi dans un certain nombre de manques, d’incommodités, d’imperfections qui font qu’entre le propriétaire et sa bagnole, un certain nombre de rituels vont s’instaurer, qui vont écrire le rapport particulier que l’un et l’autre vont construire ensemble. 

Eloge de l’imperfection

Et ça, même une deux chevaux en est capable. Parlez à n’importe qui ayant déjà roulé en 2cv, il évoquera des méchants retours de vitre ouverte sur le coude à la portière, du rétroviseur utilisé comme support de vitre, de l’impossibilité d’ouvrir l’aération par temps de pluie sans prendre, aussi, une douche, de la capote qui s’arrache en croisant les semi-remorques les jours de grand vent. Les voitures, par leurs défauts, sont des machines à récits en plus d’être des moyens de transport. En devenant parfaites, les Audi courent au moins deux risques : tout d’abord, quand on les découvre, on se contente finalement de vérifier qu’elles ne déçoivent pas. Mais du coup, on n’a pas, non plus, la chance d’être heureusement surpris. Tout est, simplement, comme il faut. Ensuite et surtout, ces voitures peinent à raconter une histoire. 

J’en étais là dans ma réflexion quand j’ai réalisé qu’il y aurait un moyen assez simple de vérifier que les berlines les plus statutaires, chez Audi, ont du mal à constituer du récit, c’est de vérifier si ces modèles sont souvent choisis au cinéma comme éléments constitutifs du récit, comme aspects significatifs des personnages. Et je me disais qu’on pourrait, pour le cas particulier des breaks, comparer avec la présence cinématographique des productions Volvo au cinéma. 

Je fais un peu exprès de distinguer les breaks, parce que sinon, je vais devoir reconnaître que les Audi ont leur place sur grand écran ; pas seulement les coupés dans le garage de Tony Stark, mais les berlines aussi aux mains de divers héros des productions Europacorp, Transporteur en tête. Mais à vrai dire, autant on pourrait écrire pas mal de choses à propos des films Marvel, autant les Transporteurs , s’ils sont bel et bien diffusés en salle de cinéma, ne peuvent pas vraiment être considérés comme des oeuvres cinématographiques à part entière.  Ajoutons que, malheureusement pour le deal Europacorp/Audi, cette façon de filmer les bagnoles a été mise en oeuvre par BMW dans le projet The Hire, une suite de huit courts-métrages, castant des pointures de la réalisation pour mettre en scène les modèles du début des années 2000, avec Clive Owen au volant. Autant dire que les Transporteurs n’ont rien à proposer de plus, on y trouve même plutôt moins de choses, moins de nuances, moins d’ironie, et moins de véritable mise en scène automobile. Les cascades ne font pas tout malheureusement.

Road-trips

Le cas des versions break est plus intéressant parce que ce sont des formats automobiles qui sont d’emblée cinématographiques, pour au moins deux raisons. D’un côté, elles offrent de bonnes aptitudes techniques au tournage, il y a de la place, on peut avoir du recul, on peut filmer depuis l’extérieur depuis l’arrière, tourner autour, entrer, ressortir par de multiples ouvrants. D’un autre côté, parce qu’elles sont créées pour un usage, elles signifient tout de suite quelque chose à l’écran. Elles installent, tout de suite, une ambiance, un univers. 

Ainsi, dans Le Plein de super d’Alain Cavalier, la Chevrolet Caprice Estate appelle tout de suite au voyage entre potes. Mais si on imagine le même récit en Audi, ça ne fonctionne plus : il y a dans le film de Cavalier une critique de la bourgeoisie installée qui s’accommoderait mal d’une virée en break premium. Ou alors il faudrait que la bande de potes la vole, façon Valseuses. A vrai dire, même en fouillant bien, j’ai trouvé très peu de fictions filmées mettant en scène des Audi Avant. Quelques épisodes de Tatort, la série policière Autricho-allemande, une petite présence dans La Vengeance aux yeux clairs. Voila. 

