Sous le Sommeil exactement

In Art, Chevrolet, Clips, Impala
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Slider sans fin sur le ruban noir, suivre langoureusement le corridor formé par la double ligne jaune qui distribue de bout en bout les deux sens de circulation, flirter avec cette frontière comme on glisse aventureusement un doigt ou deux un peu trop loin au delà de la couture, sous le voile pudique du vêtement pour, d’une légère rotation exercée sur le cerceau du volant revenir aussitôt sur le droit chemin pour ne pas rompre le charme d’une promenade qui se satisfait fort bien, finalement, d’être canalisée par les glissières de sécurité el les lignes continues, privilégiant l’avancée à la bifurcation, attirée par le bas-côté sans pourtant y faire s’ébrouer les roues, préférant nettement caresser le bitume dans une translation infiniment lisse, un mouvement sans aspérité sur le goudron soyeux, visant l’horizon comme si la route était ce genre de long fleuve tranquille sur lequel aucun incident ne peut arriver, au point qu’on puisse y rouler en mode autopilot sans même vérifier si la machine maintient le cap et reste sur sa voie, parce que c’est là que se trouve le summum de la foi : quand on ne vérifie plus, quand on ne cherche plus de preuves et qu’on voue dans la progression longitudinale une confiance que rien, absolument rien, ne saurait troubler ; quand on a fait au Dieu V8 l’offrande de Super qui lui revient, il prodigue en ronronnant une pénétrante vibration qui invite hypnotiquement à l’assoupissement, au massage intérieur de tout ce qui peut être sensible aux doux martellement du moteur dont les explosions feutrées pianotent sur le clavier des vertèbres, pincent les cordes des clavicules, enserrent la nuque pour qu’elle s’abandonne à l’étreinte mécanique. Tes paupières sont lourdes, tu sens que ton cerveau se dilue pour mieux s’écouler dans les durits et se vaporiser dans le carburateur. Tu respires plus profondément comme une admission d’air qui s’ouvre tout à coup pour permettre à la mécanique de poursuivre son chemin en mode overdrive. Ta conscience n’est plus nécessaire, tu laisses le pilote automatique de ton psychisme prendre le relai et te conduire à l’oubli de ton port d’attache ; c’est le prélude de chaque Odyssée, la condition de chaque errance. Le monde glisse sans fin sous tes trains roulants. Tes yeux sont grand fermés sur le travelling sans fin qu’on projette sur l’écran cinémascope qu’est devenue ton âme.

Les oreilles bien calées au creux du V formé par les deux rangées de quatre cylindres, bercé par le glougloutement de l’alimentation et de l’expulsion des gaz brûles, il y a dans la rêverie automobile quelque chose qui ne relève pas nécessairement du tonnerre mécanique, une part plus profonde qui préfère le faste au fast, qui renoncerait volontiers au furious, pour toucher au gracious. Parce qu’on a fait de l’autopilot une espèce de singe savant numérique destiné à mettre en scène la virtuosité des systèmes automatiques bien plus qu’à servir réellement au quotidien (on ne le met en oeuvre que pour épater les potes, quand ils sont passagers, ou pour mieux se faire croire à soi-même qu’on vit dans une oeuvre de science-fiction), on a oublié la dimension profondément onirique de cette expérience consistant à être conduit plutôt qu’à conduire, à laisser la place du conducteur pour accepter d’être simplement mis en mouvement par autre chose que soi. S’en remettre à une compétence sur laquelle on n’a pas de contrôle direct, à laquelle on fait confiance pourtant, coûte que coûte. Laisser un autre que soi conduire, c’est revenir en enfance, à cette période durant laquelle la responsabilité de la conduite revient, entièrement, à celle ou celui que l’âge et l’ordre du monde désignent comme seul maître à bord. On se pose sur la banquette arrière, à moins qu’on soit si jeune qu’on y soit déposé par des mains adultes, on se laisse sangler à la structure du véhicule histoire de faire corps avec la mécanique, de ne faire plus qu’un avec la bagnole ; on peut alors fermer les yeux et se laisser aller, bercé par le mouvement chaloupé de l’engin, le lent balancement de l’habitacle sur les suspensions confortables. Le landau n’est en réalité qu’un carrosse en réduction, une nacelle suspendue à un chassis, grimpé sur des roues. Le cabriolet ou la convertible n’est qu’une évolution technique et stylistique du landau, destinée à des adultes qui rêvent d’être de nouveau bercés par le sentiment océanique que peut prodiguer une virée en passager dans une automobile grand ouverte sur le monde.


