« The revolution will put you in the driver’s seat »
Gill Scott-Heron, The Revolution will not be televised
Il est rare qu’une publicité pour l’automobile affiche frontalement un discours véritablement politique. Le plus souvent, on en reste aux convenances et politesses d’usage. Audi par exe:ple, aborde régulièrement la politique, mais toujours par la bande, sans avoir l’air d’y toucher. Sans même parler des spots mettant en scène la direction de la marque dans une ambiance Humanité 2.0 un peu glaçante, la marque nous raconte souvent, dans ses films plus fictionnels, la vie des jeunes cadres dynamiques carburant au No pain no gain, sacrifiant leur existence pour augmenter leur pouvoir d’achat, approcher l’étage N+1 de la tour et se l’offrir cette Audi qui leur permettra – enfin ! – de ne plus se taper la honte sur le parking en arrivant en Golf. La situation pourrait être lue politiquement, mais elle n’est pas mise en scène comme telle : Audi présente toujours les rapports sociaux comme s’ils étaient dictés par des lois naturelles confrontant dominants et dominés, les hiérarchisant selon la force dont ils disposent ; et la force dont ils disposent, c’est tout simplement l’argent. Ces rapports de force, Audi les mettait en scène en 2003 pour faire la promotion de l’A3, dans un spot titré Fascination, au style enlevé comme un jeune cadre dynamique, plutôt bien foutu, réalisé par Jeff T. Thomas. Rien de frontalement politique là-dedans, mais en réalité un discours sur la lutte des uns pour accéder à la classe des autres, et sur les efforts qu’ils devront faire pour entrer dans le club select de ceux qui peuvent regarder les autres de haut. Or ces rapports de force, en réalité, c’est l’Etat qui est en charge de les réguler pour que les plus costauds ne puissent contraindre ceux qui le sont moins, dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Sinon, ça finit en saison 7 des Walking Dead. Et c’est mine de rien exactement cette absence de politique que, souvent, Audi met en scène dans sa promotion.
Mais récemment, deux spots français mettaient en scène ce genre d’épisode tout particulièrement politique que nous connaissons bien par « chez nous » : la révolution. Parce que deux marques, Citroën et Renault, sortent quasi simultanément un modèle, chacune, destiné aux masses populaires, les équipes marketing ressortent de la mémoire collective l’idée du soulèvement afin d’injecter dans la nouvelle C3 d’un côté et la R5 de l’autre, un esprit frondeur qui est toujours susceptible de séduire le peuple, qui est toujours prompt à se laisser brosser dans le sens du poil, oubliant que se laisser caresser c’est aussi se laisser endormir.
Ce qui nous intéresse ici, c’est que bien que les films réalisés par Fredrik Bond pour Citroën et Sebastian Strasser pour Renault s’appuient tous les deux sur la notion de révolution, ils sont l’un et l’autre fondamentalement différents, tant dans l’humeur, dans la forme, dans le ton, que dans la définition que l’un et l’autre donnent de cette notion. Et ce qui nous intéresse encore plus, c’est que pourtant, au-delà de leurs différences évidentes, l’un et l’autre tiennent sur la révolution un constat semblable, qui est dû au fait qu’ils participent tous les deux à un dispositif général qui n’a, en fait, aucune intention révolutionnaire, parce que si une révolution réelle avait lieu, ce dispositif en serait la cible, et non l’acteur.
Back from Suffragette City
Ca commence comme un clip de Mylène Farmer : la noblesse filmée au ralenti dans un de ses moments d’égarements décadents. On s’empiffre, on se baffre, on gâche la nourriture, on s’amuse comme des enfants inconséquents tandis que le petit peuple, lui, s’use à servir la noblesse infantile qui l’asservit. Ce monde là connaît le mot « effort » comme la moitié masculine de l’humanité connaît le mot « accouchement » : par ouï-dire, et à distance, et dans le plus grand des mépris envers les laborieux, les serviteurs, et absolument aucune envie de partager leur sort. Aucune ambiguïté sur ce qu’on observe : il s’agit d’habitudes « fin de règne », de cette ambiance de derniers soldes avant liquidation au cours desquels ce qui reste de marchandise est consommé vite fait mal fait par ce qui reste de favorisés capables de se l’accaparer, préférant la dilapider et la détruire plutôt que laisser des manants y accéder. Si on ne partage pas la richesse en temps d’abondance, on ne va pas s’y mettre en période de restrictions.
