On n’aurait pas forcément pensé que la révélation d’un nouveau concept Bentley puisse constituer, sans le vouloir, un genre d’hommage rendu à DS ; on n’aurait pas pensé non plus qu’on puisse lire ce concept-car comme une sorte d’horizon tracé par la vénérable et ancienne marque, aujourd’hui centenaire, pour la nouvelle venue. Sur divers forums, pourtant, en découvrant la Bentley EXP 100 GT, la division « luxe » de PSA était assez souvent évoquée, et on découvrait ce phénomène un peu hallucinant : C’est la Bentley qui avait des allures de DS, et non l’inverse, comme si le monde était soudain inversé, et que c’était la marque anglaise qui avait besoin, pour s’inspirer, de regarder ce qui se fait en France.
Au-delà du réel
Pourtant, à Crewe, un tel besoin ne se fait pas vraiment sentir. Mais il faut reconnaître que les réflexions parallèlement menées à propos du luxe, ici pour en maintenir la tradition, là pour y accéder, mènent apparemment à des conclusions proches : le luxe se doit d’être spectaculaire, d’emmener tout d’abord le regard dans un ailleurs tellement lointain qu’il semble n’exister véritablement que dans l’imagination, de se tenir à la frontière de l’outrance, et de mettre en scène de façon saisissante le flux électrique, cette énergie nouvelle qui semble propice à mouvoir ces monuments automobiles.
On avait déjà évoqué le caractère utopique de la limousine de luxe quand on avait découvert la nouvelle Flying Spur, pourtant bel et bien destinée à être vendue à des clients réels, et à fouler de ses gigantesques pneus l’asphalte qui recouvre les rues et routes communes. Ici, sur le concept d’une automobile dont on ne saurait plus dire si elle relève du coupé ou de la limousine, cet effet d’irréalité est encore plus prononcé. Ce pourrait être, si on faisait abstraction de ses roues, un vaisseau spatial tel qu’on en croise dans certains films de science fiction, dénué de matérialité tant la réalisation a recouru à l’imagerie numérique, un objet qui aurait le même problème de manque de « présence » physique que le vaisseau de Padme Amidala dans Star Wars II. Le concept Bentley EXP 100 GT fait penser au concept Mercedes-Maybach 6 cabriolet en ceci : ils sont tous les deux à l’automobile ce que Jessica Rabbit est à l’idéal féminin : une forme hypertrophiée et fantasmée, qui se moque éperdument de toute prise en compte de ce que le commun des mortels appelle « la réalité ».
L’arrivée de la propulsion électrique permet aux marques d’évacuer assez commodément la question technique : à la façon dont jadis Rolls-Royce se contentait de dire que ses voitures étaient suffisamment motorisées, les voiture sont désormais, toujours, suffisamment pourvues. Ainsi, Bentley annonce des performances de premier plan, pour une autonomie de compet’, grâce à un poids contenu. Et tout ça est rendu possible par une probable rupture technologique, qui apportera les connaissances nécessaires pour mettre au point un modèle doté de qualités à ce point contradictoires. Autant dire qu’on n’est pas près de voir de telles caractéristique sur la route, ou sur le gravier des châteaux anglais.