Il y a dès lors quelque chose de profondément sensé à regarder Charlotte Gainsbourg passer du volant à la position passagère dans le clip qui accompagne visuellement son nouveau titre, Blurry Moon. Réalisé par le directeur artistique de la marque Yves-Saint Laurent, Anthony Vaccarello, qui est aussi un producteur de cinéma pointu, collaborant avec des pointures comme David Cronenberg, Jacques Audiard ou Abel Ferrara, pour ne citer que quelques uns des auteurs qu’il a soutenus. Ce très court métrage musical est l’occasion pour lui de devenir auteur à son tour. Et comme souvent, quand on veut faire ses gammes cinématographiques, on recourt au plan-séquence. C’est ainsi que la mélodie aux accents réverbérés d’Angelo Badalamenti de Blurry Moon s’écoute le regard louvoyant autour d’une Chevrolet Impala convertible du début des années 70, cruisant sur une de ces routes dont la double ligne jaune est la signature culturelle, parcourant lascivement ce sillage de bitume ; à son volant, costumée de noir dans une attitude nonchalamment étudiée, Gainsbourg. Charlotte Gainsbourg. Et si on regardait cette entrée en matière dans le silence du mode mute, on aurait ces mots de Gainsbourg – l’autre – en tête :

Les ailes de la Rolls effleuraient des pylônes
Quand m’étant malgré moi égaré
Nous arrivâmes ma Rolls et moi dans une zone
Dangereuse
Un endroit isolé

C’est depuis l’aplomb du radiateur de cette Impala qu’on découvre le day-cruiser et sa pilote, les deux mains sur la barre, le corps calé entre le dossier de la banquette et l’immense portière. Cinématographiquement, Mulholland Drive est une zone dangereuse depuis que Lynch y a filmé le choc frontal d’une limousine et d’une berline, figeant la vie de son héroïne dans une pause qui constitue tout le mouvement-sur-image de son film, sa mise en boucle infinie, son éternel retour. Charlotte est-elle égarée ? Peu importe à vrai dire car à ce moment précis, elle roule au beau milieu de la route, le cabriolet répartissant sa masse de manière égale de part et d’autre de la piste jaune qui, telle la ligne électrique d’un circuit de petites voitures électriques, guide la convertible dans la bonne direction, quoi qu’on fasse à son volant. Comme souvent au cinéma, la voiture est un chariot de travelling comme un autre, et ce n’est pas le personnage qui conduit, mais celui qui se trouve de l’autre côté de la caméra, là où se trouve aussi, nécessairement, l’œil du spectateur, parce que lui aussi conduit et se laisse conduire tout à la fois.

S’égarer, quand on est seul à bord d’une automobile consiste à oublier qu’on est à son volant, à s’extirper de la place du conducteur pour en s’aventurer à en occuper d’autres. Et dans un habitacle découvert, il est tentant de devenir la figure de proue du véhicule, nez au vent, métaphore divinisée de la machine, dont elle est détachée tout en faisant corps avec la carrosserie :

Là-bas, sur le capot de cette Silver Ghost de 1910
S’avance en éclaireur
La Vénus d’argent du radiateur
Dont les voiles légers volent aux avant-postes

Hautaine, dédaigneuse
Tandis que hurle le poste de radio
Couvrant le silence du moteur
Elle fixe l’horizon
Et l’esprit ailleurs
Semble tout ignorer des trottoirs que j’accoste