Le problème, quand la publicité met en scène la révolution, c’est de savoir dans quel camp se trouve le produit : du côté des dominants ? Ou de ceux qui cherchent à, enfin, s’émanciper ? La bonne réponse, quelle que soit la campagne de pub, c’est « ni l’un, ni l’autre ». C’est à dire, les deux. Parce que personne n’a envie de s’acheter une bagnole de victime. Et parce que « en même temps » la publicité nous indique ce vers quoi on est censé aller. Ici, la C3 n’est pas la charrette des révolutionnaires. C’est la calèche de la noblesse, attendant soigneusement dans les écuries qu’un cocher en prenne le volant, à moins qu’une duchesse Diana style se mette en tête de la conduire elle-même pour aller crâner dans les faubourgs. Après tout, à l’origine de l’élan révolutionnaire, il y a une forme de convoitise : on voit les privilèges de ceux qui sont au pouvoir et on s’organise pour en bénéficier à son tour. Parce que y a pas d’raisons. A strictement parler dès lors, toute publicité est un appel révolutionnaire : regarder George Clooney siroter le dernier argeggio disponible, c’est avoir la soudaine envie de prendre sa place. Et si jamais on ne sent pas cette pulsion monter suffisamment vite en soi, on glisse Jean Dujardin en intermédiaire, histoire de le regarder faire le boulot à notre place, lui, le prolo du cinéma français entrant en lutte pour l’accession à la caféine contre la star mondiale. Toute publicité nous met sous les yeux un modèle de comportement. Et celui-ci est toujours le même : s’accaparer ce qui jusque là ne nous était pas disponible. On se souvient du tout premier slogan de l’iphone ? « Si vous n’avez pas un iphone, virgule, vous n’avez pas un iphone ». Sous-entendu, il est pas fait pour vous, il ne vous est pas destiné. C’est le téléphone des « autres ». Et maintenant qu’on a mis le doigt sur ce privilège, vous seriez capable de tuer pour y accéder. Bref, on a excité en vous la fibre révolutionnaire.
Si on est capable de se foutre sur la gueule au rayon petit-déjeuner du supermarché local juste pour mettre dans son caddie un ou deux pots de Nutella en promotion, on doit être capable d’attaquer Versailles façon Chute de la Maison Blanche pour poser son cul de prolo dans le siège conducteur d’une Citroën C3 flambant neuve. La manœuvre est habile. On sait bien que cette voiture est purement roturière, issue d’un modèle conçu pour des marchés autrement plus modestes que le nôtre, selon des normes nettement moins exigeantes aussi, à tout point de vue. On le sait, mais ce n’est pas ce que le marketing souhaite mettre en avant. Au contraire : la C3 serait le privilège des nantis, le luxe que peuvent s’offrir les privilégiés, et le soulèvement populaire permettrait justement d’y accéder enfin et de chipper aux riches leur jouet, afin de passer à son tour du bon temps.
Ironie de l’histoire : d’ici peu, le luxe ne sera plus de se payer une voiture électrique, ce sera d’avoir les moyens de la recharger. La véritable révolution consisterait à voler l’électricité elle-même, pas la bagnole. Mais la publicité se gardera bien de nous montrer cette scène, pourtant beaucoup plus révolutionnaire sur le fond. Faudrait pas mettre dans la tête du véritable peuple l’idée de nationaliser la distribution d’energies non renouvelables.
La révolution filmée par Fredrik Bond est purement ludique. Et le plus étonnant, c’est qu’elle le soit pour tout le monde : tant pour les insurgés que pour ceux qui sont la cible de cette rebellion. C’est là que s’arrête la comparaison avec les mises en scènes façon 17e siècle de Laurent Boutonnat : pour Citroën on ne sort ni sabre, ni mousquet. Ici, on s’entarte, on vise l’adversaire au croquet, on fait la course dans le parc, on tente de se capturer avec des filets de tennis. En fait, on joue à faire la révolution plutôt qu’on ne la fait réellement. Coup d’Etat d’opérette, insurgés de comédie musicale, tout est factice et bon enfant. Finalement, l’ordre politique ne sera pas subverti : la noblesse demeure dans son palais, les grilles l’empêchant certes de partir à la poursuite de ses C3, mais la protégeant aussi de la dictature du prolétariat. Les sous-fifres, eux, prennent la poudre d’escampette à bord de leurs nouvelles montures mais ils ne prennent pas d’assaut le pouvoir, dont ils se contrefichent.
