There’s steam on the window screen

In 156, Art, Clips, E36, Série 3
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Un minibus débordant de ses propres passagers glisse dans un mélange de brume et de poussière. 

Il faut peu de signes pour discerner l’ailleurs, l’espace d’un possible un peu moins encadré que le nôtre. Voyager sur le toit, ne pas se tenir sa droite, rouler de travers, en sinusoïde sur le ruban de goudron, ce sont autant d’attitudes automobiles impossibles par chez nous, sans doute parce que l’espace est structuré selon l’usage de l’automobile, que le paysage est dessiné pour elle, et que les infrastructures sont le déploiement dans l’espace des règles qui encadrent l’usage de ce moyen de locomotion. Parce que l’automobile est née ici, la gestion du territoire a accompagné son apparition et c’est comme si auto et paysage s’était épousés l’un l’autre. 

Dans cet ailleurs, le fait qu’on puisse circuler sur le toit de son propre véhicule ne signifie pas que ce soit autorisé, mais l’automobile se trouve là comme un corps étranger qui ne peut demeurer là qu’au prix d’un déséquilibre permanent avec un paysage qui n’est pas prévu pour l’accueillir. Dans ces espaces trop vastes, il est impossible de maintenir un ruban de goudron propre alors que les vents déplacent à sa surface des montagnes de sable. Tout semble suspendu à une propension incroyable à ne pas achever les choses, non pas qu’on manque de la volonté ou de l’aptitude à le faire; c’est plutôt qu’on préfère  laisser les choses en suspens, ouvertes, ça cultive la dimension du possible, en évitant soigneusement l’enfermement de l’achevé. Parce qu’être achevé, c’est être mort. 

On a du mal, nous autres, avec cette liberté. Culturellement, on est bien davantage attiré par les contextes encadrés, sécurisés, légiférés. Et pourquoi pas. L’écueil, c’est de juger un espace en prenant l’autre comme repère et référent. Le risque, c’est d’insinuer qu’il y ait un standard de développement qui doit être atteint de la même façon, partout. 

Spontanément, on a un peu de mal avec les images d’une certaine forme de folie douce s’emparant de ces autres automobilistes. La simple idée qu’on puisse se réunir en bandes avec des bagnole qu’on va maltraiter sous les regards, les encouragements et les applaudissement d’un public complice, ça nous hérisse le poil, parce qu’on y voit un irrespect. Et c’en est un, en effet. Un irrespect des règles de sécurité, un irrespect de l’ordre, du soin porté aux choses. Mais il faudrait qu’on se demande s’il n’y a pas, aussi, dans cet espace non contrôlé, une dimension de la réalisation de soi, et une autre forme de respect, en particulier celui du principe de mouvement lui-même, qui nous est devenu si étranger : le summum de ce dont nous sommes capables, c’est ouvrir la vitre de la voiture à vitesse raisonnable pour faire surfer notre main dans les vagues du courant d’air. 

Il se trouve que ce clip s’ouvrant sur ce minibus surchargé, Bad Girls, de MIA, est réalisé par Romain Gavras, qui est aussi l’auteur d’un autre micro-film, pour le regretté DJ Mehdi, intitulé Signatune.  Le premier est tourné au Maroc, le second dans le nord de la France. Tous deux ont pour objet une concentration de voitures. Et on pourrait faire un comparatif édifiant entre les deux univers, l’un figé dans ses traditions, où l’on surprotège une voiture qui n’a plus aucun sens, au point d’être exposée comme une oeuvre d’art absurde au milieu de la rue, alignée avec les autres, jaugée et évaluée selon des critères qui n’ont plus rien à voir avec la définition originelle d’une automobile, et l’autre où on malmène la mécanique, où on se contrefout des rayures sur la peinture et de la tôle cabossée, roulant sur deux roues, explosant les pneus à force de déboîter le train arrière à grands coups de frein à main, grimpant à cinq dans une berline éreintée pour lui faire rendre les tripes à force de drifts. D’un côté, la route, de l’autre, le parking. Le mouvement, l’arrêt. L’élan vital, et la mort lente. On reviendra une autre fois sur Signatune, parce qu’il mérite qu’on lui consacre un article entier, on se contente ici de ce simple face à face, à distance respectable. Et en faisant ce parallèle, on mesure la distance qui sépare ces univers automobiles. Nous ne semblons pas vivre sur la même planète.