Que la lumière soit
Mais le concept EXP 100 GT installe en douceur cette idée : un jour, il n’y aura plus grand chose à regarder en soulevant le capot d’une Bentley. Plus de pièces en mouvement, plus de mécanique; et ce d’autant moins qu’ici, la propulsion électrique est scindée en quatre moteurs, situés à l’aplomb de chaque roue. Donc, au mieux, on pourra contempler les batteries. Peu à peu, cette impression, qu’on peut avoir quand on ouvre le capot d’une grosse cylindrée, d’avoir une vue plongeante sur la salle des machines du Titanic, appartiendra à la mémoire de ceux qui sont nés assez tôt pour avoir connu le moteur à explosion. La douceur de cette annonce réside, par exemple, dans le capot qui, proportionnellement, n’est pas aussi long que ce à quoi on pourrait s’attendre. Entendons-nous bien; il est long. Mais comparé à la longueur totale de la voiture, et en particulier à son impressionnant porte-à-faux arrière, il ne l’est pas tant que ça. Au point que la baie de pare-brise plonge presque à la verticale des roues avant, ce qui n’est pas si fréquent sur ce genre de navire. D’où un profil qui laisse presque un peu sur sa faim, du moins tant que le regard ne se laisse pas capter par l’impressionnant arrière, ce qui en fait ne dure pas longtemps, tant cet arrière-train est spectaculaire. Mais dès que la machine est allumée, c’est à l’avant que le regard se tourne, car la vie et la puissance cachées sous la surface de la carrosserie sont intelligemment mises en scène par ce qui signale, le mieux, la présence d’un flux électrique : la lumière. Toutes les voitures électriques jouent plus ou moins sur ce créneau, parfois en simulant cette luminescence en recourant à des couleurs quasi phosphorescentes. Mais ici, c’est l’ensemble formé par les phares et la calandre, parfois distincts, parfois fondus en une figure unifiée, qui est littéralement envahi par un champ de force, sous la forme d’un réseau qui se situe entre le treillis et la dentelle, un faisceau lumineux qui peut adopter toutes les nuances d’intensité. On s’est déjà interrogé sur le sens qu’il y a à équiper une voiture électrique d’une calandre. Celle-ci n’a en théorie de sens qu’à l’avant d’un moteur thermique, qui a besoin d’oxygène pour carburer, et d’air pour refroidir, quand bien même il est tempéré par eau. On pourrait penser, dès lors, que les bonnes vieilles marques qui sont traditionnellement reconnaissables à leur grande bouche vont devoir continuer à proposer des calandres alors que celles-ci deviennent de moins en moins utiles. Ici, Bentley donne un sens à cette présence, mais ce n’est plus un sens mécanique. Cette ouverture – qui n’en est plus tout à fait une, puisqu’on est entre l’espace vide et l’écran qui remplit – devient le signe d’une autre forme de puissance, comme un témoin gigantesque qui exprime les mouvements intimes et la vie secrète de la voiture.
On imagine assez bien comment on va pouvoir à terme exploiter ce genre de signalétique et d’effet de style. Sur les images dont on dispose, cette capacité à illuminer la calandre confine parfois à l’incendie, et si cette irradiation était capable de coloration, elle pourrait évoquer le rougeoiement d’un réacteur en pleine post-combustion, quelque chose qui relèverait, en même temps, de l’expression de la puissance, et de l’intimidation. Et c’est un peu ce qui, jusque là, manque aux automobiles électriques : l’aptitude à intimider, la capacité d’exprimer ce qu’elles ont dans le ventre.
C’est sans doute dans ce réseau lumineux, autant que dans ses proportions un peu « bigger than life » que le concept Bentley fait le plus penser à DS. Cette façon de tisser des filaments lumineux, la marque française l’expérimente depuis un moment sur ses prototypes, et on commence à en voir le motif, sur les optiques arrière, en série. Sur la DS X E-Tense, le principe consistait à illuminer intérieurement les entrées d’air, pour y développer un réseau lumineux dont l’intensité pouvait augmenter jusqu’à éclairer pour de bon la route. Et à l’époque, on se disait justement que, du coup, c’était la calandre qui semblait un peu laissée pour compte, qui avait l’air passéiste, et on avait rêvé de voir les filets de lumière l’investir pour l’habiter elle aussi. A l’arrière, les deux blocs séparés nous laissaient aussi un peu sur notre faim, comme s’ils n’allaient pas jusqu’au bout de la démarche qu’ils initiaient : on espérait voir ces jeunes pousses lumineuses s’étendre , et se lancer les unes vers les autres à travers toute la largeur de la voiture. Ce mouvement d’extension des filaments luminescents, on en avait rêvé devant les DS, Bentley le met ici à l’oeuvre.