Cette révolution, donc, n’en est pas une puisqu’elle fait jouer entre elles deux classes sociales dont les places sont déjà définies. Et aucune ne compte remettre en cause cet ordre établi. La preuve ? A elles trois, et si elles roulent dans le bon ordre, les voitures volées forment le drapeau tricolore, seul symbole national de la République. Or, si ces voitures bleu, blanche et rouge sont subtilisées à la noblesse, c’est bien que celle-ci avait déjà adopté les couleurs républicaines, et ce jusque dans ses garages. Il n’y a donc là aucun renversement. Il s’agit bien d’un simulacre au cours duquel les classes sociales miment une inversion des places qui, en réalité, n’aura pas lieu. Le seul enjeu, c’est la C3, sur laquelle le peuple fait main basse pour se faire croire, le temps d’un trajet au moins, qu’il est de la haute.
Sociologiquement, derrière la fantaisie, se trouve un constat plutôt pertinent : il n’y a pas plus modeste dans ses choix de consommation que la noblesse véritable. Ceux qui sont riches n’ont pas besoin de montrer qu’ils le sont, puisqu’ils le sont. D’où des choix d’achat un peu contre-intuitifs pour le commun des mortels : en gros, en matière de bagnoles comme pour tout le reste, la noblesse bourgeoise se fout vraiment du standing de ce qu’elle s’offre. Ce qu’elle vise, c’est la praticité, le fait d’en avoir » pour son argent » ; elle est assez réaliste dans ses options, ne se laissant pas bercer par le narratif dont le marketing aime enrober tout ce qu’il tente de vendre. Dès lors, il n’est pas faux de vendre la C3 comme une voiture bourgeoise. Après tout, l’AMI, toute modeste qu’elle soit, est en réalité plébiscitée par des familles qui le sont en fait beaucoup moins, tout comme elles adoraient jadis l’austérité de la Méhari. La C3, ce pourrait être le C15 2.0, cette voiture dont on ne voit pas aujourd’hui qu’elle sera culte plus tard, bien plus tard même. La voiture de ceux qui aiment prouver qu’ils n’ont rien à prouver.
Au commencement, étaient les ténèbres
Pour la R5, la révolution se passe sur un tout autre plan. On ne saurait dire si The Climb, le film de Sebastian Strasser, se situe après l’apocalypse du monde, ou à la genèse de celui-ci. Mais les deux extrémités de l’histoire ne sont peut-être qu’un seul et même moment, comme dans Le grand Pouvoir du Chninkel de Jean Van Hamme. Ici, pas de soulèvement populaire, pour une bonne et simple raison : il n’y a pas de peuple. A une exception près, il n’y a dans ce monde pas âme qui vive. Un peu comme dans le plan d’ouverture de Rencontres du troisième type, ça commence par un faisceau lumineux qui traverse l’atmosphère, perforant la nuée sur son passage. Chez Spielberg, on croit voir débarquer les aliens dès la première scène, alors que ce sont les phares d’un Land Rover qui traversent, ambigus, un paysage trop peu lisible pour qu’on en saisisse les proportions réelles. Chez Strasser, le lien entre le ciel et la Terre se fait par l’analogie formelle entre la signature lumineuse d’un bolide trouant l’atmosphère et le faisceau d’une lampe frontale traçant la trajectoire d’un humain, tout d’abord au ras du sol. Deux sources lumineuses semblent converger l’une vers l’autre au beau milieu des ténèbres, comme si soudain dans un monde aveugle surgissait la lueur d’un espoir, la possibilité d’une nouvelle naissance.
