Regarde la Lune

In Art, Movies, Tibor Glage
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Tous les dimanche à la Messe, les catholiques, prononçant leur Credo, disent entre autres « Je crois à la résurrection de la chair ». On se demande parfois si, à la façon dont les grandes divas peuvent susciter des adulations proches d’un véritable culte, Lamborghini ne pourrait pas faire l’objet un jour d’une religion à part entière ; et à vrai dire, on a parfois l’intuition que ce jour est déjà advenu. Parce que l’automobile vit sans doute une période charnière entre deux ères de sa propre histoire, et qu’il n’est pas rare dans ce genre de transition qu’on se retourne dans le passé pour en faire le bilan et qu’on sorte de l’album de famille les hauts faits, les épisodes particulièrement glorieux afin de les célébrer, il n’est pas étonnant que chez Lambo, ces temps ci, on s’y connaisse plutôt bien, en résurrections.

Ainsi, il y a déjà cinq moins, la Countach, qu’on croyait définitivement vouée aux musées et aux livres lui rendant hommage, réapparaissait, transfigurée par le temps, reconnaissable et pourtant pas tout à fait identique, un peu moins extraterrestre, éloquente, pas aussi brutale que pouvait l’être son ancêtre. La grande différence en fait, c’est que la nouvelle est, précisément, une nouvelle Countach. Alors que la Countach n’était pas une nouvelle version de quelque chose d’autre qu’elle-même, qui lui aurait préexisté. Et si Marcello Gandini a tenu, lors de la présentation de cette nouvelle LP1 800-4, à déclarer publiquement qu’il n’avait strictement rien à voir avec ce projet, (dans des termes qui avaient été repris par le site Lignes/auto), c’est précisément parce que lui-même essayait justement de ne pas faire ce que fait ici Lambo : resservir un plat réchauffé, et par là même, le dénaturer. C’est là la caractéristique des génies : ils sont les premiers dans leur genre, ils ne suivent pas de règles préalables ; ils sont, et ils font. Et en faisant, ils indiquent ce que les autres feront. Ainsi, à Sant’Agata, en 2021, on en est encore à faire les choses selon des règles définies au début des années 70, comme si depuis le paradigme esthétique de Lamborghini était resté intact, inamovible. Comme si on n’avait pas eu depuis, vraiment, d’idée radicalement nouvelle.

Lors de sa révélation, on avait découvert un petit film qui tissait le lien entre l’originelle et sa réincarnation contemporaine, délaissant celle-ci pour rendre hommage à celle-là. Ce micro-film était l’œuvre d’un réalisateur dont je me demande moi-même comment j’ai pu réussir, jusqu’à aujourd’hui, à ne pas l’évoquer une seule fois, tant je regarde, souvent ses microfilms avec un plaisir non dissimulé, tant ils sont, à chaque fois, des trésors de maîtrise visuelle, de prise en main technique, de pertinence dans la construction des univers, tant ils sont efficaces dans leur représentation de la vitesse, de la puissance, de la sauvagerie se déployant sous les capots, traversant les transmissions pour aller soumettre les trains roulant au martyre, les exécutant sur place dans la fumée et l’odeur de caoutchouc cramé. Tibor Glage, réalisateur allemand, est vraiment spécialisé dans la mise en scène des bagnoles. Ne comptez pas trop sur lui pour vous les montrer dans ce qui pourrait être envisagé comme « la vie de tous les jours ». Tibor Glage hisse l’automobile au rang de mythe. Il fait de ces puissances mécaniques des forces divines, des héros tels que l’Antiquité pouvait en concevoir, en créer, dont on récitait les aventures quasi par coeur au point de vivre en leur compagnie, d’en entrevoir la présence dans tel phénomène naturel, de croire les avoir discernés lors d’un événement extraordinaire, d’avoir ressenti leur force au moment d’une action particulière. Il faut se faire à l’idée que l’effet que jadis un Grec pouvait ressentir alors qu’il entendait prononcer les paroles qui reconstituaient en son esprit les exploits d’Achille, nous l’éprouvons nous aussi encore, quand décolle une fusée, ou lorsque vrombit un V10 dont les résonnances martèlent l’espace au point de nous ébranler intérieurement, de nous couper les jambes, de nous laisser là presque vidés de notre substance, à moitié séduits, à moitié terrorisés. Les romains avaient un nom pour ce mélange d’irrésistible attraction et de profonde répulsion : la fascination. On reviendra un jour sur ce mot, qui a quelque chose à voir, aussi, avec la puissance. Pour le meilleur, et pour le pire.