Réinventer le principe du Grand Tourisme
L’intérieur de la Bentley fait, aussi, la part belle à la lumière, au point que ses concepteurs considèrent celle-ci comme une matière à part entière, constitutive de la voiture. Ça pourrait n’être qu’un détail, mais pour une automobile dont la vocation est de demeurer virtuelle, c’est quelque chose d’intéressant, qui alimente l’une des réflexions qu’on mène, sur ce blog, à propos du post-automobile : la EXP 100 GT est sculptée autour d’une sorte d’évanescence. Elle est présente, mais dans une forme d’effacement. Elle s’ouvre largement au regard, mais elle se détourne, aussi, en ne s’offrant pas. Les têtes pensantes de la marque poussent d’ailleurs déjà ce principe plus loin encore, en imaginant que le propriétaire d’un tel modèle puisse en louer, identiques, n’importe où dans le monde ; il y retrouverait toutes ses préférences, toutes les expériences partagées auparavant dans « son » modèle. Jusque là, on n’avait donc jamais poussé aussi loin l’alliance du souci pointilleux de la perfection matérielle, et de la volonté de dématérialisation.
Au-delà des formes et des matériaux, fruits d’un travail d’artisanat mêlé à une ingénierie extrêmement méticuleuse, cet immense coupé veut être capable de saisir l’humeur et les attentes de ses passagers pour les protéger parfois, et les exposer aux expériences du voyage à d’autres moments. Il faut pour cela que l’habitable soit en même temps un lieu qui puisse constituer un abri contre ce que ce monde peut avoir de dangereux, mais il faut aussi qu’il puisse laisser l’environnement entrer en lui, pour vivre encore quelques expérience saisissantes d’harmonie avec le monde. Au-delà du caractère un peu précieusement ridicule de l’ensemble, qui est complètement déconnecté du monde véritable, malgré le paradoxe consistant à offrir, à l’intérieur de la voiture, une version synthétique de la nature se trouvant à l’extérieur, en faisant abstraction, même, de cette idée saugrenue consistant à faire vivre aux occupants l’expérience d’un cabriolet sans qu’aucune ouverture ne soit possible sur le monde alentour, il y a là l’expression de quelque chose d’intéressant : la volonté de propulser l’expérience automobile au-delà de l’habitacle, par-delà de la conduite.
Là encore, on a l’impression que Bentley est allé s’inspirer de marques plus modestes, pour retranscrire dans le monde du luxe quelque chose qui couve chez certains constructeurs. Citroën, par exemple, qui travaille aussi sur le projet de voitures qui mettent en avant le fait même de voyager, capables d’augmenter cette expérience, par exemple en saisissant des souvenirs des trajets. Le principe de la caméra embarquée est déjà en vente de livre chez les chevrons. Sur le prototype du C5 Aircross, il y en avait dans les montants latéraux, afin de garder une trace des paysages traversés. Bentley reprend cette idée au vol, et en fait quelque chose de nettement plus raffiné, peut-être un peu trop. Mais après tout, si une marque populaire veut faire du trajet automobile une aventure plaisante, si en plus elle dote ses modèles de moteurs électriques gorgés de couple et de puissance, il faut bien reconnaître qu’alors, elle est tout simplement en train de réinventer ce que jusque là, on appelait une GT : une voiture dédiée au Grand Tourisme. Le problème, c’est que dès lors, une marque telle que Citroën marche sur les plate-bandes de constructeurs beaucoup plus haut-placés dans la hiérarchie automobile. Il faut alors que ceux-ci se démarquent en poussant beaucoup plus loin l’expérience.
Et c’est que fait, ici, Bentley.
Mais on peut se demander si, finalement, la marque éclaire ainsi son propre futur, ou si elle met en lumière les grands principes sur lesquels toute automobile sera nécessairement conçue à l’avenir. Si on reprend les grandes lignes de ce qu’elle a à proposer, en la débarrassant de tout ce qui est là pour simplement épater la galerie, alors des voitures beaucoup plus simples pourraient faire l’affaire. A ceci près que, pour qu’un modèle simple, ouvert sur l’environnement, puisse ainsi embarquer son conducteur et ses passagers au cœur du monde, il faut que celui-ci soit encore vivable, qu’on puisse y pénétrer sans aucune protection, sans vitres, sans toit, presque nus à l’air libre. Le concept Bentley semble plutôt conçu pour un monde dont on aurait entériné qu’il ne faut surtout pas s’y exposer. Il filtre absolument tout ce qui s’introduit dans l’habitacle, et reconstitue ce qui, à l’extérieur, pourrait être intéressant. Elle propose, et impose par la même occasion un monde artificiel en lieu et place d’une nature depuis longtemps trop abîmée pour qu’on puisse encore oser y plonger des passagers devenus intolérants au monde qu’ils ont eux-même produit.