Attiré par le météore, un homme (le dernier ? Non, on dirait plutôt qu’il est le premier de son genre) franchit des barrières d’épaves automobiles, entassées là comme des barricades trop peu développées pour l’arrêter. Il est agile, il connait manifestement ce territoire pour l’avoir parcouru, exploré, pour en connaître les reliefs simples ; il maîtrise les techniques qui permettent au corps humain de demeurer mobile là où la bagnoles, par essence symboles de la mobilité, se sont transformées en une montagne immobile qui contraint chaque mouvement, barre le paysage et empêche le moindre déplacement. Terrien terré sur la surface de sa planète, il est terrassé par l’amoncellement de cadavres automobiles formant autour de lui une chaine de montagnes tellement élevée qu’elle suffit, à elle seule, à obscurcir ce qui semble être le monde entier. Mais la lumière appelle la lumière : par effet d’attraction cet homme se rue vers ce messager de l’au-delà fondant vers le sol comme un éclair frappant la Terre au ralenti. Bon grimpeur, il empoigne une première carrosserie, puis une seconde et continue ainsi son ascension, les reliefs acérés des carrosseries anciennes offrant de nombreuses prises, des saillies au fond desquelles peuvent se glisser deux ou trois doigts sur lesquels pourra s’exercer la traction du bras tout entier, hissant toujours plus haut ce corps lancé dans son ascension vers le ciel. Et, surprise, passées les premières hauteurs, l’atmosphère s’éclaircit. Il fait moins sombre dès qu’on prend de l’altitude. Ce n’est donc pas que la planète soit plongée dans l’ombre de l’univers ; la Terre est bien éclairée par le soleil mais le cimetière d’épaves s’est élevé tellement haut qu’il empêche désormais les rayons du soleil d’atteindre le sol, plongeant ce qui reste d’humanité dans un noir définitif.
Si ce spot est surprenant au premier abord, c’est parce qu’à la différence des autres marques, qui font un peu comme si de rien n’était, jouant les innocentes afin de se dédouaner par avance de tout constat pessimiste sur la possibilité de maintenir la vie sur Terre, ce film semble faire acte de repentance : les sédiments accumulés qui forment cette montagne sont en fait d’anciennes Renault, empilées là au fur et à mesure de leur cycle de production / consommation / destruction, au fil du remplacement de chaque modèle par un autre tous les quoi, cinq ou six ans an moyenne. Autant de voitures particulières, autant de fois une bonne grosse tonne et des poussières de métal, de plastique, et pour chacune d’entre elles, des hectolitres et des hectolitres de pétrole avalés, puis régurgités sous forme de gaz eux-mêmes chargés de particules lourdes pour certaines, beaucoup plus volatiles et discrètes pour d’autres.
Mais voila, nous sommes ainsi faits que devant cette casse automobile agrandie à une échelle quasi planétaire, on ne perçoit pas ce que celle-ci a de catastrophique : l’esprit est absorbé dans d’autres types de pensées : Oh ! Une Fuego. Tiens ! Un Express en version familiale. Wow, une Renault Alliance, mais non, deux Alliance à deux ou trois vieux modèles de distance ! La nostalgie qui nous submerge immédiatement est telle que tout le reste passe au second plan. D’ailleurs, ces voitures finalement sont l’échelle de Jacob à laquelle le héros s’agrippe pour grimper vers le sommet, elles lui fournissent une aide, chaque porte offrant une poignée qui peut être saisie. Une R18 forme une plateforme en surplomb à laquelle on peut s’accrocher en cas de chute. Le seul véritable danger vient non pas d’une voiture, mais d’un camion citerne tombant du ciel, de tout son poids. Finalement, il en va du pétrole comme de la drogue, le problème, ce n’est pas le consommateur, mais le fournisseur.
Tel Moïse grimpant jusqu’au sommet du Sinaï, ce prophète gravit, étage après étage, strate après strate, les vestiges chaotiques du passé, accumulés là comme autant de péchés à absoudre. Comme si l’enfer était pavé de carcasses vidées de leur substance, après que celles-ci aient vidé le monde de ses propres ressources. Vampires sur les rotules de direction, parasites ayant usé jusqu’à la corde le monde avant de disparaître à leur tour, dinosaures pétrovores passés de vie à trépas avant même que surgisse de nulle part, perforant le ciel couvercle de la planète cocote-minute, traversant tout l’univers, aussi vite que la lumière, la fantastique R5, arrivant du fond des temps, comme un soleil éblouissant. Et c’est comme si le temps était soudainement retourné, rachetant la marque de ses péchés. La R5 ne peut pas être l’héritière de ses ancêtres, puisqu’elle en est elle-même l’ancêtre. Dans une perspective kubrickienne, façon 2001 l’Odyssée de l’espace, elle débarque sur Terre telle un fœtus astral, aïeule plus ancienne encore que les plus anciens aïeux qu’on connaisse, immaculée conception encore vierge de toute forme de péché, lavée de tout soupçon parce qu’elle ne participe pas à l’essence des autres voitures, celles qui sont véritablement coupables, puisqu’elles boivent du carburant liquide.
