A vrai dire, j’avais eu l’intention de partager cet article ce weekend, à l’occasion des manifestations féministes qui étaient organisées pour rappeler qu’il y a des droits acquis à protéger, et des droits à conquérir aussi. Le droit de demeurer en vie, par exemple, ou de disposer de soi-même, puisque régulièrement encore, des femmes vivent ce genre de moments durant lesquels des mecs s’autorisent envers elles ce qu’ils ne les autoriseraient pas à leur faire, à eux, jouissant d’une domination qui n’est manifestement, pour eux, ni réversible, ni négociable.
J’avais cette intention, et puis j’ai découvert qu’en fait, en France, ce weekend respectait des mœurs très très étranges, au cours desquelles les forces de l’ordre, dirigées par la préfecture, se mettaient en tête de tabasser et malmener physiquement ces manifestantes, pour leur apprendre « la vie », et les remettre à « leur place ». Et j’espère ne pas trahir une tradition nationale, mais pour ma part, là n’était pas mon intention.
Au contraire, je comptais célébrer l’initiative de la marque Lego, qui sortait précisément au moment de ces journées de mobilisation un nouveau modèle, dans sa gamme Lego Speed, qui ne s’adresse pas vraiment aux enfants, ou du moins pas aux enfants actuels, préférant s’adresser à ce qu’il reste de racines enfantines lointaines dans l’esprit des adultes. Ainsi, on avait jusque là la Mustang fastback de 1968, une AMG GT3, et toute une ribambelle d’autres modèles destinés au connaisseurs dont, depuis janvier, une Audi Quattro Sport S1 de 1985. Et on sait qu’en fait, quand ils l’ont sortie en janvier, ils avaient déjà une petite idée derrière la tête, chez Lego, puisque c’est ce modèle qui est ressorti cette semaine, avec un nouveau personnage au volant, puisqu’il s’agit en fait d’une personnage, aux longs cheveux noirs. Et là, tous les passionnés de sport auto en général, et du sport auto des années 80 en particulier, ont compris que Lego et Audi ont décidé, pour le 8 mars, c’est à dire pour la Journée internationale des droits des femmes, de rendre hommage à Michèle Mouton.
Intraitable
Présente-t-on encore Michèle Mouton ? Pas vraiment. Ce serait comme présenter Ragnotti, Darniche ou Vatanen. Elle est comme eux. Alors évidemment, casque sous le bras, cheveux au vent, il y a quelque chose qui la distingue des autres pilotes. Son nom tout d’abord, mais aussi sa réelle féminité, qui est d’autant plus manifeste qu’elle n’est absolument jamais mise en avant. Et l’effet paradoxal, c’est qu’en réalité, pendant sa carrière, on ne pensait pas au fait que Michèle Mouton était une femme. Ses concurrents y ont sans doute pensé, et il est probable que certains auraient préféré être doublés par bon nombre d’autres concurrents, mais pas elle. Mais le public oubliait tout dès l’instant où sa voiture hurlait son premier coup de gaz, et se mettait en mouvement.
Si on s’était attendu à un comportement calqué sur le stéréotype du soi-disant « féminin », on aurait été déçu. Michèle Mouton était une pilote de rallye comme les autres, à la recherche du temps perdu. Il suffit de regarder son regard et ses postures auprès des mécaniciens qui, chez Fiat, chez Peugeot, ou surtout chez Audi, ont vite su trouver en elle une aptitude à l’analyse, à la remontée d’informations et au dialogue purement technique. Même effet quand on la découvre volant en mains, prête à en découdre avec ses adversaires, à grands coup de seconde sur tous les tracés du monde, rallye après rallye. Intraitable dès qu’on lui mettait la bonne machine entre les mains.