Ce qu’il y a de saisissant avec le Bad Girls de MIA, c’est qu’on y trouve exactement tout ce que la publicité automobile ne peut pas faire. Il y aurait mille choses à dire sur la maltraitance mécanique, qui n’est pas la même ici, que celle qu’on peut voir mise en scène sur des vidéos tournées dans des pays extrêmement riches, dans lesquelles on voit des abrutis martyriser des oeuvres d’art mécaniques, ravageant des V12, torturant des bagnoles construites à la main par des ouvriers dont le travail est totalement méprisés par ces enfants gâtés qui ne savent pas, justement, ce que c’est que travailler. MIA ne tourne pas son clip à Dubaï, mais au Maroc. Et on n’y saccage pas des bagnoles hors de prix. Ici, c’est le royaume de la berline européenne exportée en seconde vie outre-Méditerranée, afin d’y couler ce qu’elles imaginaient être une douce retraite une fois que les européens les ont suffisamment usées pour qu’ils les remplacent par un modèle plus jeune. Bienvenues, les BM E36, les alfa 156 à bout de course. Venez trouver sur ce goudron une gloire presque posthume. Les européens vous croyaient mortes, vous voici ressuscitées et plus vivantes que jamais. 

J’ai une tendresse particulière pour ce clip, ne serait-ce que pour cette raison : j’ai, par le passé, beaucoup roulé dans une 156 très exactement semblable à celle qu’on voit ici exploser son pneu arrière droit en plein demi-tour au frein à main. Evidemment, je n’ai jamais osé la soumettre à un tel traitement. Je la respectais trop pour l’abîmer, et ce d’autant plus que cette voiture avait une histoire, un peu familiale. Et pourtant, à la voir évoluer, au milieu de cette petite foule survoltée, lancée dans des mouvements gratuits ne menant nulle part mais du coup, détachée de sa fonction de moyen de locomotion, s’échappant de nos critères habituels d’évaluation (il est logeable, le coffre ? Et les plastiques, ils sont moussés ? Et le capot, il a des vérins ?…), elle est ramenée à sa fonction poétique : de jolies formes embarquées dans un joli mouvement. Et ce que ce clip met en scène, ce n’est pas la simple image de bagnoles cools lancées dans des trajectoires ludiques, c’est la joie partagée de les avoir en main, d’en être les passagers ou les acrobates, quand il s’agit de faire le fou-fou à la portière, ou de s’asseoir en équilibre sur son flanc tandis qu’on roule sur les deux roues latérales. 

MIA et Gavras sont, ici, d’autant plus iconoclastes que, non seulement ils mettent à mal l’image sacralisante que nous avons de l’objet automobile, mais ils cassent aussi la représentation que nous avons de la femme en général,  du sort fait aux femmes dans les pays arabes en particulier, et de la place qu’on leur laisse dans la bagnole tout particulièrement. De plan en pan, on ne peut pas passer à côté de cette dimension particulière de Bad Girls, qui fait de ce clip une pièce bien plus importante pour un féminisme un peu combattant que le poussif « Who run the world » de Beyoncé, avec ses Mercos d’opérette post-apocalyptique. Aucun propos, chez MIA, si ce n’est l’argument de la chute dans la folie. Une descente enivrante, exaltante, marrante, désinvolte mais attentive, foutraque mais appliquée, qui va du n’importe quoi routier à la mise en scène soignée du déplacement dans des abstractions automobiles en forme de break transparent aux lignes phosphorescentes, évoluant dans la nuit comme des formes biologiques originelles au fond de l’océan. Une chute, oui, mais une chute libre.