Sebastian Strasser redonne au mot « révolution » son sens premier : plus qu’une rupture, c’est le point de jonction entre la fin de l’Histoire et son début, comme on dit de la Terre qu’elle effectue en 365 jours sa révolution autour du Soleil. Surgissant du ciel profond, la R5 débarque pour recommencer à zéro une histoire qui semble être parvenue à son terme. Comme si une impasse s’achevait en s’ouvrant sur sa propre entrée. On recale les pendule et les compteurs, on expurge les comptes, et on repart sur des bases saines.
Il y a un point commun entre ces spots : si tous deux mettent en scène la révolution selon des points de vue très différents, ils se mettent tout de même d’accord pour installer ce renversement décisif hors du monde tel que nous le connaissons. Hors du temps pour Citroën, dont le spot se déroule dans un passé tellement hypothétique et fantasmé qu’on peut être certain qu’en fait il n’est jamais advenu. Hors de l’espace pour Renault puisque cette rencontre entre un homme et un être surpuissant semble se faire en dehors de tout territoire connu, dans un no man’s land qui a toutes les caractéristiques d’une dystopie. Rien d’étonnant à cela : il s’agit tout de même de spots commerciaux, et le commerce a horreur des ruptures, préférant une avancée linéaire du progrès. Il ne faut pas s’y tromper : dans tout commerce, il faut bien qu’il y ait un gagnant, et un perdant ; et si le secteur commercial souhaite faire durer l’ordre mondial tel qu’il existe, c’est parce qu’il y trouve son compte. Dès lors, quand le marketing fait la promotion de la révolution, il préfère qu’elle se passe dans un ailleurs situé le plus loin possible de son propre terrain de jeu, sous la forme d’un jeu, ou d’un mythe.
Historytelling
Politiquement, le risque pris dans la mise en scène d’une révolution de toute façon impossible est forcément payant. Il suffit de regarder la gauche à l’oeuvre pour le comprendre : on peut passer une vie politique entière à vivre des rentes de l’espoir révolutionnaire, en faisant tout son possible pour que le grand soir soit repoussé à demain. Et ne nous mentons pas : en tant que citoyen on peut aussi, toute une vie, se donner bonne conscience en affirmant être de gauche tout en croisant cependant les doigts pour que, jamais, une véritable politique de partage ne soit mise en oeuvre, de peur d’avoir trop à y perdre. On peut chanter l’internationale place de la République à la fin de la manif’, puis rentrer chez soi et vérifier que ses biens immobiliers prennent de la valeur selon le plan conçu au moment d’investir le pécule reçu en héritage. On peut porter une casquette de Gavroche et entretenir de très bonnes relations avec son conseiller bancaire. Et déplorer une politique de droite dont, en fait, on compte bien bénéficier encore un peu.
Le marketing sait ça : la révolution est pour nous un folklore auquel on aime se rattacher, pour se donner le beau rôle, histoire de se raconter une belle histoire. Notre rapport à la politique est en réalité très proche de la façon dont les marques aiment construire un récit qui se veut collectif, pour inscrire leur trajectoire dans une histoire commune qui dépasse leur destin particulier, et en faire une aventure humaine, collective.
