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In Apocalypse, Bien commun
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On n’a pas trop la tête à ça en ce moment, n’est-ce pas ?

Et on se voit mal faire comme si de rien n’était, baisser le pare-soleil pour ne pas être ébloui par le soleil noir de l’époque, mettre le contact et sortir, quand même ce serait dans l’espace clos et étanche de l’habitacle pour sortir, sans sortir. On pourrait certes rouler pour rouler, n’ouvrir la portière que dans l’espace privé du garage, comme si c’était un sas d’étanchéité. Mais si ça ne nous vient pas à l’esprit, c’est sans doute qu’on a compris que cet épisode viral est en réalité plus qu’une simple épidémie. C’est un changement plus radical qu’il n’en a l’air dans les termes du contrat passé entre les hommes et le monde dans lequel ils vivent.

De fait, les bagnoles ces jours ci, restent au garage. L’heure est à la suspension de, en gros, tout. Personne ne sait de quoi les mois prochains seront faits, et cette ignorance est telle qu’il est même envisageable que tout ce dont nous sommes momentanément coupés reprenne de plus belle. Ou pas. On n’en sait rien, et l’automobiliste n’est pas une exception dans le paysage mondial. A quelques exceptions près, qui sont peut-être pour quelque chose dans le sort de tous les autres, les humains sont ramenés à leur condition commune. Un peu fragiles, un peu démunis face à ce que ça signifie, d’être un vivant constitué de cellules, et de voir ces cellules contactées par d’autres êtres vivants, pas forcément très bien intentionnés. Ou d’autant plus flippants qu’ils ne sont, en fait, absolument pas intentionnés. Le passionné de mécanique, lui, regarde soudain son corps comme une machine dans laquelle un grain de sable biologique peut à lui seul tout foutre en l’air. Si on pouvait, on passerait volontiers un contrôle technique chaque matin, histoire d’être sûr. A côté d’un corps humain, un V8 Jaguar des années 90 paraîtrait aujourd’hui presque fiable.

Mais aujourd’hui, même le meilleur moteur du monde paraîtrait un peu dérisoire, un peu inutile dans un monde où chacun est voué à rester cloîtré à la maison. On sent bien qu’il y aurait quelque chose d’obscène dans l’exposition d’une puissance mécanique qui ne peut strictement rien contre ce qui aujourd’hui importe vraiment. On a beau pouvoir abattre le 0 à 100 en à peine 2 secondes, on est de toute façon cloué sur place par le confinement. Et après ? Après, les choses reprendront leur cours, évidemment, mais il restera dans un coin des crânes cette intuition, de plus en plus prégnante, qu’il y a des quêtes de puissance et des démonstrations de force qui appartiennent désormais au passé. Il y aura des survivances évidemment, et des rechutes, un temps de latence et d’hésitation, comme quand on fait une deuxième fois le tour d’un rond-point, pour se donner le temps de décider de la route à suivre. Mais ce sevrage est une première expérience de séparation avec un grand nombre d’habitudes; et la voiture en fait partie. Qu’on le veuille, ou non.

Si je me suis dit, un jour, que j’allais ouvrir ce blog, c’est précisément parce que je sentais cette fin de l’histoire automobile arriver depuis longtemps. Ça ne veut pas dire qu’il ne va plus rien se passer, mais que ce qui va se passer désormais ne sera plus de la même nature que ce qui a constitué jusque là cette histoire. La voiture va devenir un peu comme la malle du Moyen-âge. Celle-ci, en ce temps là, était l’objet central de la vie de ceux qui vivaient en itinérance, et emmenaient avec eux leurs objets personnels ; il fallait donc pour cela pouvoir les entreposer dans un contenant déplaçable. Et puis tout le monde s’est davantage sédentarisé, et la malle est devenue un objet de plus en plus détaché de sa fonction originelle, jusqu’à ne plus être contemplée que comme un simple signe, une forme évoquant quelque chose qui a depuis longtemps disparu. Un jour, l’automobile sera un peu ça aussi. Un simple signe, vestige d’un mode de vie avec lequel on aura rompu. On se déplacera encore, on roulera sans doute toujours, mais ça ne sera plus le centre de l’existence de personne même si on s’y intéressera encore, même si on évoquera encore l’expérience singulière que fut la conduite. Et il y aura une période, longue, pendant laquelle on se remémorera ces sensations, et le sens que ça avait, jadis, de prendre la route.

La conduite deviendra un pur exercice de méditation, une plongée dans les souvenirs.

Cette période que nous traversons, cette rupture de contrat avec la vie habituelle, dont la durée est pour le moins indéterminée, on peut l’envisager comme une préparation à ce qui viendra.

Et déjà, des voix interviennent pour rappeler l’ordre des choses, l’échelle des priorités, et placer au premier plan ce qui doit importer le plus. Frédéric Vasseur, par exemple, patron de l’écurie de Formule 1 Alfa Romeo, interviewé il y a quelques jours à propos du décalage dans le temps du calendrier des courses cette année :  » il ne faut pas se focaliser sur nous. On n’est pas le centre du monde, le nombril de l’activité industrielle mondiale (…)  Sans être méchant, on (la F1, ndlr) ne sert pas à grand-chose pour la société non plus. Il y a un petit côté technologique que l’on essaie de développer, et il y a le loisir, mais on n’est pas non plus le centre du monde et aujourd’hui il y a d’autres préoccupations. Il faut aussi savoir mettre ce que l’on fait en perspective, par rapport à ce qui se passe autour de nous. Il y a aussi un minimum de décence à avoir. Quand il y a des gens malades ou durement affectés, ce n’est peut-être pas le moment d’aller faire des ronds avec une voiture… Il faut juste savoir être à sa place.  »

Ce qui est étonnant, c’est qu’on puisse être étonné par une telle prise de position. Et si on la trouve inattendue, c’est peut-être qu’on a perdu le sens de ce qui va de soi. Evidemment, le job de Frédéric Vasseur, c’est quand même de supposer qu’ensuite, ça reprendra. Or nous ne pouvons pas traverser ce temps paradoxal, qui est en même temps une crise, une trêve, sans se demander s’il faut vraiment que tout reprenne, s’il est absolument nécessaire qu’on consacre encore tant de moyens pour quelque chose dont on peut si facilement se passer.

Les voitures sont au garage, sous la bâche, garées dans la rue, en bas de l’immeuble. Confinées, elles aussi, au chômage technique. On leur jette un coup d’œil lors des rares sorties, et on les regarde déjà un peu autrement. Elles ont de l’allure, comme ces objets d’un temps révolu qu’on garde par nostalgie, par fidélité aussi. Parce qu’on les personnifie un peu, on a un peu de peine pour elle, car on a l’impression qu’elles s’ennuient plus que nous encore, et qu’elles s’attendent au pire. On n’ose même pas leur dire qu’on ne sait même pas à quoi s’attendre, ni ce qu’on désire vraiment. Si on veut bien être honnête, on doit admettre ceci : ce qu’on veut, c’est garder les voitures, mais rompre avec le monde auquel elles sont adaptées. Disons ça autrement : on veut la voiture, mais on ne veut plus des voitures. Bref, chacun aimerait qu’il ne reste plus que sa propre voiture, et que le monde lui soit dédié. C’est le contraire même d’une volonté politique. Ça ne peut pas être ce que nous voulons, à moins de vouloir l’impossible. Et à moins d’être complètement inconscient, c’est ce que nous aurons à l’esprit, dans quelques semaines, quand nous débâcherons nos voitures.

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