Peut-on mieux décrire la silhouette de Charlotte Gainsbourg juchée au sommet du dossier de la banquette, surplombant la route au point de passer, imperturbable, devant le policier qui surveille la circulation sans que ce singulier attelage ne suscite le moins trouble en lui, comme si sur son passage cette déesse du mouvement apaisait toutes les tensions, tout ceci allant parfaitement de soi. Le geste de l’abandon au mouvement est un lent déploiement d’ailes, bras prenant appui sur le dossier de la banquette comme l’aile d’un faucon repose sur l’air pour y trouver cet invisible soutien qui lui permet de toiser le monde et en faire sa proie. Pas besoin de voiles figurant le souffle de l’atmosphère qu’elle pourfend. On a été assez abreuvé d’images figurant ces filets d’air pour les avoir en tête sans même avoir besoin de les voir. C’est là la puissance des figures surhumaines : elles provoquent en nous des visions qui dépassent l’image de leur propre apparition. Exquise esquisse, elle fend l’air sans autre effort que sa simple présence, altière, incarnant cavalièrement l’occupation féminine de l’espace en refusant de chevaucher à l’amazone : c’est à cru qu’elle monte son pur-sang, le regard rivé sur la skyline sous le ciel ocre.

Le cœur indifférent
Elle tient le mors de mes vingt-six chevaux-vapeur

Princesse des ténèbres, archange maudit
Amazone modern style que le sculpteur, en anglais
Surnomma « Spirit of Ecstasy »

Ou comment une femme pénètre l’imaginaire de son propre père pour prendre possession des lieux et les faire siens, faisant mieux que recueillir l’héritage en l’incarnant carrément pour devenir pour de bon cette figure de proue qui devance le conducteur et le guide sur le chemin.


Le territoire étant conquis, il est alors temps de se retirer, et de passer du jour à la nuit. Le vaisseau progressant en pilote automatique, son capitaine peut s’autoriser un moment de rêverie, passant à l’arrière pour ne plus occuper la passerelle de commandement. D’un geste, Charlotte enjambe le dossier, qui est aussi une frontière entre l’avant et l’après, adulte et enfant à la fois, comme on peut l’être quand les parents ne sont plus là et qu’on demeure le seul signe visible de leur existence passée, leur impossible et pourtant réel prolongement ici-bas. Il n’y a rien de plus beau que de se laisser conduire par l’absence. C’est le propre de toute religion et, plus largement, de toute forme d’espoir : placer la suite des événements entre les mains d’une supposition, d’une présence sentie sans être pourtant perceptible.

Si Rest était un album musicalement porté par les structures rythmiques et mélodiques gainsbourguiennes, digérées et reconfigurées de main de maître par Sebastian, Blurry Moon prend davantage de distance, comme si le deuil effectué il s’agissait maintenant de tracer la route plus loin, seule maîtresse à bord d’une existence qui a désormais largué les amarres, rompu les attaches, découvrant que la seule figure qu’un père puisse fantasmer à l’horizon, le devançant en éclaireuse divine, c’était nécessairement sa propre fille. Etait-ce moi qui me trouvais dejà-là, par avance hors d’atteinte ? Le deuil de ses parents consiste à réaliser que l’étrange attelage qu’on faisait avec eux fonctionnait en réalité à l’envers de l’image qu’on en avait, inversant dans le rétroviseur les places respectives que les uns et les autres croyaient occuper. N’est pas le fil conducteur d’une automobile celui qu’on croit. Et s’il lâche le volant, il est alors temps d’occuper la banquette arrière, quand bien même ce mouvement semble absolument paradoxal. Le cycle de la vie ne s’accommode de la mort que dans la mesure où tout ça n’est qu’un infini échange des places. On a beau rompre avec ses amarres, on laisse derrière soi un sillage qui rappelle simultanément d’où on vient, et quel chemin on a soi-même tracé. Et devant soi, on a la vie.

Et si tout n’est que travelling, celui ci s’accompagne d’un autre déplacement, qui nous fait passer d’un côté à l’autre de l’objectif. D’abord regardée, on devient celle dont le regard se porte sur la vie, pour la simple raison qu’il n’y en a plus d’autre pour se faire une image des choses et de soi. En tenue de deuil, à bord d’une voiture couleur de soleil noir, Charlotte Gainsbourg est la passeuse qui roule à travers le Styx pour faire le voyage retour, une fois les défunts déposés sur l’autre rive de la chaussée. La lumière exacte du soleil étant passé au-delà de l’horizon, tout n’est plus que brume sous la lumière diffuse de la Lune voilée.

Blottie sur la banquette arrière, la tête en appui sur l’aile, unique passagère de son navire, on peut avoir suffisamment confiance dans le cours nécessaire des choses pour fermer les yeux, se laisser bercer par le glissement de la coque sur l’asphalte et sombrer sous le sommeil, exactement.

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