D’où la fréquente référence à l’histoire politique dans la publicité, et ce en particulier quand il s’agit de faire la promotion de l’automobile. L’association est assez naturelle : parler de moteurs, parler de véhicules, c’est parler de mouvement. Et l’histoire est précisément conçue comme un mouvement partagé par des masses considérables d’êtres humains. Dès lors, il est tentant de faire de l’automobile la métaphore physique de ce mouvement, quite à flirter parfois avec des orientations politiques un peu touchy. Par exemple, si on observe la communication de DS, on constatera que la marque caresse dans le sens du poil un imaginaire qui ne peut que plaire à l’extrême droite : Jeanne d’Arc dans la révélation de la DS3 CB par exemple. Carrément. La France chrétienne, les calvaires au croisement des routes en rase campagne, l’artisanat local célébré au point d’être à la frontière de l’évocation des corporations, le patrimoine rural et parisien à la fois, la terre qui ne ment pas, la vérité qui se trouve dans les traditions. Et les symboles nationaux, à foison : la Marseillaise, réinterprétée, les lieux de pouvoir, réinvestis, du bleu, du blanc, du rouge, et la Capitale, sous toutes ses coutures institutionnelles, réservée à ceux qui roulent dans le haut de gamme tricolore, auxquels sont ouverts les hôtels de la République, les musées que le monde nous envie, les boutiques et les défilés des grands couturiers. Si jadis le FN roulait en Peugeot, on sent que DS lance des signaux qui disent « Puisque vous vous rapprochez peu à peu du pouvoir, pensez à troquer la Renault Rafale fraichement intronisée voiture présidentielle contre une DS8 blindée, avec toute notre sympathie… »
Surfer sur la vague du présent, c’est parier sur des événements instables, particulièrement imprévisibles. Quand, en 2012, Chrysler met à contribution Clint Eastwood pour incarner la revanche que l’industrie automobile américaine doit prendre sur la crise industrielle qui la frappe, la prise de risques est minime : au fond du trou, on ne peut que donner l’impulsion pour remonter. Mais aujourd’hui, en Europe, bien malin celui qui pourrait prédire l’avenir, même proche. DS semble parier sur l’installation durable d’une droite conservatrice. Mais Stellantis, dernièrement, prenait le contrepied d’une telle orientation en s’appuyant une ambiance davantage « Front populaire » pour faire la promotion de l’ensemble de ses marques hexagonales :
Ici encore, il s’agit d’écrire l’histoire de telle façon qu’elle coïncide avec le message qu’on veut faire passer. Les congés payés pour tout le monde, les usines Peugeot dans lesquelles on travaille de père en fille, tout ce qui fait qu’une marque pourrait être fière de son passé industriel. Bien entendu, ce discours serait plus honnête si l’histoire réelle correspondait à la belle histoire que le marketing nous sert. J’ai, dans un autre blog davantage destiné à mes élèves, évoqué le très beau documentaire de Bruno Muel, intitulé Avec le Sang des autres, qui est consacré, justement, à la façon dont fonctionnait l’industrie Peugeot dans les années 70. Et on imagine bien comment les retraités de cette époque regardent aujourd’hui la façon dont Stellantis sort les images de leur contexte pour raconter la même histoire, regardée cette fois par ceux qui en ont le plus bénéficié : ceux qui ne travaillent pas à l’usine. On comprend mieux, en regardant le cynisme de cette communication, la désadhésion des employés pour leur propre entreprise, toutes marques confondues, parfois jusqu’au dégoût.
Quand l’ordre établi se fait passer pour ce qu’il n’est pas
L’évocation de la politique est-elle toujours cynique quand elle se développe à l’intérieur du discours marketing ? Deux images, juxtaposées, permettront de proposer une réponse. Distantes d’une trentaine d’années, elles mettent toutes les deux en scène la Révolution. La première est tirée du spot réalisé en 1986 par Raymond Depardon (rien que ça) pour la Citroën AX. On se souvient de ce petit film simultanément amusant et spectaculaire, puisque véritablement tourné sur la muraille de Chine, devant une population locale un peu étonnée qu’on puisse faire rouler une voiture d’un autre monde sur les surfaces accidentées de l’enceinte historique. Jouant d’une façon absolument légère avec l’histoire locale, le spot s’achevait sur le portrait d’un travailleur autochtone, tout sourire, faisant avec ses doigts le V de la victoire, qui est aussi un demi logo Citroën inversé. Autant dire que la révolution, l’ouvrier chinois ne serait pas près de la voir : trois ans plus tard l’Etat chinois matait les velléités protestataire de son propre peuple, place Tian’anmen, avec les méthodes qu’on sait. Sur les affiches de la campagne publicitaire, un très jeune enfant chinois reprenait la même gestuelle, sous ce slogan imparable : Révolutionnaire ! Trente ans plus tard, pour DS, Jeanne d’Arc reproduit le geste geste, sur le même slogan.
En trente ans, on est passé de la mise en scène de fausses révolutions à la mise en scène baudrillardesque de cette mise en scène. Parce qu’on est dans la communication pure, le signe de la chose remplace la chose elle-même. Et en l’occurrence, dans les années 80 on était déjà dans la pure signalétique. Alors en 2016, DS n’avait plus à nous servir que le signe du signe du signe… Ca a la couleur de la révolution, ça a l’odeur de la révolution, ça a le goût de la révolution, mais c’est du marketing. Le flacon, sans l’ivresse. Quand une marque fait de la politique, elle le fait toujours de façon ironique puisqu’elle ne peut pas croire sincèrement dans son propre discours. Une marque n’est pas citoyenne puisque sa seule motivation, c’est son bien propre. Or la Cité, ou la République, n’existent qu’à partir du moment où le bien commun devient une motivation au moins aussi importante que l’intérêt privé.