Le Désir d’être un volcan
Et les machines, elle en a connu quelques unes, et pas des moindres. A vrai dire, des années 80 elle a connu le côté sombre. Les groupes B en particulier étaient des bagnoles qui puaient la mort. Hybriques, démesurées, cauchemardesques, elles semblaient constituer l’aboutissement d’années qui entièrement dévolues à la performance la plus élevée, quoi qu’il en coûte si jamais ça tournait mal. Le fait que Michèle Mouton se soit installée dans ces sièges baquets, se soit sanglée, ait enfilé les gants, puis verrouillé son casque sans réticence, sans être prise d’une peur panique, d’une terreur liée à la possibilité de ne pas être encore des nôtres ce soir, en dit long sur la valeur des préjugés que nous nourrissons à propos des femmes. Elle est là où elle n’est pas censée se trouver. Elle fait ce qu’elle ne devrait pas faire. Qu’on l’ait surnommée le Volcan noir ne doit pas grand chose au hasard : le pilotage de Michèle Mouton est éruptif. Ce ne sont pas des chevaux qu’elle chevauche, mais une puissance taurine, et son art a quelque chose à voir avec la tauromachie, ou le rodéo. Rivée à sa selle, rennes en main, elle est hyper attentive au compte à rebours du starter. Les doigts devant le pare-brise égrainent les dernières secondes avant qu’on mette le feu aux poudres, pour les faire parler. Pied droit dedans, collé à la butée, montée du régime vers le rupteur; cavalcade de cylindres, hennissement apocalyptique de toute la mécanique martyrisant ses propres organes afin de faire décoller l’Audi, et ses deux passagères, vers le premier virage, négocié selon les indications de la copilote. Pile poil, quand bien même Michèle Mouton aimait aussi cette nécessaire improvisation dans laquelle les meilleurs pilotes de rallye se révèlent, comme le saxophoniste au milieu de l’orchestre le plus millimétré. Le pilote de rallye se tient quelque part entre le torero et le jazzman. Qu’il s’agisse d’une pilote n’y change strictement rien.
Sur les vidéos, on comprend très bien ce qui se passe quand une voiture passe entre les mains de Michèle Mouton. C’est particulièrement sensible quand on regarde ce moment, particulier, au cours duquel à Goodwood en 2007 elle retrouve l’Audi S1 Quattro qui lui avait permis de gagner en 1985 la fameuse course de côte de Pikes Peak. Vingt-deux ans plus tard, alors qu’elle a cessé ce genre de compétition, elle se glisse dans l’arceau cage, elle met son casque, et dès les premiers tours de roue, elle se comporte comme un dompteur retrouvant un cheval sauvage qu’il avait dressé. Dès le premier virage, elle cravache un bon coup la vieille Audi devenue entre temps objet de collection, elle lui déboîte le train arrière, et l’arrache au sol. C’est un petit tour de démonstration qu’elle livre là, mais c’est un duo qu’on retrouve, tel qu’on l’avait connu, un assemblage entre un humain et une machine qui font corps, fusionnés. Et il en va de ce couple ci comme des autres : en réalité, on n’est jamais en couple. On fait couple, ou bien il n’y a plus rien, et on se raconte des histoires.
Quand Michèle Mouton prend le volant, on ne se dit pas qu’elle pilote comme un homme, on ne pense pas non plus au fait qu’il se trouve qu’elle est une femme. Tout se concentre dans ce qu’elle fait, et rien d’autre ne vaut la peine d’être pris en considération.
Talon-pointe
Si chez Lego ils avaient été un tout petit peu plus passionnés par l’histoire du sport-auto, ils auraient sans doute adjoint à la figurine représentant Michèle Mouton un autre personnage, à la chevelure plus claire, qui aurait pu permettre de rendre hommage à Fabrizia Pons, qui fut longtemps sa copilote et devint par la suite navigatrice sur les rallye-raids, entre autres aux côtés d’Ari Vatanen.
Le geste de Lego est néanmoins malin, et il est pédagogique. Ces jouets pour bagnolards nostalgiques sont généralement offerts aux adultes, qui aiment bien les collectionner : avec cette série, il est impossible de construire autre chose que ce qu’on voit sur la boite. Mais cette fois-ci, on a envie d’offrir l’Audi Sport Quattro aux enfants, histoire qu’ils associent cette figurine féminine et ce monstre mécanique et qu’ils oublient, dès que le casque est enfilé, que c’est une femme qui est au volant. Et que cette sensation de conscience, et puis d’oubli, s’inscrive bien en eux. Les gardiens du genre pourront toujours dire qu’on raconte des histoires aux enfants, la vie de Michèle Mouton est la preuve du contraire. Ce n’est pas avant tout une femme qui lance sa voiture dans des appels/contre-appels. Ce n’est évidemment pas non plus un homme. Dire que c’est un être humain serait dire trop peu. Au volant, tout simplement, c’est une pilote.
Quelques images, enfin, de Michèle Mouton bien sûr mais aussi de l’incroyable galerie de voitures de course qui lui ont été confiées. Ces engins ont été les plus puissants qu’on ait autorisés à prendre, littéralement la route, puisqu’ils n’étaient pas destinés aux circuits, mais devaient composer avec le goudron que vous et mois parcourons quand nous nous déplaçons. Il n’y a sans doute pas de mesure plus précise de la virtuosité des pilotes.
Enfin, une compilation de moments exceptionnels. Les images vidéo ont évidemment un peu vieilli mais on sent, aisément, à quel genre de danse avec les puissances de vie, mais aussi de mort, Michèle Mouton, sanglée dans cet enfer mécanique, s’est livrée :