Whatever you ride

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En réalité, ce qui compte, c’est la route; la bagnole, elle, n’est que le moyen de s’y déplacer. Le chemin, la voie, la chaussée ont précédé, et de très loin, l’automobile, et la route ne fut, tout d’abord, pas cette bande de bitume adaptée aux pneus des voitures actuelles, mais le trajet, particulièrement long et aventureux, par lequel on acheminait quelque part les marchandises produites dans un lointain ailleurs.

En cavale

On pourrait croire que la route est avant tout un lien puisque, telle la ligne, elle relie des points qui, sans elle, demeureraient distants. En réalité, elle a plus à voir avec la rupture, avec laquelle elle partage une étymologie semblable, qu’avec le lien. D’une part, parce qu’elle est un tracé stable dans le paysage, elle sépare nettement ce qui se trouve à sa droite, de ce qui demeurera désormais à sa gauche. On connait tous des villages construits de part et d’autre d’une « grand rue » qui, désormais départementale ou nationale, divise la communauté en deux, plus nettement encore que ne le fait la Seine à Paris. D’autre part, on prend la route, certes, mais on oublie que ce geste impose de se dessaisir de ce qu’on laisse derrière soi. Il y a dans tout départ un délaissement. Le routier vit loin de chez lui, laissant derrière lui compagne ou compagnon, enfants, maison vers lesquels il ne revient que par intermittence; le routard, lui, a rompu pour de bon les amarres, il ne reviendra pas, car il n’a plus de port d’attache.

Le road-movie est ce genre de film qui projette sur l’écran cette absence de repère qui caractérise ceux qui ont rompu avec la vie normée des « autres ». Les deux plus grands d’entre eux, Easy rider et Vanishing Point se contrefoutent des notions de départ et d’arrivée, ils mettent en scène un mouvement qui se plait à s’entretenir lui-même, sans viser de destination. Et comme un film est aussi une sorte de cheminement entre un début et une fin, ils abandonent aussi cette conception cinématographiquement linéaire, renonçant à proposer un début, une fin et un déroulement allant de l’un à l’autre. Ils louvoient, et entretiennent l’art de l’errance, plutôt que le goût du voyage.

Beat.

Si le cinéma, pour montrer la route, a le plus souvent besoin de l’automobile -celle-ci partageant avec le septième art le mouvement mécanique, comme une commune matière première, et lui procurant le moyen technique du travelling – la littérature, auparavant, a pu s’attacher à l’errance routière sans mettre en avant ce moyen mécanique. Et c’est pour cette raison que la beat generation précéda et inspira finalement le road-movie, devançant celui-ci dans l’abandon du récit, privilégiant les successions d’images saisissantes, le flash, les collisions, les montages fondés sur des ruptures. Sur la route, de Kerouac, est tapé sur un unique rouleau de papier, comme un texte fleuve qu’aucune mise en page ne viendrait subdiviser en sous-parties. Pour autant, il ne met en place aucune véritable intrigue, et à la façon du Finnegan’s Wake de Joyce, il ne connait ni début, ni fin identifiables. Comme le monument joycien, même si c’est de façon moins spectaculaire, l’oeuvre de Kerouac est une boucle entre la perte d’un père, et l’impossibilité d’en trouver un autre. Un homme, égaré, parcourt le monde pour ne pas y trouver davantage de repère. Et le mouvement beat est une forme d’accommodation à cette absence.

Sur la route est écrit en 1951, et publié en 1957. Easy Rider sort en 1969. Mais ce n’est pas une copie de l’esthétique beat. Le film de Dennis Hopper est plus mécanique, critique, plus coloré aussi. La véritable expérimentation visuelle du mouvement beat doit être cherchée, plus tôt, dans les courts métrages underground de Bruce Conner, collages de séquences relevant le plus souvent du found-footage, provoquant des interpolations imaginaires, une succession de sensations visuelles qui emportent, avec elles, le corps, et plongent le spectateur, corps et âme, dans un bain de pur mouvement, un flux libre qui impose de lâcher prise, d’accepter l’errance visuelle, comme dans un immense manège dont on ne discernerait pas s’il suit, ou pas, un rail. La vie quoi.

Cette esthétique a rarement été mise en oeuvre au cinéma, car il est délicat d’embarquer le spectateur, sur un format long, dans un tel mouvement. Into the Void, de Gaspar Noé tente quelque chose dans ce genre, Electroma des Daft Punk aussi, mais très, très loin de ce rapport intime que le mouvement beat entretient avec l’expérience matérielle de la présence au monde, et aux autres. Cet attachement à un rapport fragmenté, poétique et pour autant réel aux choses qui constituent l’existence, ce sont plutôt des formats courts qui l’ont mis en oeuvre, dans le clip vidéo, et parfois, de façon surprenante, dans l’univers publicitaire.