Reste que dans un monde ou la politique elle-même est une vaste entreprise de comm’, la publicité qui affiche ce genre de prétentions est finalement raccord. Dans l’antiquité, les relations commerciales étaient l’affaire des esclaves. Le mot « négoce » vient de cette place qu’on ne reconnaissait pas, jadis, à l’achat et à la vente dans le monde politique, qui s’intéressait à des questions plus ambitieuses : nec-otium, en latin, signifie l’absence de loisir. L’otium était le statut de ceux qui n’avaient pas à travailler, c’était la condition de vie des citoyens. Si un grec ou un latin antique étaient téléportés dans notre présent, ils seraient très surpris de nous voir quasiment tous travailler, car pour eux c’était une activité d’esclave. Mais ils seraient aussi inquiets de nous voir à ce point occupés à acheter des choses. Car l’achat était aussi une activité dans laquelle les hommes véritablement libres n’étaient censés sombrer. La publicité, quand elle s’occupe de politique, trouble les genres et les pervertit. Elle laisse penser que vendre et acheter, c’est un droit, alors que c’étaient jadis les activités typiques de ceux qui n’avaient pas de droits.
La publicité nous ment donc, sciemment. Mais elle le fait de telle façon que c’est un mensonge plein de charme. Dans le cas de Sebastian Strasser, ce travail d’illusionniste est d’autant plus manifeste que, si c’est la deuxième fois qu’on épingle ici son travail pour des raisons un peu politiques, son oeuvre entière témoigne au contraire d’un sens aigu de la citoyenneté. On y reviendra d’ailleurs prochainement. Le produit est un appât, l’achat est un pouvoir illusoire, puisque toute notre vie dépend du fait que nous achetions, qu’on le veuille ou pas. Si la révolution est un changement radical de nos modes de vie, et si l’achat est à ce point à la racine de tout, ce à quoi s’attaquera en premier toute révolution sérieuse, c’est aux principes mêmes de l’échange, et donc de la propriété. Il n’y a rien de révolutionnaire à vouloir prendre la C3 de la noblesse, ou à modifier l’énergie que consomment les bagnoles. Tant qu’il y aura à l’arrière des voitures un coffre pour y déposer les courses et les mettre à l’abri des passants, l’automobile demeurera une gardienne de l’ordre actuel des choses. La voiture est l’objet archétypique d’un temps ancien qui perdure encore un peu, celui de l’appropriation de l’espace.
On reconnaîtra la révolution à ceci : elle créera d’autres types de mouvements, d’autres rapports à l’espace et au territoire. On n’y parlera plus d’autonomie en termes de kilométrage, on ne se souciera plus de performances. On ne sait pas encore de quoi il s’agira, précisément parce que si on le savait déjà, il ne s’agirait pas d’une révolution.
On repérera la révolution à cet autre signe : elle ne nous sera pas livrée toute faite, déjà conçue par des ingénieurs, déjà construite par des ouvriers payés pour le faire, déjà marketée par des publicitaires chargés de nous la faire adopter. On ne s’assoit pas sur le siège passager d’une révolution. On est à ses commandes, les mains plongées dans le moteur. On ne la reçoit pas, pas plus qu’on ne la consomme. La révolution se fait. Elle ne s’achète pas ; car elle n’est pas à vendre.
Je suis totalement insensible au monde de l’automobile (pourtant, je vous lis) et de plus je n’ai pas la télé (je cumule…) J’ai donc découvert ici les spots dont vous parlez, et surtout l’analyse qui va avec. Brillante, à mon avis…ça m’a évoqué des souvenirs de Girard (mais c’est peut-être hors sujet, je vais aller le relire, tiens…)Merci pour ce remue-méninges !
Bonjour Nina, merci pour votre lecture, et pour votre retour ! Je pense aussi souvent à Girard, même si je ne le cite pas directement (en revanche, à l’inverse, quand j’évoque Girard en cours, c’est souvent par la publicité que j’illustre ses thèses !).