La présence cinématographique des breaks Volvo est sans comparaison. Tout le monde est capable de citer des films dans lesquels ces modèles font partie du paysage, de l’ambiance générale. Et à chaque fois, le break Volvo, toutes générations confondues, raconte immédiatement quelque chose, ouvre une possibilité, dit quelque chose du passé des personnages, de leur situation présente, de leur état d’esprit, de leur rapport au monde. Evidemment, une Audi Avant, elle aussi, dirait quelque chose. Mais ça se limiterait au propos de cette vieille publicité pour l’Audi 100 : « Il a l’argent, il a le pouvoir, il a une Audi, il aura la femme ». Le parfait portrait du poseur. L’ennui. A partir de là, plus aucun récit n’est possible, c’est l’impasse scénaristique. Tout est figé. Rien de tout ça avec les breaks Volvo, on sait que leur présence ouvre un ensemble de perspectives dans le film. 

S’il y a bien une série dans laquelle les bagnoles sont choisies avec précision, c’est Breaking Bad. Imagine-t-on Walter White rouler en Audi ? Personne ne roule en Audi dans cette série. En revanche, Gus roule en break V70. Et c’est tout simplement le choix parfait. Sans rien dévoiler de l’intrigue, Gus a besoin de discrétion, il se fait un fric fou, il a plus de pouvoir que ce que les hommes les plus ambitieux pourraient espérer. Il est dans un tel contrôle qu’il n’a pas besoin de le manifester par un mode de vie extravagant. Et il a besoin de ne pas le faire. La Volvo constitue pour lui la panoplie automobile idéale, la manifestation d’une respectabilité qui n’exige pas des autres le respect en leur mettant un pistolet sur la tempe ou en les écrasant sous le poids de l’expression de sa puissance. 

Autre grand moment de présence automobile, le magnifique Old Joy de Kelly Richards, qui met en scène un road trip mené entre deux potes en mode rapprochement. La bagnole est à l’exacte intersection de l’embourgeoisement de l’un et de la beat attitude de l’autre. Leurs égarements, leurs hésitations, leur désir de communiquer et par moments leur incapacité à le faire, tout ça trouve dans le break 760 un refuge, un moyen de réaliser. Ici aussi, d’autres modèles n’auraient pas produit le même effet. Et il aurait été tout à fait impossible de mener le même récit en embarquant ces deux amis en Audi Avant. Ils ne seraient pas perdus, il n’auraient pas osé la laisser en lisière de forêt au fin fond de l’Oregon pour aller marcher ensemble un moment. Seul un break Volvo encore dans son jus peut ainsi sembler se trouver dans son élément dans un univers de terre humide, de bois profonds, de routes un peu perdues. 

Mieux, les publicités Volvo peuvent puiser dans la mémoire cinématographique pour aller chercher des images du présent. Ainsi, dans le spot consacré au SUV XC 60, déjà évoquée dans cet article, la marque plagie légèrement une scène de Mommy, de Xavier Dolan, qui plagie lui-même le final grandiose (sans doute le plus grand final de toute l’histoire des séries) de Six feet under, on ne peut pas  ne pas avoir en tête que la fameuse Mommy de Dolan roule elle aussi en break Volvo, et c’est précisément lorsqu’elle conduit son fils qu’a lieu ce grand flash-forward avec Einaudi en toile de fond sonore, dont les méandres de piano ressemblent tant au Breathe me de Sia, qui accompagne le flash-forward de Six feet under, et sont de nouveau évoqués par le Final minutes and the mountains de Dan Romer, qui accompagne la pub Volvo. Evidemment, Claire Fisher ne conduit pas une Volvo, puisqu’après avoir roulé pendant des années en corbillard, c’est en Prius qu’elle embrasse la vie. Mais imaginons une seconde qu’elle ait fait un autre choix automobile, l’imagine-t-on prendre la route au volant d’une Audi Avant, ou la pense-t-on plutôt ouvrir la vitre d’une Volvo pour prendre l’air un moment alors qu’elle se reconnecte avec le présent ? On sait bien que rien de tout ça ne serait possible en Audi. 

Alors. Pourquoi ? 

J’ai une hypothèse : parce que l’Audi invite à l’intériorité, alors que la Volvo est un appel à aller à l’extérieur. L’habitacle d’une Audi est un univers parfait qui fait nécessairement regretter de le quitter, tant tout le reste lui est forcément inférieur. Du moins est-ce ce qu’il veut laisser croire. Une Volvo, au contraire, semble davantage ouverte sur quelque chose d’autre qu’elle même.