Ce spot, qui célébrait la mémoire rafraichie de la déesse Countach, était déjà un trésor de puissance. Soudain, on se rendait compte qu’un réalisateur était capable de produire, à l’intérieur de notre crâne, et sans doute un peu partout ailleurs dans notre corps, une version ultra amplifiée de ce petit effet sympathique que génère la coiffeuse quand, à la fin du shampoing, elle nous prodigue un massage du cuir chevelu, pour nous détendre (oui, oui, on dit « détendre » alors qu’en fait… bon; bref). Et dans cette réalisation, Tibor Glage montrait déjà une des qualités qui lui sont spécifiques : le sens du rythme. Chez lui, les relations entre le son, l’image, le mouvement, et la musique, sont toujours millimétrées, et permettent d’accompagner les sensations ressenties pour les faire grandir dans le spectateur, sous forme d’ondes qui le traversent de part en part, qui mobilisent toutes les dimensions de son corps, de son esprit, pour les faire converger vers une forme de plaisir très particuliere, mobilisant ses souvenirs passés, ses sensations présentes, et son aspiration à vivre, encore, d’autres émotions fortes. Bref, à la façon dont peuvent le faire certaines automobiles, Tibor Glage a l’art de nous transporter :

Mais voici qu’à la faveur d’un projet promotionnel sur lequel Lamborghini nous entretient un petit suspens ces derniers temps, le réalisateur dévoile une version Director’s cut de son film, allongé de quelques plans supplémentaires, monté selon un ordre nouveau, accompagné surtout d’une musique qui modifie totalement la perception qu’on a des images, et de l’engin sidérant qui s’y déplace. Soudain, l’univers de la Countach est marqué par la nostalgie de l’enfance perdue, par le souvenir de voix féminines chaleureuses qui pourraient celles d’une mère, ou d’une tante, ou d’une bonne fée protectrice qui se serait penchée sur notre berceau pour nous accompagner dans ce monde de brutes, par la sérénité d’un mouvement ample, perçu au ralenti, dénué de toute forme d’angoisse, par cet immense sentiment de confiance qu’on peut éprouver, enfant, quand on se sait accompagné de la puissance protectrice d’un parent, d’un animal mythique dévoué, ou d’une machine qui se tiendrait là, fidèle, pour servir de rempart contre tout ce que le monde peut contenir de contrariété, une force tellement hors normes que, quoi qu’il arrive, rien ne puisse nous arriver, sauf le bonheur.

En bande originale, une chanson de Milva, une chanteuse italienne qui nous fait penser, dans sa tessiture, dans le fin vibrato qui anime ses notes tenues un peu plus longtemps, , et dans la langueur de son phrasé, à la chaleur des soirées d’été dans les villes du Sud, passées sur les terrasses à déguster un chianti tout en discutant de choses sans importance, et donc primordiales à la mélancolie souriante d’une Dalida, pour prendre une référence plus connue de ce côté ci des Alpes. Guarda che Luna nous dit Milva. Regarde la Lune. Etrange conseil, dans la mesure où on aurait plutôt le regard rivé à un mètre du sol, altitude où culmine le toit du bolide. En fait, le message fait écho à la petite opération de communication qu’entretient Lamborghini, autour d’une proposition purement virtuelle, consistant probablement à proposer aux enchères un modèle numérique comme le fit récemment Alpine, afin de proposer du design digital, réservé à ceux qui négocient leurs achats virtuels en cryptomonnaies. Signe des temps : la Countach New Gen’ est vouée à être la dernière de son genre. Comme si la nature, au moment de solder le règne animal sur une planète frappée, cette fois ci, non pas par une comète, mais par la forme la plus évoluée de la vie qu’elle héberge, ressortait des profondeurs les dinosaures, histoire de finir l’histoire en beauté.

Un vélociraptor traversant en mode furtif la Terre dévastée, au son d’une musique évoquant la Dolce Vita. Une belle image, toute en contraste, pour fermer le rideau d’un siècle et des poussières de prouesses mécaniques, de déraison cinétique, de passion automobile. La nuit tombe. On lève les yeux. Dans le ciel malgré tout, la Lune telle un projecteur longue portée, nous éclaire. Nous sommes, décidément, illuminés.

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