Changer d’air
On comprend mieux, dès lors, pourquoi la vidéo de promotion de ce modèle n’en montre que des images virtuelles. D’une part, ce concept est une image, une forme générale de ce que pourrait être une Bentley en 2035. Il n’a donc pas vocation à être réalisé, même si un exemplaire à l’échelle 1 existe bel et bien, qu’on peut contempler, pour ses formes mais peut-être plus encore pour l’incroyable travail effectué à son bord par des artisans tous plus habiles les uns que les autres. Mais au-delà de son statut de concept, sa virtualité réside aussi dans le fait que c’est un modèle qui ne trouverait nulle part un espace dans lequel évoluer. La ville lui imposerait trop de contraintes, vues ses dimensions, et les paysages naturels, en grande partie détruits, ne sont pas à la hauteur de l’expérience sensationnelle qu’appelle une telle machine à voyager. Seuls les espaces purs des univers numériques sont adaptés à une telle proposition automobile. Ainsi, dans ce film beau comme un bloc opératoire préalablement stérilisé, les routes sont systématiquement protégées; des autres automobilistes tout d’abord, puisque la Bentley est seule au monde, comme si elle avait privatisé la route, mais aussi de toute forme potentielle de confrontation au monde : on roule dans des tunnels, sur des ponts isolés du reste du monde, sur des routes couvertes, comme si régnait, partout, une hostilité généralisée qui réclamerait, pour s’en protéger, que la route soit coupée du monde auquel ce concept prétend pourtant connecter. Le conducteur, ou son passager, est seul au monde, parce que c’est son monde, dont il a, seul, l »usage.
Pour le dire autrement, comme souvent pour les marques de luxe, la communication de Bentley, tout en proposant une fois encore quelque chose d’immensément désirable, donne aussi le mode d’emploi de sa propre survie : il faut que le monde ne lui survive pas, puisque le monde réel n’est pas compatible avec les fantasmes de la marque, et de ses clients. Il lui faut un autre monde, qui lui soit réservé. Tout ce qu’on peut espérer, c’est qu’on en arrive pas là, et que de telles propositions demeurent, pour de bon, virtuelles. Et tout en l’admirant au passage, on croise aussi les doigts pour qu’elle ne soit qu’un rêve, un fantasme, une idée qu’on salue sur son passage, sans autre vocation que d’être aussitôt balayée par le vent. Il y a comme ça des visions de l’avenir, qui savent simultanément charmer, profondément, tout en laissant derrière elle une tout aussi profonde nécessité de changer d’air.
Pour finir, la traditionnelle galerie d’images. Pour une voiture qui n’est qu’image, ça semble s’imposer. C’est donc un mélange de vues numériques, et de photos du prototype, matériellement construit par des femmes et des hommes réels, dont les noms sont conservés dans une capsule mémorielle, plantée dans le montant arrière de la porte latérale, comme si toute autre forme de mémoire, et de culture, et de monde commun allait s’effondrer. On retiendra tout de même ceci, à mettre au crédit de la marque : elle concentre des savoirs-faire qui demeurent sa composante humaine. On sent derrière ce genre de voiture les gestes de ceux qui l’ont mise au monde. Ici aussi, tout en étant volontiers critique avec ce que propose depuis quelques temps la marque DS, on peut au moins lui reconnaître ceci : faire une place, encore, à la présence humaine des ouvriers. Reste cependant qu’il y a là un énième paradoxe, consistant dans le fait de donner au geste humain des objectifs qui ne sont pas compatibles avec le maintien de l’humanité.