Wrangler

A vrai dire, l’un des très rares réalisateurs de spots publicitaires à pouvoir se permettre de perdre ainsi le spectateur demeure Jonathan Glazer. Et il le demeurera sans doute longtemps, tant le monde de la réclame ne semble plus être, et de loin, motivé par l’ambition et la création. Si dernièrement on a été, littéralement, transporté par son Under the skin, passionnant de bout en bout, dépassant toute tentative d’analyse, d’interprétation, pour laisser la place à une pure expérience physique de cinéma, transformant tout sur son passage, en particulier l’incroyable Scarlett Johansson, mais aussi la façon dont on peut filmer un simple déplacement en fourgon, et la trajectoire d’une moto dans la nuit, c’est dans une publicité que Glazer a, sans doute, rendu le meilleur hommage à l’esthétique beat, dans un très grand nombre de ses dimensions, et par la même occasion, à la route, à ses abords, à l’expérience même du déplacement sans fin.

Et si la voiture est évidemment, intimement, liée à cette errance, on oublie qu’un autre objet l’accompagne souvent, parce qu’il faut bien à l’automobile un conducteur, et qu’il faut bien à celui-ci quelques vêtements, au moins une culotte, un bon vieux futal, une paire de jeans. Croisons la bagnole et le blue-jean. On obtient, possiblement, deux choses : une 205 junior, ou un tout-terrain. On a une certaine affection pour le sacré numéro, et on y reviendra un jour, ne serait-ce que pour le plaisir d’évoquer Russ Meyer, mais désolé, petite Peugeot, on va s’arrêter, ici, sur un jean qui partage avec une voiture un nom qui désigne, en fait, les gardiens de troupeaux dans les vastes étendues américaines : Wrangler. Concurrent de Levi’s d’un côté, Jeep de l’autre. On imagine très bien l’un habillant les fesses du gars qui s’assoit sur le siège conducteur de l’autre.

C’est pour Wrangler que Jonathan Glazer a réalisé, en 2000, la publicité intitulée Whatever you ride. Comme souvent chez Glazer, le produit n’est qu’évoqué. Il est là, sans être vraiment montré, comme une pierre angulaire d’un univers qui s’est tellement développé autour de lui qu’il passe presque inaperçu tant il semble être une évidence. Au cœur d’une suite d’images qui sont autant d’instantanés saisis dans un mouvement permanent, de photogrammes mouvants extraits du rouleau de cette aventure que peut être une vie, le jean est la constante, la seconde peau qui permet de prendre la route. Souvent, il est le seul vêtement : soit on le porte, soit on est nu, comme le goudron est le seul revêtement de la route. L’autre constante, ici, ce n’est pas la bagnole, car elle ne peut prétendre au monopole du mouvement sur cette terre. Aussi, tous les moyens de transport terrestre sont convoqués. Train de marchandises, trucks en tous genres, greyhound et, bien sûr, l’automobile, sous toutes ses formes. Pick-up, berline, coupé, mais aussi low-riders montés sur gambettes hydrauliques.

Tout, dans l’image, est de passage. Les lieux, tout particulièrement, n’apparaissent que pour être aussitôt effacés, sans qu’aucun regard ne soit dirigé vers le rétroviseur. Tout signifie le refus de l’installation. De toute façon, les motels sont si semblables, comme le sont les maisons alignées les unes à côté des autres. Que l’une d’entre elles soit en flammes importe peu, finalement : une autre, similaire, la remplacera, au même endroit, indiscernable. Un moment précis montre qu’on ne regarde pas un spot publicitaire parmi tant d’autres, mais un véritable film, quand bien même celui-ci est très court : le montage, serré, de deux séquences consécutives d’auto-stop. Une première, sous la neige. Une image fugace, en plongée, dans laquelle on devine le héros du film plongeant dans une voiture. Une seconde image, en plan plus large, montrant le coupé, et la main s’apprêtant à fermer la portière, et un troisième plan, en intérieur, saisissant au vol le visage de ce jeune homme inconnu, et pourtant déjà intime, alors qu’il découvre celui qui s’est arrêté pour lui proposer de l’abriter, et donc, de partager un moment de cohabitation, au chaud. On n’en saura pas plus, parce que la succession des plans n’explique rien, et se contente de suggérer des impressions, toujours fugaces, sans justifier, sans remonter à un quelconque passé ni laisser entrevoir la trame de ce qui aura lieu, après. C’est ça, l’expérience concrète, présente, de la route. Ne pas organiser son trajet en fonction d’une provenance, ne pas viser une destination ; juste, surfer la vague du mouvement, pour mieux le chevaucher. C’est pour cette raison qu’à peine on a saisi la surprise et l’inquiétude sur le visage de notre traveller, que le montage le capte, dans une autre voiture, à l’arrière cette fois-ci, serein, en sécurité, regardant le paysage à travers la fenêtre d’une berline. L’impression est extrêmement fugace, car tout passe de façon si accélérée qu’on ne peut rien saisir au vol, et qu’il faut y revenir, quasiment image par image, mais on peut penser qu’à ce moment précis, il pense au plan précédent, à ce qui semble bien avoir une rencontre dont il se serait bien passée, qui s’est pourtant passée, une expérience parmi d’autres, pas prévue, pas voulue, mais vécue tout de même. Le regard projeté à l’horizon, il y repense, et d’une pichenette sur le nez, passe à autre chose. La voiture file, il n’y a aucune bonne raison de ressasser le passé. A présent, on en fait déjà autre chose.