On pourrait se dire que c’est dû à son image de bagnole parfaite pour les homeless, Et effectivement, quand Cyril Mennegun choisit une voiture pour y faire dormir l’héroïne de son film, Louise Wimmer, travailleuse pauvre qui passe ses nuits dans sa voiture, il la dote d’un break Volvo V70. Et c’est le partenaire idéal de cette héroïne contemporaine. J’avais aussi évoqué, ailleurs, une publicité pour BforBank qui mettait en scène des personnes qui ne pouvaient pas accéder à ce qu’ils désiraient, par manque d’argent. Dans quel véhicule le jeune couple observe t-il la maison qu’ils ne peuvent pas se payer ? Un break Volvo, immédiatement reconnaissable à ses appuis-tête caractéristiques. Pourtant, ce n’est pas une explication suffisante, car Volvo n’incarne pas seulement la misère, et ce n’est donc pas pour cette seule raison qu’il y a dans ces modèles quelque chose qui aspire à sortir, et de chez soi, et de sa bagnole. 

Tout d’abord, il y a l’origine géographique. Certes, Volvo appartient depuis un moment à une entreprise chinoise, mais la marque reste, dans les esprits, solidement ancrée dans son pays natal, la Suède, avec tout ce que ça suppose de rigueur, tant dans la façon de faire les choses que dans les conditions de vie. On a un peu ça en tête quand on regarde une Volvo, et on n’imagine pas trop les suédois comme des gens qui restent vautrés à regarder Drucker ou Ruquier des dimanches après-midi entiers. Que les Audi viennent d’Allemagne, en revanche, ne provoque rien de particulier, si ce n’est cette sempiternelle impression que ça doit être fait tout à fait correctement, puisque les allemands ont cette réputation de tout faire comme il faut. Ce qui ne provoque pas d’excitation particulière. 

Et puis il y a la communication, évidemment. Volvo prend bien soin, dans ses publicités, de montrer les occupants de ses voitures demeurant en relation avec le monde extérieur. Ils évoluent toujours dans des environnements qui donnent envie de les regarder, qu’ils soient urbains ou naturels, on roule volontiers fenêtres ouvertes, alors qu’on se demande si les vitres des Audi peuvent s’ouvrir, et si elles le peuvent, on se demande à quoi peut bien servir cette possibilité. Et on utilise sa Volvo le matin, tôt, pour aller en pleine nature faire, du kayak, se promener en vélo, surfer ou bien pêcher. Et ce y compris si on habite au sommet d’une tour. Là aussi, il y a de façon permanente chez Volvo une volonté de parler de ce que les propriétaires vivent à l’extérieur de leur voiture, de faire référence à un « ailleurs » de la voiture. J’ai beau écumer les publicités Audi, on n’y trouve rien de tel, à l’exception de ceci : on y fait parfois référence aux sacrifices professionnels qu’ils faut accepter pour avoir les moyens de se payer une Audi. Le récit d’une vie passée à faire autre chose que vivre. Alors que :

Il y a là deux conceptions de la bagnole : l’une voit dans la machine une fin en soi, un but à atteindre qu’on ne quitte plus une fois qu’on y a accédé. L’autre envisage l’auto comme un moyen, un media qui permet de faire quelque chose d’autre que de la bagnole. Aucune de ces deux conceptions n’annule l’autre. Elles coexistent manifestement. Ça ne signifie pas qu’elles aient le même avenir, ni la même valeur. Ce qui est sûr, c’est qu’elles n’ont pas la même histoire, puisque l’une des deux n’en a, on l’a vu, aucune. Il y a peut-être un problème, chez Audi, du moins sur les véhicules de cette gamme, à produire des objets qui semblent voués à ne pas laisser de trace mémorielle de leur passage dans la vie des gens. Il est problématique de prétendre être à ce point important tout en demeurant à ce point anodin. Si c’était l’effet d’une forme de modestie, on applaudirait sans doute, mais on sait bien que la modestie n’est pas ce qui caractérise en premier lieu l’univers Audi. Peut-être est-ce dû à une forme de subjectivité de ma part, mais on l’aura remarqué, un des soucis avec Audi, c’est que finalement, les modèles les plus courants de cette marque donnent une puissante envie de parler d’autre chose.

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