Le montage serré de Gavras laisse aussi la place à la contemplation, et aux portraits, comme si on pouvait lire à travers le mouvement bordélique quelque chose de plus beau, de plus élevé que la simple déjante collective. C’est à une véritable fête que le clip convie, avec tout ce que ça implique d’abandon de soi, de dessaisissement de sa propre identité, d’où les tenues loufoques, d’où les attitudes carnavalesques. D’où, aussi, une place inhabituelle faite aux femmes, loin d’être reléguées à la maison pendant que les mecs font la fête, elles sont ici partie prenante de celle-ci, même plus en tant que femmes, mais en tant qu’elles sont là, sans identité, pures formes de vie dont on n’attend rien, dont on peut être simplement les partenaires pour un mouvement partagé, comme une danse dans laquelle interviendraient les éléments du paysage, tels qu’une 156, ou un pur-sang. De fil en aiguille, ce qui était séparé (les hommes, les femmes) se mélange, les groupes s’interpénètrent, sans jamais qu’il soit question de relations d’individu à individu. Ce dont il s’agit ici, c’est d’un ensemble, et d’un partage. Ce ne sont pas les hommes qui invitent les femmes, ni l’inverse, c’est juste un mouvement effectué en commun. A strictement parler, c’est un peuple qui est ici filmé, et un peuple qui n’a pas besoin qu’un être supérieur les réunisse, car il se suffit à lui-même, dans la pureté de sa vie collective, dans la radicalité de sa fête. 

Ainsi, en quelques images flash se dessine un monde possible. Une bande de femmes brandissant soudainement des fusils mitrailleurs, qui font un tout petit peu penser au This is America de Childish Gambino, MIA se faisant les ongles assise à mi chemin de l’aile et du capot d’une série 3 en équilibre, un pur-sang cabré ou lancé au galop devant une escadrille de berlines allemandes usées jusqu’à la corde, Gavras parvient à mettre en scène une égalité simple, et stricte, entre hommes et femmes, précisément là où on ne l’attend pas du tout. Et je ne développerai pas cette référence ici, parce qu’il ne serait plus question de bagnoles, mais ceux qui sont amateurs de musique contemporaine et écoutent un peu The Blaze savent quelles émotions ambiguës peuvent naître au regard de leurs clips, quels troubles dans la représentation des genres ils peuvent faire émerger, et comment ces expériences fortes prennent racine sur les mêmes terres que celles que Romain Gavras met en scène, ici.

Il n’y a donc pas de malédiction à voir la bagnole demeurer, indéfiniment, un truc de mecs. Et pour autant, il n’est pas nécessaire non plus de mettre en scène des femmes adoptant, au volant, des attitudes réputées être celles des hommes pour que soudainement l’automobile ne soit plus l’espace réservé des hommes. Dans un espace où l’usage habituel de l’automobile – tant son usage concret, consistant à se déplacer d’un point à un autre, que son usage social, consistant à donner de soi-même une représentation économique – est aboli, alors il est possible de jouer avec ce qu’est, au fond, toute voiture : une machine à produire un mouvement auquel on peut participer collectivement. Et si on accepte que, homme comme femme, on soit un être en mouvement, alors l’égalité devient possible. Si on regarde bien, c’est ce que ne peuvent pas mettre en scène les publicités, parce qu’elles ont besoin de s’appuyer sur des catégories de population clairement identifiées pour développer leur discours. En revanche, les formes plus artistiques, telles que le clip, le film, peuvent se permettre de telles images, tout simplement parce que le mouvement est, aussi, leur carburant intime, parce qu’il s’agit de faire se déplacer des formes, et que les représentations que nous avons de ce que c’est qu’être un homme, ou d’être une femme, sont aussi des formes que, telles des mécaniques lancées dans de grandes glissades sur l’asphaltes, on peut faire danser. 

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