Trailer Park

In Advertising, Art, Bugatti, Chiron
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Here we are now, entertain us


Nirvana ; Smells like teen spirit

De quoi l’Amérique est-elle le nom ?

Il y aurait pas mal de réponses possibles à cette question. Mais s’il y a bien un événement qui synthétise en lui l’identité états-unienne, c’est la finale du Super Bowl. Parce que malgré tout ce qui gravite autour et au beau milieu, c’est encore, un peu, du sport ; mais c’est aussi tout ce qui gravite autour, et ces éléments satellitaires s’imposent pile poil au beau milieu, à mi-chemin du début et de la fin, au moment où le match s’arrête pour laisser la place à un cocktail dont les ingrédients sont une bonne grosse dose de commercials mitonnés exprès pour l’occasion, et une énorme rasade de pur entertainment. Et sur le continent nord américain, on tient là les ingrédients de ce qu’on appelle, tout simplement, la vie. Car l’Amérique est le nom qu’on donne à l’American way of life.

A vrai dire, on n’en est même plus au stade publicitaire. Parce qu’à strictement parler on n’a plus vraiment besoin qu’on nous incite à boire du Pepsi et on peut raisonnablement penser que la planète entière est au courant de l’existence de cette boisson. En réalité, le spectacle publicitaire du halftime ne fait pas la promotion de tel ou tel produit ou marque, il fait la promotion de la consommation elle-même, comme principe de vie, comme mécanisme vital. Il n’est donc pas très étonnant que le spectacle musical qui sert d’intermède à cette finale puisse être considéré, lui aussi, comme une incitation à une consommation sans fin.

Et le mieux, pour qu’on consomme sans fin, c’est de nous montrer des Dieux qui n’ont absolument aucune limite dans leur propre absorption d’objets tous plus hyper-chers les uns que les autres. Deux années de limitations étant passées par là, qui nous ont un peu éloignés de cet appétit, de cette soif permanente qui alimente en retour ce monde, pour nous redonner du coeur à l’ouvrage et nous pousser à dégainer cartes bleues et modes de paiement sans contact, c’est une équipe de cinq super-héros du consumérisme qui débarque cette année pour nous occuper les yeux, les oreilles et l’esprit, pour nous rafraichir la mémoire quant aux véritables valeurs qui mènent le monde.

Cinq stars du rap. Rien que ça. Ou comment unifier la totalité du peuple américain autour du Dieu Marchandise. Parce que le rap, aux USA, c’est l’alliance des milliardaires et de la rue. C’est la promesse de pouvoir transformer la galère en or. Et, en découvrant le line-up de ce show, le bagnolard qui sommeille un peu tout le temps en soi se dit que si ces cinq là tiennent le devant de l’affiche, il devrait y avoir quelques belles mécaniques à reluquer, entre autres joyeusetés généralement proposées par ce genre de mise en scène.

Et en regardant le premier trailer de ce show, on n’est clairement pas déçu : Pepsi a mis les petits plats dans les grands pour nous inviter à cette messe. D’abord parce que le casting ressemble à ce qui se passerait si soudain Marvel et DC Comics arrivaient à se mettre d’accord pour que Captain America fasse équipe avec Superman, pour que Black Widow rencontre Wonder Woman, pour que le Dr Banner casse son contrat avec Stark Industries et rejoigne Wayne-Corp. Imaginons Hulk et La Chose détruisant tout sur leur passage en commun, bref, les Avengers et la League of Justice oeuvrant main dans la main, capes et armures mêlées, déesses et demi-dieux unis comme un seul être, en concurrence certes sans doute mais ensemble à l’écran. On nous inviterait à regarder ça, on y jetterait sans doute au moins un coup d’oeil.

Alors quand, d’un texto, Dr. Dre invite Eminem, Mary J. Blige, Kendrick Lamar et Snoop Dogg, ces quatre fantastiques reçoivent le message avec la même excitation que Peter Parker se faisant textoter par Tony Stark de le rejoindre vite fait sur le tarmac d’un aéroport pour venir sauver le monde, ou Robin discernant dans le ciel nuageux de Gotham le Bat-signal projeté par un Bruce Wayne ayant soudain besoin d’aide.

Et ils répondent à l’appel, évidemment.

Ce qui est plus intéressant, dans ce trailer, c’est qu’il permet de saisir ce qui lie mystérieusement bagnoles et rap, et ce au-delà du simple déballage de fric auquel l’industrie du spectacle américaine nous a habitués. On ne prétendra pas avoir totalement discerné la totalité des raisons qui font que la plupart des clips de ce genre semblent nourrir la secrète intention d’organiser à eux seuls un véritable salon de l’auto. Mais quelque chose, ici, paraît un peu signifiant. Mettons de côté le cas un peu particulier de Mary J Blige, ici présentée en duo avec une Bugatti Chiron avec laquelle elle est, mine de rien, bien assortie. Passons sur le fait que cette légende soit censée avoir mon âge, et qu’elle ait l’air d’avoir celui de mes étudiantes. Passons aussi sur le fait que les performances de l’automobile qu’elle conduit dans cette bande annonce soient un léger cran au-dessus de ce qu’elle doit être susceptible de maîtriser (n’y voyez pas un propos sexiste : il en va de même pour l’écrasante majorité de la population humaine, hommes et femmes confondus). Ce qui paraît plus intéressant, c’est que tout en tissant la légende des cinq figures mondialisées du rap, et ce sous des formes toutes plus grandiloquentes que les autres, pour deux d’entre elles, les deux qui à vrai dire sont plus que les autres caractérisés par l’écriture de leurs textes, la mise en scène prend soin de les montrer au travail, c’est à dire confrontés aux mots qu’ils tissent comme d’autres croisent les fibres de carbone afin de constituer petit à petit la texture de leurs explicit lyrics.