Evidemment, il y a quelque chose de souterrain dans ce film, une tension qui rampe sous les images, comme une sous-couche de matériau invisible sur lequel on aurait coulé le goudron de la route. « Whatever you ride » désigne deux sortes de montures : les véhicules, d’une part, qui projettent en avant, propulsent toujours plus loin. Mais ce sont aussi les partenaires, se succédant les uns aux autres. Approchés, rencontrés, connus, puis laissés en arrière. Les premiers plans du film alternent les paysages communs et le portrait, anonyme et intime à la fois : Un visage saisi au téléobjectif, tellement grossi qu’il en est flou, un plan large sur le bord d’une highway, et ce même visage, filmé de loin, avec tout le corps qui va avec, blotti dans une veste de surplus militaire; et on pense à Rambo, first blood, et à cet homme, alors encore inconnu, marchant sur le bord de routes, étranger à son propre monde ; et on pense, aussi, à David Banner, dans Hulk, la série des années des années 70, et à ses séquences incroyablement mélancoliques, prenant le temps de contempler l’errance de ce fugitif devenu, lui aussi, étranger au monde. Un plan sur les roues d’un camion filant sous la pluie, telles qu’on peut les apercevoir, fragmentairement, quand on marche le long de cette même route, sans doute frigorifié. Une route nocturne, entrevue dans le flou du mouvement accéléré des phares, un carrefour tel que le folklore automobile américain sait en proposer, des paysages qui défilent, puis un plan nocturne, et fixe, sur un motel. Première étape. Une chambre, deux lits, l’un intact, l’autre occupé par deux corps. Deux hommes. Whatever your ride, juste faire hennir les chevaux du plaisir. Les lampes de chevet, accrochées au mur, allumées comme les autres lampes de la chambre – on n’a pas dû beaucoup dormir – dessinent des lunes sur le papier peint. L’un des hommes se lève, enfile son jean, et part, laissant son compagnon d’une nuit nu sur le lit. Comme on laisse un cheval fourbu pour en enfourcher un autre.

A partir de ce moment, deux fils d’images se superposent. Le fil de la route et des moyens de s’y déplacer, et le fil des rencontres qui, toutes, sont porteuses d’une charge de désir sexuel. Ce premier homme, sur ce lit, dans ce motel. Cet autre homme, âgé, se tenant torse nu, en jeans évidemment, dans un wagon de marchandise vide, fixant du regard le voyageur qui accepte immédiatement d’être ainsi maté, s’offrant à son regard dans la lumière du soleil dans une position qui se passe de commentaire. Cette rencontre imprévue qu’on évoquait plus haut, au détour d’une averse de neige, un peu contrainte par la nécessité de se protéger du froid, et consentie pourtant, aussi, dans la mesure où s’exposer ainsi aux éléments, et attendre des autres d’en être protégé, c’est s’exposer à eux aussi. Il n’y a dans le film aucune naïveté béate devant l’aventure des bords de route. On sait à quoi on s’expose. Il y a les rencontres qui sont le point de tangence de deux trajectoires, il y aussi celles qui relèvent de la percussion, celles qu’on vit en passant au travers. On en verra d’autres. Après quelques plans en extérieur, livré aux éléments, on retrouve notre rider dans un bar. Des danseuses chauffent l’ambiance, l’allument. Il résiste un peu, bière à la main, ça le fait marrer; puis la phase de préchauffage ayant fait son boulot, l’allumage se transforme en invitation ; on le prend par le bras, alors qu’il s’était posé au bar, et il est embarqué de nouveau dans le mouvement de la vie. Nouvelle partenaire, nouvelle chevauchée, peu importe la monture.

Un flot de bisons aveugles se déverse sans but dans la nuit. Aucun objectif ne les guide. Seule la force d’un puissant désir de vie les pousse ainsi en avant, en masse, comme en un rêve. Ce genre de rêve dont le siège semble se situer moins dans la tête que dans le reins. Des rêves de soulèvement, d’emportement, d’embardées dont on ne saurait dire si on en est l’auteur, ou l’objet, de flux sans fin, particule au milieu des autres, embarqué dans le flot de la vie, dans le bain du monde. On se fout alors du moyen de locomotion. Chaque bagnole peut faire l’affaire, pour peu qu’elle ait un conducteur. Chaque train peut convenir, pour peu qu’il ait des passagers. On peut grimper dans le premier bus venu, il y aura bien quelqu’un sur le siège à côté, sur la première aire de repos, animé du même mouvement intime, dont nous sommes, chacun, et les montures, et les riders. Il suffit d’y plonger.

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