Rouler à l’ordinaire

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C’est de la banalité quotidienne que naît l’inquiétude. Un univers en permanence extraordinaire n’étonnerait plus, et ne provoquerait aucune inquiétude. Pour que celle-ci survienne, il faut qu’elle se développe, telle une larve prenant du volume, dans un environnement parfaitement familier. Les grands maîtres du flippant l’ont su très tôt. Et peut-être est-ce parce que je focalise un peu trop sur les voitures, mais il me semble que bon nombre de moments bien bien inquiétants, au cinéma, mettent en scène des bagnoles dans cet instant banal où elles se garent : ouverture de Get Out, de Jordan Peele, avec cette Porsche 944 qui vient s’arrêter à hauteur de piéton, de nuit, en pleine zone pavillonnaire déserte… Instant panique au moment où, dans Lost Highway de David Lynch, le couple gare sa Plymouth Valiant Signet devant sa villa, dont on a compris qu’elle est un for intérieur habité d’une entité paranoïaque, prête à détruire ce pour quoi elle s’inquiète… Et impression insolite, quand dans Les Yeux sans visage, Franju capte très simplement une Citroën DS garée, comme un vaisseau spatial négligemment parqué le long du mur d’un cimetière. Variation sur le thème de la voiture parquée, dans Burning, c’est la Porsche 911 de Ben, qui apparaît au moment où le jeune Yuppie embarque avec lui cette jeune fille dont la disparition fera apparaître la béance du mot, son vide, et on pourrait faire un article à part entière sur ce jeune homme, incarné par Steven Yeun, déjà connu pour le rôle de Glenn, dans The Walking dead, et de cette Porsche qui est comme son totem, son signe particulier, l’objet qui permet de l’identifier au premier regard. Le talent de Lee Chang-dong , le réalisateur, va évidemment bien au-delà de ce choix automobile, mais ce soin pris à chercher quelle automobile permettrait à cet acteur désormais connu d’incarner pleinement ce nouveau personnage montre à quel point, dans l’esprit du cinéaste, son film est une forme globale, un peu opaque au premier regard pour le spectateur, mais incroyablement cohérente, dans tous ses aspects.

Il se trouve que ces derniers jours, on a retrouvé Steven Yeun dans un court métrage, au sein duquel il brille de nouveau. Et avant toute considération automobile, on prend simplement plaisir à retrouver Glenn transfiguré par l’acteur qui l’a joué. Peu à peu, le personnage de série disparaît, beaucoup plus calmement que ce que les scénaristes de The Walking dead avaient imaginé. Et le jeune héros laisse la place à des personnages plus ambigus, moins lisses, plus ombrageux et inquiétants aussi. Et de l’inquiétude, Naysayer, ce court-métrage de David M. Helman n’en manque pas. C’est une inquiétante étrangeté qui s’infiltre par tous les interstices du récit jusqu’à l’envahir tout à fait, à force de semer le doute, d’établir ce qu’on voit sans le montrer, pour mieux le remettre en question Le spectateur, lui, croit disposer de repères, qui sont autant de tapis qu’on retire sous ses pieds au moment où il y prenait appui.

Les grands films sont ceux qui parviennent à rendre présent à l’image ce qui n’est pas montré à l’écran. Hitchcock sait faire ça, Lynch, Antonioni, Fincher, Shyamalan aussi. Et ici, David M. Helman. D’habitude, celui-ci réalise plutôt de jolis clips pour The Weeknd, Vince Staples ou American Football. Ici, c’est un essai de court métrage qui montre un peu ce que peut être son univers personnel quand il ne met pas son talent au service des autres. Et on constate cette aptitude à écrire un mouvement par les moyens cinématographiques, et on reconnaît aussi ce talent, consistant à donner, tout de suite, tous les éléments du récit, sans pour autant que le spectateur puisse déjà le constituer mentalement. On est préparé à recevoir quelque chose, mais on ne sait pas encore quoi.

On l’a dit en préambule, la banalité est le terreau de l’insolite, et on l’a dit ici de multiples fois, au cinéma, la voiture est l’image même de l’objectif saisissant le réel en mouvement. Nul hasard, donc, si le voyage intérieur mené par ce jeune père va prendre vie dans une voiture, et nul hasard non plus dans le fait que cette voiture soit l’une des plus banales qu’on puisse croiser sur les routes américaines : une Toyota Camry de la fin des années 80. Honnête berline de petit format (surtout pour le marché américain), elle ne paie pas de mine, mais surtout, elle ne raconte rien à la place de son conducteur, à part ceci, qui est en fait crucial : il n’y a rien de particulier à en dire. Jeune homme lambda, dans une voiture anonyme, sur une route générique. Et pourtant, on va vite le découvrir, rien ne va, et la situation est un peu plus compliquée qu’elle n’en a l’air, au point que passé un certain seuil, on ne sait plus où on en est, ce qu’on voit, et ce qu’on entend.

Plongé dans une triple perspective, le conducteur regarde la route devant lui, qui est une promesse de lendemain, de renouveau, et de réconciliation avec le monde ; premier point de fuite. Le téléphone qu’il tient dans une main tandis qu’il conduit de l’autre, l’oriente vers celle qui fut la femme de son enfant, qui l’est toujours, certes, mais sans être désormais sa femme. Le téléphone, le récit, tout les met à distance, et on comprend peu à peu que cette séparation ne date pas d’hier, et que les choses sont ainsi faites qu’elles ne reviendront plus en arrière ; deuxième horizon. Il y a la banquette arrière, sur laquelle la caméra se trouve au moment où commence le coup de fil. Elle est aussi ce vers quoi cet homme se tourne régulièrement, pour vérifier que tout va bien à l’arrière. Sur cette banquette se tient tout ce qui compte, et qui motive le mouvement tout entier, c’est la raison d’être de ce père, et c’est le motif du film, ce vers quoi tout le reste du dispositif tend.

Mais si ce cœur du film demeure hors-champ, c’est que finalement, c’est l’absence qui habite ce monde, c’est le vide laissé par celui qui manque qui emplit tout, bien plus que la présence. Nul besoin de montrer ce qui est, quand ceci est à ce point au cœur de tout. Ce qui importe plus que tout, dès lors, n’est pas de montrer l’objet, mais de cadrer celui qui le voit. Parce qu’on croira nécessairement en son regard.

La Toyota est là pour éviter que le regard soit capté par autre chose que ce père qui tente de remettre un peu d’ordre dans le monde. Discrète, elle est au diapason du film, qui tourne autour de la tension entre présence et absence. Et c’est cela, la discrétion : une présence absente. Une absence tellement dense que, si ce qui manque n’est pas tout à fait ici, ça plane, là, c’est dans l’air. La discrétion, ça a forcément une gueule d’atmosphère.

La Camry est quasiment une voiture invisible. Effacée, elle est pourtant omniprésente sur le continent nord américain. Elle est l’accompagnatrice idéale des vies insignifiantes. Elle est aussi cette tapisserie beigeâtre, ou grise, sur laquelle l’étonnant, et l’inquiétant peuvent le mieux transparaître. Ici, réduite au statut de mode de déplacement, elle joue le rôle de chariot de travelling, devant un paysage comme on en voit partout, avec au premier plan un père comme il en existe tant, qui pourtant va, le temps d’un coup de fil, et l’espace d’une ligne droite, sortir de l’ordinaire. Le monde étant ce qu’il est, il n’y a rien qui puisse mieux en témoigner que les signes insignifiants.

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