Eminem et Kendrick Lamar, en effet, sont avant tout des écrivains. On retient souvent l’aptitude d’Eminem à prononcer son propos extrêmement rapidement, comme dans une urgence ou une course folle, et il y a une sorte de parallèle qu’on pourrait tisser entre son débit vocal et l’aptitude du W16 Bugatti à monter dans les tours pour aller chercher la performance ultime. Mais comme il faut bien tout d’abord forger les pistons, les mots d’Eminem doivent bien être choisis, poncés, usinés pour s’emboîter les uns dans les autres et, peu à peu, faire sens. Et c’est dans l’atelier de montage qu’on peut voir Slim Shady face à son alias, Marshall Bruce Mathers – à moins que ce soit le contraire – tous deux debout face au mur de leurs propres mots, manipulant les pièces de leur langage comme on choisit les éléments d’une mécanique pour les associer au mieux, leur donner quelque chose à dire de beau, d’harmonieux, de puissant. Il y a là un lieu commun au rap et à l’automobile : dans ces deux univers, tout commence par l’établi, sur le banc de montage, à l’atelier ; car finalement, tout n’est que question d’ajustement, et d’assemblage.

Même musique avec Kendrick Lamar. D’ailleurs, si Humble, que le trailer du Super Bowl réinvestit, est bien un de ses tubes, il est sans doute celui des cinq titres featurant dans ce spot qui sera le plus difficilement identifié par le spectateur lambda. C’est que la reconnaissance de Kendrick Lamar se situe plus haut dans la hiérarchie, elle vient des connaisseurs, de ceux qui écoutent vraiment, et vont jusqu’à lire ce que ce rappeur écrit. Ainsi, de ce club des cinq, il est le seul à avoir reçu un prix Pulitzer, son album Damn étant considéré comme un témoignage, un portrait aussi saisissant qu’une série de photographies, de la vie des afro-américains du début du 21e siècle. Reconnaissant ce que le rythme, la scansion, la puissance des assonances, des allitérations, ces rouages classiques de la littérature en général, et de sa forme la plus pure, la poésie, apportent à la précision de cette peinture, ce prix salue aussi la façon dont Kendrick Lamar parvient à faire quelque chose d’extraordinaire avec la langue ordinaire du quotidien, agençant les mots, les expressions, les images passées, d’habitude, inaperçues, pour que soudain on en perçoive le potentiel caché. Exactement comme un passionné peut concocter dans un coin de son garage un sleeper, une de ces automobiles banales auxquelles on n’ajoute rien qui puisse permettre de les distinguer, à ceci près qu’on en soigne la mécanique au point qu’elles soient capables de laisser sur place la plupart des engins prétendant tapageusement atteindre les performances les plus élevées. Ainsi va le rap : son oeuvre consiste à mettre en lumière l’oeuvre courante, quotidienne, banale et commune de la langue populaire, tirer du flot du bavardage ce qui va soudain dresser l’oreille, aiguiser le sens des mots.

Alors, forcément, les extravagances de Snoop Dogg, au volant de son cabriolet customisé, sautillant au rythme de ses suspensions pilotées pour donner à son low-rider l’allure d’une bagnole de dessin animé, l’outrance de son comportement, montrent à quel point le rap peut se répandre aux quatre coins cardinaux du goût et du réalisme. Si Kendrick Lamar a les deux pieds plantés dans le réel, ça fait belle lurette que Snoop Dogg est passé, lui, dans un au-delà qui est teeeellement au-delà de tout, qu’on ne sait même plus au-delà de quoi il se situe. Il est parti loin, très loin. Pour un peu, à le voir s’éclater ainsi au milieu d’une parade de bagnoles toutes plus délirantes les unes que les autres, on pourrait penser qu’il est mort, et qu’on contemple son âme s’épanouissant dans un paradis qui lui aurait été tout spécialement dédié. Et d’une certaine façon, c’est bien ce que nous regardons, de très très loin.

Finalement, deux seules bagnoles dans ce spot. Dr. Dre pratique le covoiturage de luxe en compagnie de Snoop Dog, Eminem se déplace en jet privé. Quant à Kendrick Lamar, c’est en vélo qu’il arrive près du Sofi Stadium de Inglewood. Ici encore, on voit à quel point l’univers du rap, aux USA, ratisse large. On en prend plein les yeux, alors qu’on ne contemple encore que la vitrine du magasin. Il en va des images comme du son : derrière les cinq titres qui sont autant de tubes mondialement connus, il y a des œuvres en pagaille, des heures et des heures d’écoute, d’histoires racontées, de montages sonores et, donc d’écriture. Tout comme derrière le cabriolet customisé de Snoop Dog et la Bugatti Chiron de Mary J Blige, il y a des trésors d’ingénierie d’un côté, d’artisanat de l’autre, des milliers d’heures de boulot dans les deux cas.

On le disait pour commencer : il y a dans les performances de ce genre quelque chose qui ne peut qu’être l’image fidèle d’un continent qui n’est rien d’autre qu’une société du spectacle à lui tout seul, pour les yeux du monde entier. Le 13 février, pendant que l’Amérique vivra une de ces grandes expériences dont cette culture a le secret, de l’ancien côté de l’Atlantique, nous autres, devant nos écrans comme des gamins devant la vitrine des magasins de jouets, nous serons ses spectateurs. L’Amérique fait. Nous, nous la regardons faire.

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